La Rivière-à-Mars/13

La bibliothèque libre.
Les Éditions du Totem (p. 160-170).


XIII


Pierre Maltais, au cours d’un de ses voyages à Chicoutimi, avait fait des arrangements avec les Price pour la coupe de quelques milliers de pieds de bois de pin au Lac Ha ! Ha !, sur le versant nord des Laurentides. Le fils d’Alexis Picoté commençait à exécuter le programme qu’il avait énoncé à Jean-Baptiste Caron au début de l’automne. Pour remplir son contrat, Pierre Maltais avait engagé un jeune homme de l’Anse-à-Benjamin, Jules Gagné, un expert à la grand’hache, qui devait passer l’hiver avec lui.

Quel hiver ! Depuis la fin de novembre, la neige avait tombé sans un jour de répit, le jour, la nuit, pendant des semaines et des semaines, tissant dans l’air une nappe immense à travers laquelle passait un jour blafard. Pendant les accalmies, le vent du nord se mettait à souffler, faisant tomber la neige des branches dans le col des bûcherons.

Malgré le froid, les sueurs sourdaient du torse et imbibaient les chemises, tandis qu’à mesure que la chaleur du corps la faisait fondre, la neige plaquait de nouvelles avalanches sur les épais tricots de laine.

Il en fut ainsi jusqu’aux fêtes, alors que Pierre Maltais et son engagé descendirent à Saint-Alexis.

Ils trouvèrent le village aussi enseveli que leur cambuse perdue au creux des montagnes blanches. Jamais depuis le premier hivernement des « Vingt-et-Un » on n’avait vu tomber tant de neige à la Grand’Baie. Alexis Picoté raconta à son garçon que certains matins de tempête, le chemin des voitures était au niveau des toits. Et Pierre, donnant le change, rappelait qu’au Lac Ha ! Ha !, certains matins, on ne pouvait apercevoir de son abri dans la neige que juste le bout du tuyau du poêle et le filet de fumée qui s’en échappait.

La conversation était engagée. Alexis continua :

— Mais vas-tu me dire, mon garçon, qu’est-ce qui te prend de faire des chantiers par une neige pareille ?

— J’ai un contrat, vous le savez. Maintenant, faut ben le mener jusqu’au bout. Puis, j’ai besoin d’un peu d’argent, au printemps.

— Pour te marier ? Mais je suis là, il me semble, Pierre. Pourquoi aller te morfondre ainsi sous la neige ? Il est vrai que le mariage que tu veux faire me plaît guère, va, mon pauvre Pierre. Mais, enfin, puisque c’est celle-là que tu as choisie, c’est ton affaire, quoi !

Le père, devant son fils, se sentit tout à coup gêné, petit, misérable, sur ce sujet qui faisait le tourment de sa vie, et le silence de la maison semblait l’impressionner davantage. Les deux hommes fumaient par à-coups précipités de leur pipe de plâtre. La mère, sa vaisselle lavée, s’occupait près de la table à ravauder un chandail apporté du bois par le garçon. Le gros poêle à trois ponts ronflait sous son attisée de bûches. Dans un coin, l’engagé, qui n’osait pas se mettre en route pour l’Anse-à-Benjamin, dormait sur sa chaise.

Après avoir aspiré quelques larges bouffées de sa pipe, Alexis Picoté prenant, sembla-t-il, son courage à deux mains, continuant, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre douce, l’expression de ses soucis, posa à son fils la question qui lui brûlait les lèvres depuis, pourrait-on dire, des années :

— Pierre, dis-le. C’est le temps ou jamais. Tu veux partir, hein ? Tu veux nous quitter ? Encore une fois, dis-le franchement. Ça vaudra mieux que ces manières de nous faire deviner, à nous, tes parents, ce que tu te gênes pas de dire aux autres, en arrière. Il me semble que ta mère et moi, nous avons le droit de savoir quelque chose là-dessus.

Le monotone tic-tac de l’horloge menaça de prendre possession de la pièce dans le silence qui suivit. Pierre, assis en face du poêle, les coudes sur les genoux, fixait les tisons incandescents qui crépitaient et qui lançaient des étincelles par les deux petites portes ouvertes du fourneau. Enfin, sans changer de position, il dit, comme s’il récitait une leçon :

— Eh ! ben, oui, si je trime si fort, cet hiver, au Lac Ha ! Ha !, c’est, je viens de vous le dire, pour me gagner un peu d’argent pour le printemps. D’abord, pour me marier, vous l’avez dit. Ensuite, pour partir. Qu’est-ce que vous voulez ? Je peux pas me faire à la terre. C’est plus fort que moi. J’aime pas ça. Je peux pas m’y faire. Vous le savez, vous l’avez vu. Je suis pas fait pour ça. C’est dit.

Le père et la mère écoutaient gravement. L’engagé et le chat ronflaient. L’horloge continuait son tic-tac. Alexis Picoté, la tête enfouie dans ses mains, à la fin murmura avec une amertume infinie :

— Pour lors, c’est donc ben vrai ?

Et il sembla à Pierre Maltais que sur les mains parcheminées de son père se crispaient de violentes colères.

Alexis songeait à cet ingrat qui le lâchait au moment où il lui devenait indispensable. Pouvait-il, lui, le chef des anciens « Vingt-et-Un », ne pas donner jusqu’au bout à ses vieux compagnons de la Baie l’exemple de la persévérance dans l’effort pour mener à bien l’entreprise commencée naguère par ceux de la Sainte-Marie ? Il mit du temps à maîtriser son premier mouvement. C’était terrible, ce qu’il venait d’apprendre si brusquement, encore qu’il s’en doutât depuis déjà des années. Mais ces années-là, années de doute et d’incertitude, de craintes et d’espoirs, ne comptaient que pour lui faire éprouver plus de rancœur accumulée devant l’aveu brutal qu’il venait d’entendre. Il sentit la catastrophe : le néant de sa vie et des longues misères qu’avait endurées sa pauvre Élisabeth, toujours en vain.

C’était à ses enfants qu’il songeait en travaillant. Et il n’a maintenant que Pierre, le traître. Et sa pensée, farouche, retourne vers ce triste soir où sur les cailloux de la Rivière-à-Mars on trouvait le cadavre de son pauvre cadet, celui qui partageait son ardent amour pour la terre, qu’il aurait si volontiers laissé à la tête de son domaine, sûr de sa pérennité. De ses deux fils et de son gendre, qu’il imaginait naguère dans ses champs, faisant naître autour d’eux la vie et la prospérité, retournant le soir, à la maison, au soleil couchant, dans le bonheur familial, de ses rêves qui avaient animé et soutenu le labeur de toute sa vie, la mort avait commencé par en faucher une partie, et, ce soir, la désertion achevait de les abattre. Maintenant, il resterait seul à lutter. Et cette lutte, il savait que faute de bras il ne pourrait la soutenir. La nature reprendrait ses droits. Mais penser qu’il deviendrait étranger sur ce coin de terre lui causait une souffrance sans nom. Ah ! les enfants, les ingrats ! Sans aucune douceur dans les yeux, il regarda Pierre. Aller servir comme un esclave chez les autres quand on pouvait être si libre en demeurant chez soi ; s’enfermer dans des usines sales quand on pouvait vivre au grand air ; n’avoir pour tout horizon que les murs étroits de maisons malpropres alors qu’on avait les champs, les bois, la baie !

Alexis Picoté ne desserra plus les dents. Il savait qu’il ne gagnerait rien, que des années peut-être avaient mûri, durci la décision de son fils. Il alla vers la boîte à bois, prit deux grosses bûches de bouleau dont il bourra le fourneau du poêle pourtant rougeoyant, grimpa sur une chaise et remonta l’horloge, réveilla l’engagé d’une bourrade et regarda par la fenêtre par où l’on voyait la neige furieusement tourbillonner. Puis il alla vers la porte qu’il ouvrit toute grande. Le vent s’engouffrant dans la pièce éteignit la lampe. Il dit avec calme :

— C’est la tempête des Fêtes. Le Nordet en a pour trois jours.

En effet, le vent souffla trois jours, et c’est à travers la tempête que Jules Gagné s’aventura le lendemain, veille de Noël, pour se rendre chez ses parents à l’Anse-à-Benjamin, marchant contre d’immenses nappes éclatantes de blancheur, faites de couches pressées les unes sur les autres et formant comme un tuf blanc, crayeux. Au milieu de cette étendue blanche zigzaguait en tranchées à demi-remplies, aux talus couronnés de balises de jeunes sapins, le chemin de Saint-Alexis à l’Anse-à-Benjamin. Aux abords de la terre, il y avait les affreux « bordillons », chaîne dangereuse de bourrelets de glace lézardée s’ouvrant comme des cratères le long des bords et qu’il fallait contourner longtemps avant de trouver le « chemin aux voitures ».

Alexis Picoté avait bien dit au jeune Gagné qu’il fallait être fou pour se lancer, par un temps pareil, à travers la baie. Mais le bûcheron n’avait voulu écouter ni Alexis, ni personne.

La nuit tomba plus vite ce jour-là, semble-t-il, pressée d’ajouter, aux tourmentes du vent qui siffle et de la neige qui cingle comme des coups de fouet, l’effroi de l’obscurité. Aussi, il faisait déjà noir, bien qu’il fût à peine quatre heures, quand Roger Larouche qui, la veille, s’était rendu à l’Anse-à-Benjamin chercher du grain, se mit en route pour revenir à Saint-Alexis, malgré la tempête. Mais il avait une bonne paire de chevaux attelés à sa traîne, et il connaissait la route même sans balises. La neige et le vent avaient fait à peu près disparaître toute trace du chemin. Rien pour indiquer la route improvisée que barraient d’immenses falaises de neige. Le froid était vif. Le vent sifflait et râlait. Les chevaux aveuglés marchaient péniblement, la tête baissée, se laissant guider au bonheur de leur instinct. Soudain, Roger Larouche, qui marchait en haletant derrière sa voiture, arrête ses bêtes d’un cri et d’un coup bref des cordeaux. Au bord du remblai d’une falaise qui fait le gros dos par-dessus le chemin, il vient d’apercevoir comme deux bras étendus. Il se baisse aussitôt et, de ses pieds et de ses mains, il fait un trou dans la neige que la poudrerie durcit, et il découvre le corps d’un homme. En une minute, il pose ce corps sur sa charge de grain, le couvre de son lourd capot d’ours, et presse la marche de ses chevaux. Il n’y avait pas de temps à perdre, si ce malheureux vivait encore. Le vent avait calmé un peu sa violence, mais le froid redoublé. Il mordait les membres et frimassait hommes et bêtes.

Le malheureux engagé de Pierre Maltais avait payé de la vie sa filiale témérité d’aller passer la Noël chez ses parents. Lorsque, arrivé chez lui, Roger Larouche déposa dans sa grand’salle chaude et claire celui qu’il avait trouvé au milieu de la baie, on reconnut Jules Gagné. Il était raidi dans le froid éternel.

Quelques heures après, la cloche de l’église paroissiale appelait les fidèles de Saint-Alexis à la messe de minuit pendant laquelle le curé recommanda aux prières de ses paroissiens l’âme du pauvre gars de l’Anse-à-Benjamin. Et, après la messe, quand Pierre Maltais, atterré, rentra chez lui, refusant l’invitation de sa mère au réveillon, il gagna son lit en murmurant, amer :

— La voilà encore, la vie, la belle vie d’habitant !