La Rose des sables/Vers le marabout de Dinet

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Piazza (p. 43-61).

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VERS
LE MARABOUT DE DINET

C’est le matin, paraît-il, qu’il faut voir Bou-Saada.

L’Hôtel Transatlantique, dans la ville neuve, fait le coin de l’artère principale et d’un terrain vague, barbelé de cactus, en bordure de la palmeraie et du lit chantant de l’oued Siti-Atya. La nuit lutte ou, comme disent les Yankees, boxe avec le jour, et l’hôtel sommeille encore. Pourtant j’ai cru entendre le léger craquement d’un talon sur les carreaux de la terrasse : une de nos danseuses d’hier peut-être, attardée près d’un cavalier de l’escorte officielle (car deux sous-secrétaires d’État, outre le gouverneur, roulent dans notre sillage) et qui regagne furtivement son caravansérail ; mais, si prompt que j’aie été, la visiteuse nocturne a été plus prompte que moi, et je n’aperçois qu’un bout de son écharpe au tournant de l’escalier qui mène du jardin supérieur à un autre jardin en contre-bas.

Dans un de ces petits contes arabes pleins de sens et de malice dont le texte pourrait tenir sur l’ongle, il est traité d’un fieffé paresseux du nom de Ben-Moussa qui, certain jour, sur la foi de la parole du Prophète : « Bénis soient ceux qui se lèvent de bonne heure », fit violence à sa paresse et se leva dès la pointe du matin. Et il n’était pas plus tôt dehors qu’il fut appréhendé par deux rôdeurs qui le dépouillèrent et le laissèrent sur place nu comme ver. Sur quoi, l’infortuné Ben-Moussa alla trouver le cadi, et, lui ayant cité la parole du Prophète :

— Vois, dit-il, ce que j’ai gagné à vouloir mettre en pratique le hâdith de Mohammed. Pour une fois que j’ai été matinal, des voleurs sont tombés sur moi qui m’ont pris mes vêtements et tout ce que j’avais. Mohammed est-il donc un trompeur ?

— C’est toi, trancha le cadi, qui n’as pas été assez matinal. Les voleurs l’ont été plus que toi, et Mohammed les en a récompensés en leur donnant ce que tu avais. Admire sa sagesse, et va !

Et moi non plus sans doute, bien qu’à l’horloge du firmament et à ma montre d’Européen il soit à peine cinq heures et demie, je n’ai pas été assez matinal…

Le peu de nuit qui restait à l’occident s’est dissipé au cours de mon indiscrète faction ; tout le ciel a rosi comme une vierge surprise. Une grande nappe de brume opaline rampe vers le jardin, gagne, s’étale, et l’oasis, sous cette marée insolite, rappelle de plus en plus, entre ses promontoires, l’embouchure d’un estuaire ; les palmiers, coupés à mi-corps, ne s’appuient à rien ; on les dirait nés de cette lagune, comme de gigantesques fucus.

Cependant les chiens se sont tus sur les terrasses, mais les coqs les ont remplacés. Quelle diane ! Et que le soleil compte de coryphées sur cette terre africaine où, plus que Mohammed encore, il est maître et seigneur !

Il n’a pas achevé sa montée au-dessus de Djebel-Batem, qu’en quelques secondes toute trace de brouillard a disparu. Et son rayonnant sourire prend possession de l’oasis. Trois ânons bruns, ensevelis sous d’énormes sacs, des couffins de roseaux plus gonflés que des outres, sortent, comme d’une trappe, d’un des cubes de droite, un de ces cubes en torchis fouetté de blanc ou de rose dont on ne sait s’ils sont des étables, des palais ou des geôles, et qui sont tout cela peut-être à la fois. Un Arabe les pousse mollement, d’une gaule déjà fatiguée. C’est le signal, et Bou-Saada s’éveille, — si l’on peut assimiler à l’état de veille cette demi-somnolence qu’est l’activité musulmane, où le corps n’exécute que le minimum de mouvements requis pour son entretien. Fatalisme ou paresse ? Dès huit heures du matin, tous ces burnous haillonneux qui traînent par les ruelles à la queue de leurs ânons ou de leurs chèvres, nous les retrouverons alignés le dos au mur de leurs gourbis et tournant avec le soleil ou accroupis sur des nattes, devant un jeu d’osselets, à la porte des cafés maures.

Pour Isabelle Eberhardt, — cette épigone saharienne de Marie Bashkirtseff (l’autre, l’épigone celtique, fut Marie Lenéru), — il ne fait point doute que l’immobilité de l’Arabe, sa haine farouche de l’effort, sont de caractère philosophique, volontaire et raisonné. Je n’en suis pas aussi sûr. Tant il y a qu’il faut compter avec ce prétendu « quiétisme » des musulmans, particulier d’ailleurs aux Arabes de race pure : ni les Kabyles, ni les Mzabites n’en sont atteints. Une Sœur blanche d’El Goléa me contait que, pour lui faire gagner quelques sous, elle pria son voisin, le plus gueux des Arabes, de porter un sac de dattes au domicile d’une élève :

— Attends, répondit le fils du désert. Je vais chercher un nègre pour faire ta commission.

N’y a-t-il pas là plus d’orgueil, de vanité que de dédain philosophique des contingences terrestres ? Tout Arabe se croit descendant du Prophète et tenu de faire respecter en lui la majesté de cette origine. Et, d’une façon générale, on peut dire qu’un Arabe a des jambes, mais pas de bras. Ne cherchons pas plus loin dans son cas. Plaignons-le même, j’y consens, mais ne l’admirons pas d’être né manchot. C’était la tendance de la pauvre Isabelle, portée à tout idéaliser de l’Islam, mais qui du moins avait l’excuse d’être Slave. Et ce fut aussi la tendance du peintre Étienne Dinet dont, après diverses stations au bordj Faidherbe, à la charmante petite mosquée du Palmier et au tombeau du vieux saint local Sidi-Brahim, décoré de fresques naïves par un émule du douanier Rousseau, notre caravane devait visiter le jardin et le marabout* bâti de son vivant.

Dinet et Saroléa sont, au gré des Algériens, les deux sommets modernes de l’orientalisme africain. Ils ont raison : Dinet, dans l’histoire de l’orientalisme, vient immédiatement après Delacroix et Chassériau et sur le même plan que Fromentin, Benjamin Constant et Guillaumet. « Personne, écrit un bon juge, Louis Guillet, n’a mieux connu les races indigènes ; personne n’a mieux senti la poésie arabe, la galanterie de ses chansons et le caractère de ses filles brunes parées comme des idoles. » Si cependant près de quarante années vécues à Bou-Saada dans l’intimité de l’Islam, une conversion bruyante, un pèlerinage à la Mecque et le titre d’hadji qu’il en avait rapporté ne suffisent point à nous convaincre que Dinet avait pénétré le secret de l’âme musulmane, il faut bien en conclure que ce secret est difficilement pénétrable pour un Européen, ou peut-être que ce secret n’existe pas. Sans dénier toute spiritualité à l’Islam, une religion qui fait la part si large à la sensualité ne s’adressera jamais qu’aux parties inférieures de notre être : chez Dinet, elle flattait en outre le romantique amoureux de couleur locale, l’artiste mal à l’aise dans une civilisation sans pittoresque et reconnaissant à la vie arabe de s’être gardée autre, archaïque et bariolée comme une chandelle des rois.

Enfin il y avait son attachement pour Sliman qui, à Ghardaïa, dans une collision avec des fanatiques, l’avait tiré d’un mauvais pas. Mais Sliman — Sliman ben Ibrahim Banner — est Mzabite, et les Mzabites, dissidents d’origine berbère, n’inspirent que mépris aux musulmans orthodoxes dont tout les sépare et qu’ils exploitent sans scrupule. Particulièrement entendus au commerce et à l’usure, ce sont les moins sédentaires des hommes ; c’en sont aussi les plus dévotieux qui poussent l’observation de leur loi religieuse jusqu’à ne se marier que dans le Mzab et à y laisser leurs femmes qu’ils doivent revenir visiter tous les deux ans. Or aucune de ces prescriptions ne semble avoir été remplie par Sliman qui s’est marié hors du Mzab, à Bou-Saada, s’y est fixé près de Dinet et y a même fait creuser sa tombe à côté de celles de sa femme et de l’artiste dans le marabout qui les abritera quelque jour tous les trois et où dorment déjà deux d’entre eux, car Sliman est veuf.

Un veuf assez jeune en vérité et de belle prestance sous la gandoura en drap bleu soutaché d’or, le burnous brun à gland d’or, le turban de soie blanche lamée d’or enroulé négligemment autour de l’énorme chéchia dont le voile cache les oreilles. Il n’a pas cette face blême des gens de sa race, si blême qu’elle semble, comme celle des suffètes de Salammbô, saupoudrée avec de la râpure de marbre. Ses chaussures de cuir couple, fourrées et montantes, tiennent de la botte et du mocassin. La croix de la Légion d’honneur est épinglée sur sa mâle poitrine. Il est hadji comme Dinet, qu’il accompagna dans son pèlerinage à la Mecque. Prévenu de notre visite (d’où cette tenue d’apparat), il nous attendait et, de la meilleure grâce du monde, nous fait les honneurs de la petite rotonde surmontée d’une coupole où sa place à lui-même est marquée par une double inscription française et arabe. Mme Sliman et Dinet y ont aussi leurs épitaphes dans les deux langues Mme Sliman, comme il sied, occupe la place du milieu. Dinet appréciait, dit-on, ses talents culinaires. Pour Sliman, il aimait surtout en lui le poète, le conteur sans rival et l’introducteur presque indispensable à la vie fermée de l’Islam.

Un musulman n’a pas accès dans le harem de son voisin : à plus forte raison un Européen. C’est l’obstacle auquel se sont heurtés tous les orientalistes en quête de modèles féminins, et dont Chassériau, Delacroix et les autres n’ont eu raison qu’en le tournant : leurs prétendues musulmanes sont des Juives d’Alger ou de Tunis. Avant Sliman, personne n’avait pu décider la femme arabe à « prendre la pose ». Même les dévoilées, les danseuses, les courtisanes, Ouled-Naïl ou filles du Djebel Amour, s’y refusaient obstinément ; le kodak seul — et à la dérobée — parvenait à les saisir. Grâce à Sliman et à son entregent, et fort de sa propre conversion à l’Islam, Dinet vit tomber toutes les résistances et, de son pavillon des bords du Siti-Atya, put caresser à loisir et porter sur son chevalet les chairs savoureuses qui s’ébattaient sans voile dans l’oued voisin. Que prétendait-on que le Coran s’opposait à la représentation de la figure humaine ? Dans la pierre et le bois peut-être, non sur la toile. Subtile distinction dont Sliman s’avisa le premier et sur laquelle il est revenu dans la préface de ses charmants Tableaux de la vie arabe :

« Notre Seigneur Mohammed — sur Lui la bénédiction et le salut ! — avait brisé les idoles de pierre que les mécréants entouraient d’une adoration ridicule ; mais jamais, dans le Livre que Dieu fit descendre sur la terre par Sa bouche, les images peintes ne furent interdites. Elles ne sont pour moi que le plus beau témoignage de vénération que l’homme puisse offrir au Créateur, car elles prouvent l’admiration qu’il ressent pour Son œuvre et pour Ses créatures, dont il cherche à perpétuer ainsi le souvenir. Dans ma pensée, c’est une admirable prière. »

Par où l’on voit qu’avec le ciel de Sliman, comme avec le ciel de l’ami d’Orgon, il est des accommodements et qu’il ne s’agit que de les découvrir. Garderons-nous ensuite rigueur à Dinet d’un geste qui n’était peut-être que de pure condescendance ou de simple politique ? Sa foi chrétienne n’avait jamais été bien solide, et il pouvait alléguer qu’en se convertissant à l’Islam il entrait dans les intentions des divers gouvernements de son pays depuis Napoléon iii qui, plutôt que d’arborer en face du Croissant une franche politique de la Croix, se sont crus habiles d’incliner celle-ci devant celui-là.

Est-ce qu’on se fait Turc ? disait un de nos consuls à Gérard de Nerval.

Il voulait dire : « Est-ce qu’on peut passer de l’Évangile au Coran par conviction religieuse ? Par intérêt peut-être. » Et il citait l’exemple d’un couple de domestiques français qui, pour s’élever dans la hiérarchie sociale, étaient sur le point d’embrasser le mahométisme. Gros scandale. Le consul et le clergé franc travaillaient du même cœur à l’empêcher, mais le clergé musulman, piqué d’amour-propre, ne demeurait point inactif.

— Si tu restes chrétien, disait-il au mari, tu peux dire adieu à tout avancement, et l’on n’a jamais vu en Europe un domestique devenir grand seigneur. Tandis que, chez nous, c’est courant : d’un marmiton, Mohammed s’entend à faire un ministre, et le dernier des goujats, s’Il s’en mêle, peut épouser la fille du Sultan.

Pour la femme, c’était encore plus tentant, qui, une fois musulmane, devenait tout de suite cadine et l’égale des grandes dames, avec le droit de porter le habbarah noir et les babouches jaunes, de divorcer, d’hériter, de posséder la terre, même d’entrer dans le sérail du Commandeur des Croyants.

De la valeur respective des deux confessions, de la supériorité morale de l’une sur l’autre ou de leur degré de vérité, nulle question dans tout cela. Simplement l’appétit du galon. Si l’on eût été à Alexandrie ou à Smyrne, notre consul ne s’en fût point embarrassé, et le couple, prestement enlevé dans la nuit, se fût réveillé sur le pont d’un vaisseau à destination de Marseille. Mais on était au Caire et entouré d’espions. Le couple se turquisa-t-il ? Ce ne fut, de toute façon, ni avec l’assentiment, ni en présence des autorités françaises. Mais quand Dinet mourut en confessant sa foi dans le Coran, tout l’appareil gouvernemental fut déployé pour ses obsèques, et les vingt mille musulmans qui menaient son deuil, derrière leurs imans et leurs cheiks religieux les plus réputés, purent nourrir l’illusion que cette première et grande victoire officielle du Croissant sur la Croix en présageait beaucoup d’autres du même genre. Un des orateurs qui parlaient à Bou-Saada sur la tombe de l’artiste trouva, pour rendre cette impression, un tour assez original :

— El Hadj Dinet, prononça-t-il, est monté au ciel de Mohammed sur des ailes tricolores.

Ce n’est qu’une image. Mais l’espérance arabe l’a retenue, et l’œuvre de pénétration de nos missionnaires n’en sera pas facilitée…