La Rose des sables/Les derniers Templiers

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Piazza (p. 133-155).


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LES
DERNIERS TEMPLIERS

Plus que les fantasias bruyantes dont nous fûmes régalés à l’arrivée, plus que les pétarades des hommes, les you ! you ! stridents des femmes, l’aigre et ronflante bourrasque des raïtas, des garbags, des reggis, des tamstams et des derboukas, instruments périmés ailleurs qu’au désert, plus que le défilé des bassours aux étoffes somptueuses, balançant, comme des caravelles de rêve, leur fragile fret féminin, ce qui me donna vraiment, dans cette lointaine oasis d’El Goléa perdue à mille kilomètres d’Alger, la sensation d’une Afrique stationnaire depuis des siècles et soustraite à la loi de l’universel écoulement, ce fut le débouché au petit pas, sur la place de Foucauld, des quatre cavaliers bleus qui composaient la délégation de la nation targuie*.

Quatre cavaliers, mais quatre chefs, dont un caïd, l’aménocal Oussi Ag Meni. Et, à la vérité, sur les épaules d’Ag Meni, flottait un grand manteau rouge de parade, et le voile ou litham enroulé à son cou, et qui lui montait jusqu’à la racine du nez, avait la blancheur d’un voile de communiante. Burnous rouge et litham blanc durent rentrer dans les cantines de la délégation quand elle reprit la route d’In-Salah, capitale du brûlant Tiddikelt. Et l’aménocal redevint un cavalier bleu comme ses hommes.

Quand je dis « bleu », il faut s’entendre. Ce bleu du Targui n’est pas le bleu barbeau, pas même le bleu de Prusse ; c’est un bleu presque noir, avec des reflets d’acier. Et, à vingt pas en effet, sur leurs méhara blancs, ces cavaliers touareg ont l’air d’habiter des armures du xiiie siècle ; la coiffe et le litham, pareils à un heaume dont la visière est baissée, complètent l’illusion, renforcée par la croix franque des glaives qui pendent à leur côté. Une croix semblable est tatouée sur leurs fronts ; d’autres croix franques sont dressées à l’avant et à l’arrière de la selle. Naguère encore (et peut-être la mode n’en est-elle point passée chez tous), ils emportaient dans leurs expéditions un bouclier et une javeline ou lance. L’impression irrésistible de féodalité qui se dégage de tout cela est passablement étrange. N’est-ce qu’une apparence ? Bien au contraire, et une étude un peu poussée de la vie privée et publique, des institutions, des mœurs, de la poésie même de ce peuple singulier la confirmera. Je ne vais point répéter ici ce qu’on peut lire partout depuis Barth et Duveyrier qui, les premiers, ont dirigé leurs investigations vers les Touareg et ont peu laissé à faire, sauf pour la langue, à leurs successeurs. Sont-ce les Arabes qui les ont baptisés de ce nom qui veut dire les « délaissés », les « abandonnés », alors qu’eux-mêmes en portent un autre qui veut dire les « libres », les « indépendants » ? Mais indépendants de qui, indépendants de quoi ? Cette figure d’outlaws qu’ils se donnent, elle a peut-être eu sa raison dans les temps primitifs : on l’aperçoit moins depuis qu’ils ont embrassé l’islamisme, comme la plupart des Berbères, ce qui remonte assez haut dans l’histoire.

Mais justement les Touareg appartiennent-ils à la race berbère ? Ils parlent un dialecte dérivé du libyen ; ils se servent encore de l’alphabet libyen. « Ce sont des Chamites, des fellahs », dit M. E.-F. Gautier dans la Conquête du Sahara. Et M. Gautier fait autorité en la matière. Mais le commandant Cauvet aussi est homme de poids, et le commandant Cauvet veut que, chez les Touareg, le fond soit nettement berbère, celte par conséquent. Il consent que nos actuels Touareg descendent des lointains Garamantes de Pline, extremi Garamantes, voire des « hommes sans tête » (ou voilés) d’Hérodote ; mais ces Garamantes, ces « acéphales » n’étaient pas autochtones, et, si l’émigration des Berbéro-Celtes sur la côte qui prit d’eux son nom est un phénomène de date malaisée à déterminer, le phénomène lui-même ne fait aucun doute et peut fort bien avoir coïncidé avec l’établissement des Garamantes et des « acéphales » en Libye.

Bon ! direz-vous. Mais des preuves ?

On n’a, paraît-il, que l’embarras du choix. C’est ainsi que le commandant retrouve dans la javeline tous les caractères des armes de jet usitées chez les Celtes d’Espagne à l’exclusion des autres peuples. Et quant au bouclier targui, il a ses pendants, selon lui, dans les boucliers gravés sur les supports du dolmen des Pierres-Plates à Locmariaquer (Morbihan) : ces dessins rupestres laissent nettement apparaître « la forme des saillants due à l’amorce des membres antérieurs », et la seule différence qu’on y peut constater entre les boucliers armoricains et les boucliers touareg, c’est que les premiers sont taillés plus carrément ou même complètement arrondis*. Et, bien entendu aussi, ils ne portent pas la croix lorraine ou de Saint-André, — cette croix dont paraissent hantés les Touareg, qu’ils gravent ou plantent partout et qui est remplacée ici par des cercles ponctués ou des feuilles de fougère…

Le commandant va jusqu’à donner comme une preuve de l’origine celtique de ces nomades, qu’à l’exemple des premiers habitants de la Gaule, ils se passent de temples, pratiquent la monogamie, proscrivent de leur régime alimentaire les poulets et les œufs, et enterraient autrefois leurs chefs de tribu sous des tumuli. Et l’on pourrait observer encore que, comme les Gaulois d’une époque plus récente, ils sont individualistes, braves, vaniteux et versatiles. « Les Touareg, concède lui-même M. E.-F. Gautier, nous font une impression fraternelle ; leur mentalité nous semble proche de la nôtre. » Le tifinagh, leur écriture, peut bien être l’antique écriture libyenne : ils se montrent aussi discrets dans son application que les anciens Gaulois, refusent de lui confier leur histoire, leurs traditions, leurs croyances et ne l’emploient « qu’à des usages épigraphiques : inscriptions sur les rochers, courts poèmes composés dans les séances littéraires et musicales (ahâl) que donnent chez elles les dames touareg de haut parage, devises tracées par elles sur leurs instruments de musique, sur les boucliers et les anneaux de bras des chevaliers ».

Et nous voilà revenus, par une pente naturelle, à cette impression de féodalité qui est la première et la plus forte qu’ils imposent, la seule que, personnellement, je veuille retenir ; voilà que, traitant d’eux, les enquêteurs les moins passionnés, les plus maîtres de leur imagination, font un retour involontaire vers notre xiiie siècle français, parlent de chevalerie, de cours d’amour, de vassaux, de serfs, citent, comme Duveyrier, la coutume de Champagne où la femme jouissait des mêmes droits que la femme targuie, où le ventre aussi « teignait » l’enfant et lui conférait la noblesse en vertu de l’adage : Incertus pater, mater vero certa.

Plus de litham, de voile céans : c’est le monde renversé, l’homme seul qui, chez les Touareg, cache son visage, et il est vrai que la femme targuie est sédentaire ; c’est l’homme qui court le désert, et le voile est indispensable au désert contre la brûlure des sables, la flagellation presque térébrante de ces milliards de petits grains siliceux que chasse le simoun. (Mais pourquoi l’homme ne dépose-t-il pas ensuite son voile, même pour manger, même pour dormir ? Pourquoi, à la différence des autres nomades, garde-t-il éternellement sur la tête ce casque de corde et de mousseline dont la visière ne se lèvera qu’à sa mort ? On flaire là un secret : on songe aux dures contraintes imposées à l’Homme au masque de fer ; on n’a peut-être pas tort d’y songer.) La femme targuie, tout au contraire, vit la tête et les bras nus, sobre de bijoux, mais libre de ses mouvements, disposant de sa personne et de ses biens, ne se vendant pas, se donnant, instruite d’ailleurs, musicienne et lettrée, et si passionnée pour la vie de représentation qu’elle fera volontiers cent kilomètres à dos de méhari pour assister à une soirée. — Comprenons-nous maintenant ces expressions qui viennent spontanément sous la plume des voyageurs : les dames touareg, les chevaliers touareg ? Eh ! oui, malgré leur gueuserie qui laisse intacte leur fierté, des barons sahariens, non point oisifs certes, bien que rétifs à tout travail manuel et ayant assez à faire d’ailleurs d’assurer la sécurité des routes et de protéger les caravanes — ou de les détrousser, — des Baudoin, des Thibaud, des Godefroi, des Tancrède du désert, avec les cavernes du Hoggar ou du Mouydir pour châteaux et la « mentalité » afférente aux seigneurs de grand chemin, — un peu don Quichotte, un peu bandits. C’est pourquoi, tout en aimant et admirant le Père de Foucauld qui mourra parmi eux (assassiné — à l’instigation de l’Allemagne — par nos vieux ennemis irréconciliables, les Senoussites tripolitains), ils ne le comprendront pas toujours. Ils confieront leur trouble au général Laperrine :

— Explique-nous ce que dit ton marabout. Que nous sommes tous égaux ? Même les nègres ? On ne peut pas admettre ça. Les nègres sont les nègres. Mais des chefs, il n’y a que vous autres et nous. »

Laperrine les rassurait. Dans sa politique saharienne à large envergure il faisait entrer ces faucons enfin apprivoisés, dont certains avaient encore au bec des lambeaux de chair française. Mais leur force antérieure ne venait-elle pas surtout de la faiblesse, des hésitations de nos gouvernants ? Le massacre de la mission Flatters dans la gorge de Tadjenout-Inhouen et la longue impunité assurée aux massacreurs, ce facile triomphe, — demeuré pendant plusieurs années inexpliqué, — avait enflé le cœur de la nation targuie. Ses membres se jugeaient invincibles. Seghir ben Cheik, l’instigateur du guet-apens, et l’aménokal Attisi, qui y avait participé, les entretenaient dans cette confiance superbe. Cependant des lueurs commençaient à filtrer, par Tripoli notamment, où notre consul avait reçu la déposition d’un des rares survivants du massacre, le tirailleur Ameur ben Haoua, sauvé par une femme targuie. Kafir (infidèle), cette femme l’eût laissé égorger ; reconnaissant ou croyant reconnaître à ses tatouages un « pur », un Arabe de l’Ouest, elle le recueillit sous sa tente, le soigna, le guérit.

— Si nous étions restés près de nos approvisionnements de cartouches, déclara Ben Haoua à notre agent, nous aurions pu repousser toutes les attaques des Touareg…

La mission s’était donc débandée ? Il faut le croire. Et le général Reibell, qui enquêta sur les lieux quelques années plus tard (1898), avec la mission Foureau-Lamy, et dont le Carnet de route vient de paraître *, précisera : Flatters « avait quatre-vingt-six fusils maniés par des soldats de métier, tirailleurs ou anciens tirailleurs, mais tous habillés en indigènes, ayant perdu, avec l’uniforme, l’esprit de corps ».

Remarque profonde qui montre en quelle dépendance des signes extérieurs est le moral d’une troupe, et que, si l’habit ne fait le moine, il fait au moins ou contribue à faire le soldat. Mais il ne fallait pas alarmer l’Angleterre, et la mission Flatters n’avait été autorisée que sous la réserve justement d’être une mission, non une expédition, — de revêtir un caractère strictement civil ; une centaine de vies humaines et la perte momentanée de notre prestige saharien devaient payer cette concession aux susceptibilités britanniques. Après quoi, et la liberté de nos mouvements recouvrée, il n’y eut plus qu’à chercher l’occasion de ramener les Touareg à une plus équitable appréciation de leur force, ce qui se fit sans tapage, le 7 mai 1902, au combat d’Arrem Tit, où la fine fleur de la chevalerie targuie fut fauchée : sur trois cents qu’ils étaient contre cent trente des nôtres, quatre-vingt-treize mordirent la poussière *. L’affaire fut supérieurement conduite par le lieutenant Cottenest, avec des auxiliaires indigènes. Mais, cette fois, les hommes portaient l’uniforme de tirailleurs.

Et depuis, même pendant la grande guerre, et sauf de la part des dissidents Azdjer, alliés à nos ennemis les Senoussites, on n’a pas eu trop à se plaindre des cavaliers bleus : l’essai de rébellion du Hoggar, en février 1917, avorta misérablement et les paroles suprêmes du nouvel aménokal, Moussa ag Amastane, que Foucauld appelait son « meilleur ami parmi les Touareg », furent pour recommander aux siens de rester « fidèles à la France * ».

Jusqu’à quand ? Peu importe. Le péril targui est aujourd’hui conjuré, — conjuré pour assez longtemps, sinon définitivement, rien n’étant définitif dans cette Afrique musulmane dont il serait imprudent d’interpréter les silences, même la coopération pour un renoncement. « On ne sait jamais », aimait à dire Fromentin en parlant d’elle, « le temps qu’y peut durer une forte rancune ». Peut-être le sait-on moins encore avec ces énigmatiques Touareg, si habiles à donner le change sur eux-mêmes, et dans lesquels, qu’ils soient de fond libyen ou berbère, je ne puis m’empêcher de voir les descendants des derniers Templiers échappés à la destruction de l’ordre fameux qui avait fini par mêler sacrilègement le service du Christ et le culte clandestin du Baphomet (ou Mahomet).

Une hirondelle ne fait pas le printemps ; un outlaw comme Hastings, originaire de Troyes en Champagne, ne fait pas que tous les Vikings soient des Champenois. D’accord. Mais, outre qu’ici la proportion des transfuges pût être assez grande, la supériorité de culture des Templiers dut favoriser leur action sur la masse, assurer très vite leur prédominance politique. L’organisation féodale des Touareg n’est pas née toute seule, et tant de souvenirs francs auxquels ils sont demeurés fidèles, notamment cette obsession de la croix, reproduite par tatouage jusque sur leurs fronts, ces épées franques, tes poignards francs, ces lances franques, ces boucliers plus francs encore que celtes, ces heaumes de corde et de mousseline à la visière toujours baissée, comme si les premiers fugitifs avaient craint d’être identifiés et voulu jusque dans leur descendance ensevelir, avec le secret de leur origine, celui de leurs mœurs troubles et de leurs yeux passés à l’antimoine, — jusqu’à ces lustrines craquantes à plis droits comme le zinc et à reflets bleus comme l’acier où ils s’enferment comme dans une armure ; vingt autres détails encore du costume, du harnois, de la conformation physique, notamment l’extraordinaire finesse des extrémités ; et enfin — la selle quittée — cette allure dandinante et naturelle de grands seigneurs, ce port de jeunes premiers de drame romantique à rendre jaloux Raphaël Duflos et Albert Lambert fils, si ce ne sont point là des preuves, au sens strict du terme, de la provenance templière des Touareg, quel ensemble de présomptions ils constituent cependant en sa faveur !

Aujourd’hui, peut-être, faute d’archives, de chroniques écrites, tout souvenir s’est-il effacé en eux de cette lointaine ascendance. Ce sinistre massif du Hoggar, chauve, sourcilleux, d’une altitude moyenne de trois mille mètres, où leurs pères s’étaient jetés comme dans un réduit inaccessible, ils ont fini par l’aimer comme leur unique patrie, avec la hammade pierreuse et l’erg aux tons veloutés…

Notre caravane ne poussera pas jusqu’au Hoggar. Mais la journée d’hier nous a donné une idée suffisante de la hammada. Trois cents et quelques kilomètres pendant lesquels l’œil ne trouve à se repaître que de ce spectacle effroyablement monotone font comprendre l’explosion de joie des Rohlfs et des Duveyrier à la vue d’une oasis comme El Goléa, saluée par eux du nom biblique de « terre des bienheureux ».

D’El Goléa à In-Salah, d’In-Salah au Hoggar, c’est encore le plus souvent la hammada : dans les lits desséchés des oueds seulement, le sol revêt une teinte légèrement verdâtre, du vert malade de l’absinthe ; les chameaux y trouvent leur pâture, mais on leur sait l’estomac accommodant. L’homme, lui, n’y peut vivre qu’en emportant sa nourriture, son sac de dattes ou de couscous, et en renouvelant sa provision d’eau saumâtre aux rares citernes ou aux puits forés çà et là dans les dépressions. Une dure vie. Et il n’en veut point d’autre. L’accoutumance, une longue hérédité, les joies secrètes du nomadisme ont créé entre le désert et lui toutes sortes de liens insoupçonnés. C’est comme un mariage mystique. Même dans les villes, le vrai Targui, le « Cavalier Bleu », refuse de coucher sous un toit qui n’est point celui du ciel. Un pacte tacite le refoule à l’écart, dans les faubourgs, autour de quelque feu nocturne près duquel « baraquent * » ses méhara. Il croirait commettre une infidélité — ou peut-être une imprudence — de se confier à des murailles. Il n’a même pas de tente, le plus souvent : si une tempête l’assaille en cours de route, il descend de selle, plante son bouclier dans le sable et s’abrite derrière. La tempête n’a qu’une heure, la lumière a l’éternité. « Si longue que soit une nuit d’hiver, dit un proverbe targui, le soleil la suit. » Et quel soleil ! Le soleil pur, intégral, absolu, le soleil « indubitable » du Sud dont parle Fromentin, si puissant que, d’après un autre dicton targui, il rend illusoire la paume de la main qui essaye de le masquer et passe au travers.