La Route du Simplon/La Route du Simplon

La bibliothèque libre.
J.G. Neukirch (p. 5-33).



LA ROUTE DU SIMPLON.




La route du Simplon est depuis seize ans l’objet de l’admiration de tous les voyageurs. Elle est peut-être ce qui a été fait de plus étonnant, depuis que l’on construit des routes. Elle surpasse les ouvrages des Romains, autant par la hardiesse de la conception que par la perfection du travail. Ceux qui ont élevé le Colisée, étoient loin de s’imaginer qu’on parviendrait à réduire des montagnes de sept à huit mille pieds d’élévation, à une pente de deux pouces par toise. Ils savaient bien combler des profondeurs moyennant des voûtes surmontées les unes par les autres ; mais qu’ils seraient étonnés s’ils pouvaient voir, comment les énormes barrières qui avaient opposé de si grands obstacles au héros de Carthage et à leurs propres légions, ont cédé aux efforts et au génie des descendans de ces mêmes Gaulois, auxquels ils se croyaient si supérieurs.

Napoléon, en méditant durant les longues négociations de la paix de Campo-Formio sur les moyens d’assurer à la France la conquête de l’Italie, semble avoir eu le premier le pressentiment de l’importance d’une communication par le Simplon. Il en écrivit au Directoire exécutif (note A.) au mois de Mai 1797, et envoya un ingénieur sur les lieux, pour savoir ce que coûterait une route à établir dans cette direction. Il chercha en même tems à ouvrir une négociation avec le Valais. Le résultat de ces différentes démarches n’est pas connu ; toutefois la république Cisalpine s’occupa dès l’année 1798 (an VI.) de l’ouverture d’une route par le Simplon, et Mr. Céard, chargé depuis en qualité d’ingénieur en chef de cette grande entreprise, fut appellé à s’aboucher à cet effet avec le ministre Serbelloni à Paris.

Le gouvernement français chargea le général Lery, chef du génie à l’armée des Grisons, de faire une reconnaissance des différens débouchés par les Alpes, entre le lac de Genève et celui de Constance, et de dresser un plan de défense de la vallée du Rhône, en prenant pour base de son travail l’établissement d’une communication directe entre la France et la Lombardie par le Simplon.

Napoléon fit entrer cette communication dans son plan de campagne, lors de sa fameuse expédition en Italie, à la fin de Mai 1800, et dirigea un corps de troupes sous les ordres du général Bethencourt par le Simplon. Ce corps, fort à peu près de 1400 hommes et suivi de huit pièces du calibre de 3 et 4, arriva au point de réunion, fixé par le général en chef, plusieurs jours avant la colonne qui, sous les ordres du général Moncey, avait débouché en même tems par le St. Gothard. Le rapport détaillé que Mr. Quatremère-Disjonval,[1] faisant alors service de chef d’état-major auprès du général Bethencourt, adressa au général en chef de l’armée de réserve, Alexandre Berthier, sur le passage du Simplon, semble avoir confirmé le premier Consul dans ses projets relativement à ce débouché des Alpes. Mr. Quatremère exposa dans son rapport (note A 2.) qu’une communication, établie par le Valais et le Simplon, abrégerait considérablement les distances de Paris à Milan[2], et qu’elle offrirait à la fois de plus grands avantages et moins d’inconvéniens qu’une route qu’on voudrait conduire par le St. Gothard ou les deux St. Bernard, tant à raison de sa moindre élévation et d’un climat relativement moins rigoureux que par sa position plus centrale entre la France et l’Italie.

La construction d’une route militaire par le Simplon a été décrétée peu de tems après la bataille de Marengo. L’exécution des travaux fut d’abord confiée à l’administration de la guerre. Par un décret consulaire du 20. Fructidor an VIII. le général Turreau de Linière fut chargé de la direction. Cependant le projet même de la route entre Brieg et Domo d’Ossola a été dressé par l’ingénieur en chef du Leman, Mr. Céard. Une reconnaissance militaire avait été faite par un jeune ingénieur militaire, Mr. Guignard, pour servir à éclairer le général Turreau.

Les travaux furent divisés en deux sections dont l’une comprenait l’étendue depuis Brieg jusqu’à Algaby aux frais du gouvernement français, et l’autre celle depuis Algaby jusqu’à Domo d’Ossola, à la charge du gouvernement italien. Les ingénieurs qui avaient été mis sous les ordres du général Turreau, furent également divisés en deux brigades. La première avait pour chef Mr. Lescot qui mourut à la suite de fatigues, en 1801 à Brieg, et fut remplacé par Mr. Houdouard. Sous eux Mr. Cordier était chargé spécialement de la partie depuis Brieg jusqu’au delà du Ganther ; Mr. Polonceau, de là au point culminant, et Mr. Bouchot-Plainchant, ingénieur ordinaire, de la distance du plateau à Algaby.

La seconde brigade, chargée des travaux du côté de l’Italie, était sous les ordres de l’ingénieur Duchesne qui fit ouvrir, dans les premiers dix-huit mois, la partie entre Domo d’Ossola et Crévola et faire plusieurs escarpemens entre ce point et les abords de Gondo. L’ingénieur Cournon dirigea spécialement les travaux au passage de Gondo ; il fut remplacé par Mr. Maillard. L’ingénieur Latombe fit extraire la galerie de Crévola. Mess. Coic. et Baduelle, encore élèves à cette époque, furent égalemens employés dans la seconde brigade.

Les travaux commencèrent du côté de Brieg le 5. Germinal an IX et sur l’Italie le 6. Nivose de la même année, c’est-à-dire trois ans après qu’il en avait été question pour la première fois.

En vertu d’un arrêté des Consuls, du 19. Messidor an IX les fonctions du général Turreau vinrent à cesser, et l’administration du Simplon passa dans les attributions du ministre de l’intérieur. Dès ce moment la direction des travaux, depuis la base du Simplon jusqu’à Arona, resta confiée à Mr. Céard, nommé inspecteur divisionnaire ; et celui-ci soumit au gouvernement dans un plan figuré tout le tracé de la route avec les détails, lequel fut approuvé par un arrêté du 5. Germinal an X.

Plusieurs militaires avaient été d’avis que l’ouverture d’une grande route par un débouché, aussi difficile que celui par le Simplon et le val Dovéria, n’était point dans la politique de l’empire français qui pouvait considérer ces montagnes mêmes comme une barrière contre les invasions du côté de l’Italie, et ils proposèrent de se borner à l’établissement d’un chemin ordinaire, praticable en cas de besoin pour les troupes, mais également facile à détruire dans le cas qu’il faudrait abandonner sa défense. Néanmoins le ministre de la guerre approuva le projet des ingénieurs d’en faire une grande communication militaire et commerciale, et le fit agréer du gouvernement, en lui exposant que, pour défendre ce passage, il suffirait de construire des redoutes qu’il serait facile d’abriter dans les sinuosités du long défilé du val Dovéria.

Du côté de l’Italie le général du génie Chasseloup avait proposé de faire diriger la nouvelle route de Domo d’Ossola sur le lac d’Orta, à mille pieds d’élévation au moins au-dessus du niveau du Lac-Majeur qui lui est parallèle, d’où elle serait venue joindre la route actuelle près d’Arona, après un trajet de 14 lieues à peu près. Mais Napoléon, sur les observations de la direction des ponts et chaussées, décida qu’elle suivrait le bord du Lac-Majeur, sans monter ni descendre. Elle se trouve aujourd’hui établie de niveau, le long du lac, à 16 pieds d’élévation au-dessus de ses basses eaux.

Après les premiers six mois de travaux, les ingénieurs français, employés du côté de l’Italie, furent rappelés, à l’exception de Mr. Céard qui conserva la direction jusqu’à leur fin ; et le surplus des ouvrages, depuis Algaby jusqu’à Domo d’Ossola sur six lieux de longueur et de là à Arona (14 lieues) a été exécuté par les ingénieurs italiens, Mess. Gianella, Bossi et Viviani. Le premier était un savant distingué qui possédait et méritait toute la confiance de son gouvernement — le second, habile architecte, et le troisième, hardi constructeur — « la terreur des rochers. »[3]

Pour mettre la nouvelle route en communication directe avec la capitale, on a dû remonter jusqu’au delà du Jura et chercher les alignemens les plus courts au sud du lac de Genève et dans le Valais, dans une étendue de quarante lieues. Elle a été conduite de Morex au point culminant dans la vallée d’Aspe, et de là par la vallée de Dappes à Gex.[4] Il a fallu ouvrir un nouveau passage au col de la Faucille et surmonter de grands obstacles. De Genève à Évian on a conservé l’ancienne route par Thonon ainsi que le pont en pierre sur la Dranse[5]. Entre Évian et St. Gingulphe où est la frontière du Valais, la nouvelle route suit également encore la direction de l’ancien chemin jusqu’à la Tour ronde, en côtoyant le rivage du lac. Ici des rochers immenses[6] dont les parois s’enfoncent presque verticalement dans le lac, fermaient autrefois le passage et laissaient à peine place à un étroit sentier. C’est dans les flancs de ces rochers, rendus célèbres par la description éloquente de l’auteur de la nouvelle Héloïse, que les ingénieurs français ont trouvé moyen d’établir une chaussée large de 24 à 26 pieds, à 32 pieds au-dessus des eaux du lac qui dans cet endroit a 960 pieds de profondeur. Des escarpemens, quelquefois de 100 à 110 pieds de hauteur, des murs de soutenement d’un travail prodigieux, enfin des parapets et des ponts en granit d’une construction élégante attestent que cette entreprise n’a été arrêtée par aucun obstacle. C’est surtout, vu du lac, que l’ensemble de ces ouvrages présente un spectacle imposant. Le pauvre Jean Jacques ne s’y reconnaîtrait plus.

La réunion du Valais à l’empire Français, justement regardée comme une usurpation, a été une conséquence de la construction de la nouvelle route par le Simplon. Il aurait été difficile, si non impossible, de s’assurer une communication aussi importante à travers un pays étranger où les mauvaises dispositions des habitans à l’égard de cette entreprise, bien qu’elle leur offrît des avantages incontestables, s’étaient déjà manifestées plus d’une fois, entr’autres en 1802 où ils avaient formé un complot, dans le but d’intercepter les approvisionnemens nécessaires pour les ouvriers employés à la route. Le Valais a été réuni de force à la France, par un décret du 12. Novembre 1810, sous la dénomination du département du Simplon, toutes les tentatives faites par le gouvernement français auprès des députés Valaisans pour les engager à une soumission volontaire ou conditionnelle, étant restées infructueuses. Les noms de ces députés, Mess. Stokalper et Derivas, méritent d’échapper à l’oubli[7].

Le Valais n’est, pour ainsi dire, qu’un immense fossé, formé par les deux chaînes de montagnes les plus élevées en Europe. Le Rhône qui le traverse dans toute sa longueur, reçoit toutes les eaux qui descendent des glaciers depuis la Furca jusqu’à la Dent de Midi. Sa pente depuis les glaciers où il prend sa source, jusqu’au lac de Genève est de 713 toises. Parmi les nombreux torrens qui viennent le grossir, on distingue la Salanche qui forme la belle cascade de Pisse-Vache, le Trient qui descend de la vallée de Valorsine, la Dranse qui réunit les eaux qui sortent des glaciers du grand St. Bernard, la Borgne qui traverse l’étroite vallée de Heres, la Dala qui se fait jour à travers les précipices de la vallée de Louache (Leuk) la Lonza qui arrive par la vallée de Loesch, la Visp qui se nourrit des glaciers du Mont-Rose et du Mont-Cervin, et la Saltine qui lui porte les eaux du Simplon et celles de la vallée du Ganther. Un de ceux qui menacent le plus par leurs ravages annuels la nouvelle route, est le torrent jaune au-dessus de Sierres qui, après quelques jours de pluie, produit chaque fois une révolution terrible.

La surface du Valais comprend à peu près deux cents lieues carrées dont quatre cinquièmes au moins sont occupés par des glaciers, des rochers arides et des torrens, plus ou moins dévastateurs[8]. Cela n’empêche pas que ce pays singulier ne réunisse sous le même ciel tous les contrastes de climat et de végétation et présente dans un même cadre tout ce que la Suisse a de pittoresque dans tous les genres. Tout le Valais n’est qu’une longue galerie où les grands accidens de la nature et les paysages les plus sauvages et les plus agréables, les tableaux d’un Salvator Rosa et ceux d’un Gefsner, se succèdent sans interruption. Ce qui frappe particulièrement les voyageurs, ce sont ces villages suspendus à plusieurs mille pieds d’élévation sur les pentes escarpées des montagnes, et dont l’œil cherche en vain les avenues. Il y en a, comme dans la vallée de Lœsch, qui sont isolés du reste du monde pendant sept mois de l’année, et d’autres, comme dans la vallée de l’Ouache, auxquels on ne parvient que moyennant des échelles attachées de sursaut en sursaut[9].

La vallée du Rhône est la plus profonde connue sur notre globe[10]. Elle renferme en même tems les passages les plus élevés en Europe[11]. Dix-sept vallées latérales y aboutissent : Savoir, du côté du midi les vallées d’Illiers, de Ferret, celle d’Entremont qui conduit au St. Bernard — la vallée de Bagnes, devenue récemment célèbre par ses inondations[12] — les vallées de Heres, d’Anniviers, de Tourtemagne, de Viège, celle de Saas qui s’élève vers le Mont-Antrona et le Mont-Moro, celle de St. Nicolas qui aboutit au Mont-Cervin ou Matterhorn, enfin celle de la Saltine au pied du Simplon — du côté du nord : la vallée de Louache, fermée par les rochers de la Gemmi, et celle de Lœsch, située tout à fait en dedans de la chaîne septentrionale des montagnes du Valais d’où un sentier très dangereux passe dans la vallée de Frutigen (canton de Berne). Cette vallée qui appartenait autrefois toute entière à la noble famille de la Tour, fameuse dans l’histoire du Valais, est dominée par un immense glacier de 12 à 13 lieues d’étendue qui, le revers septentrional, descend jusque dans la vallée de Frutigen. Sur le revers oriental du Simplon est la vallée du Krumbach, et à l’est de la vallée supérieure du Rhône se trouve, à une grande élévation, la vallée de Binnen (Binnenthal) qui communique avec le val Antigorio.

Après avoir fait connaître le pays que la nouvelle route doit parcourir pour arriver aux frontières de l’Italie, nous allons reprendre sa description au point où nous l’avons quitté, c’est-à-dire à St. Gingulphe, frontière du Valais. De ce point la route continue à suivre les bords sinueux du lac Leman jusque près de Boveret ; un peu plus loin elle passe sous la porte de l’ancien château, nommé la porte de Cé (Saix, ou Sez) autrefois regardé comme la clef du Valais. Bientôt le pays s’élargit ; et la route, tracée de niveau à travers de belles prairies et de riches vergers, ne rencontre plus d’obstacles jusqu’à St. Maurice. Ici le Valais se trouve tout à coup resserré entre deux immenses montagnes (la Dent de Midi et la Dent de Morcles[13]), et le pont sur le Rhône, à l’entrée de la ville, occupe la vallée dans toute sa largeur. Ce pont, auquel les bases des deux montagnes que je viens de nommer, servent de culées, appartient au Valais, et non conjointement au canton de Vaud, comme le dit Mr. Mallet dans ses lettres sur la route de Genève à Milan. Sa construction hardie, n’ayant qu’une seule arche en pierre de 160 pieds d’ouverture, l’a fait attribuer aux Romains, mais les documens du pays (Die Abschied’s) mettent hors de doute que l’évêque Jodocus Sillenus (de Silinen) l’a fait construire, ou du moins reconstruire, en 1482 ; le même releva tous les monumens qui avaient été détruits dans la guerre précédente en 1475, et fit rebâtir les châteaux de St. Maurice et de Martigny.

À l’entrée de St. Maurice, il reste un rocher saillant à enlever qui surplombe et rend le passage encore difficile pour les chariots d’une grande dimension. D’autres ouvrages sont encore à faire, entre St. Maurice et la base du Simplon, particulièrement entre Sierre et Glyss, pour rendre cette route dans toutes ses parties également belle et commode ; cependant les grandes difficultés étant partout aplanies, la route est depuis 12 ans parfaitement praticable, dans toute son étendue, pour les équipages de toute espèce.

De St. Maurice à Brieg la pente est très-douce. L’inclinaison totale, depuis la base du Simplon jusqu’au lac de Genève, n’est que de 193 toises sur une longueur d’à peu près 60,000. La route traverse Martigny, Ridde, Sion, Siders, Tourtetemagne et Viège où des relais de poste sont établis. Non loin de Ridde, elle passe à la droite du Rhône, pour repasser à sa gauche au delà de Siders.

À une lieue de St. Maurice, la fameuse cascade de Pisse-Vache fixe l’attention du voyageur ; il y en a une autre près de Tourtemagne, moins renommée, mais ni moins belle ni moins imposante, versant ses eaux dans une enceinte demi-circulaire, formée par des rochers à pic d’un effet très-pittoresque. À Viège, on découvre la cime du Mont-Rose, dont les formes saillantes, se détachent majestueusement au-dessus de l’immense chaîne de glaciers qui forment la frontière entre l’Italie et le Valais. Rival en hauteur du Montblanc, le Mont-Rose lui est bien supérieur pour l’effet pittoresque. C’est un géant qui a l’air de balancer sa tête dans les airs, et dont on reconnaît la physionomie à plus de vingt lieues de distance.

Vers Brieg, le pays s’élargit, et la vallée du Rhône qui depuis St. Maurice se trouve toujours plus ou moins resserrée, forme ici un bassin d’une lieue de diamètre. Du côté du nord la vue s’étend sur les glaciers d’Aletsch qui descendent du revers méridional de la Jungfrau, et vers le Finsterarhorn, le pic le plus élevé dans la chaîne septentrionale du Valais[14]. De l’autre côté, on aperçoit les premiers ouvrages de la route du Simplon qui s’élève insensiblement et se perd dans des forêts de sapins et de mélèzes. La vallée d’où sort la Saltine, n’apparaît que comme une profonde crevasse, et on ne se doute pas que ce soit dans son enceinte que se trouve tracée la plus magnifique route du monde. La petite ville de Brieg, à mon avis la plus jolie du Valais, se présente avantageusement avec ses toits couverts de schistes micacés et surmontés de globes de fer-blanc, dans le fond de ce charmant paysage.

La route du Simplon proprement dite, c’est-à-dire celle qui établit la communication par la montagne, commence à la place, formée devant l’église de Gliss, et se termine à Domo d’Ossola. Cette étendue comprend une longueur de 65,670 mètres[15]. On a choisi le point de départ à Gliss de préférence à Brieg, bien que cette ville soit plus importante pour le commerce. Placée trop bas et exposée aux dépôts du torrent de la Saltine, elle présentait de grands obstacles pour l’alignement de la route. En s’élevant de Gliss, on a trouvé la facilité de franchir le torrent moyennant un pont d’une seule arche, se soutenant sur deux rochers à pic. Au delà de ce pont, la route se développe sur deux jolis côteaux, jusqu’au-dessus du hameau la Riette, laissant Brieg gauche dans le fond, côtoyant le Mont-Calvaire et le Brandewald, d’où elle arrive par une seule rampe au point forcé qu’elle doit contourner pour entrer dans la vallée de Ganther. Au fond de cette vallée qu’elle remonte également sur une seule rampe, se trouve le pont du Ganther, appuyé sur d’immenses culées en pierre de taille. Quoiqu’en face de fortes avalanches, il est, par son élévation et par la solidité de sa construction, à l’abri de tout accident. De ce pont, la route s’élève sur trois rampes en lacet jusqu’au refuge de Berixal d’où elle n’en suit plus qu’une seule jusqu’au sommet. On avait percé non loin du pont, du côté du Valais, la première galerie ; elle a été supprimée pour obvier aux éboulemens fréquens qui résultaient de la composition schisteuse de la montagne.

Le trajet depuis Gliss jusqu’au pont du Ganther offre une des promenades les plus agréables. La forêt de mélèzes qu’on traverse, lui donne un attrait de plus par ses ombres et sa fraîcheur. Le voyageur, saisi à la fois par le mouvement continuel et par la magnificence des objets, se sent devenir toujours plus impatient des nouvelles scènes qui l’attendent. Il se détache toutefois avec peine du frais et riant paysage de Brieg surmonté de l’immense chaîne de glaciers qui s’étend depuis le Finsteraarhorn jusqu’à la Gemmi, et dont les aiguilles se dessinent comme d’immenses crénaux sur l’horizon de la Suisse.

À mesure qu’on avance sur la nouvelle route, les sites se multiplient. Une seconde forêt de sapins au delà de Berixal conduit à la galerie de Schalbet, percée sur une longueur de 33 mètres (95 pieds) dans une masse saillante de granit feuilleté. À l’extrémité de la galerie, on découvre le tracé de la route jusqu’au sommet, et dans le fond du tableau une partie de la chaîne méridionale des Alpes, ayant l’immense glacier du Rosboden presqu’en face, et à ses pieds le profond abîme où la Saltine et la Tavernette se réunissent avec grand fracas. Bientôt on atteint le passage le plus à pic et le plus dangereux. On a dû conduire la route, dans une petite étendue à la vérité, immédiatement au-dessous des glaciers de Kaltwasser desquels se détachent plusieurs torrens qui, grossissant d’un moment à l’autre et se précipitant avec impétuosité sur des pentes de rochers très-rapides, causent souvent de grands dégâts. D’ailleurs ce passage, est exposé à des coups de vent d’une violence extrême. Au mois de Mai 1811. une avalanche emporta huit personnes et les lança au delà du parapet dans le fond du vallon de la Tavernette. À l’extrémité du passage, est une seconde galerie de 42 mètres de longueur, dite celle des glaciers. Elle est parfois obstruée par les neiges qui se détachent du Schönhorn, et l’eau qui s’infiltre dans les fentes du rocher, y forme une pluie continuelle. Pour éviter tous les dangers que présente ce passage, il aurait fallu, m’a-t’on assuré, conduire la route dans le fond de la vallée et la faire remonter ensuite dans la direction de l’ancien sentier vers le plateau, ce qui, outre l’inconvénient d’une grande dépense, aurait eû encore celui d’une pente excessivement roide, celle de l’ancien sentier étant à peu près de 215 toises.

Déjà la vivacité et la pureté de l’air annoncent un climat plus rigoureux. Les arbres ne font plus que languir, et bientôt ils vont disparaître entièrement. Cependant un beau gazon bien velouté couvre encore le peu de terrain dont les glaces ne se sont pas emparés. En sortant de la galerie des glaciers, on apperçoit pour la dernière fois (à une distance d’à peu près cinq lieues) les riantes prairies qui bordent le Rhône. Bientôt, après avoir tourné la base du Schönhorn, on atteint le plateau ou le col du passage du Simplon.

Ce plateau, élevé suivant Mr. Céard de 2005 mètres, 56. c. (ou 6174 pieds) au dessus de la mer[16], est un vallon presque circulaire, d’où la vue ne porte que sur des rochers arides et des glaciers parmi lesquels celui du Rosboden qui appartient au groupe du Simplon proprement dit est le plus imposant. À l’est se présente le Materhorn et dans le fond du tableau, vers le midi, le Fletschhorn, tout cuirassé de glace, l’un des plus superbes monts de la chaîne méridionale des Alpes. Sur l’horizon septentrional se retracent encore les sommités des glaciers d’Aletsch et du Lœschthal et les cimes jumelles de la Gemmi, mais pour disparaître bientôt entièrement. C’est dans cette triste enceinte, qu’on avait commencé à construire l’hospice auquel Napoléon avait affecté un revenu fixe de 20,000 francs en Italie, et dont les desservans devaient dépendre du couvent du St. Bernard. Les destinées de l’illustre fondateur ont décidé de celles de cet établissement. L’édifice qui devait avoir trois étages sur 60 mètres de longueur et 20 mètres de largeur, ne s’est point élevé au dessus du premier étage. Mr. Dalève, chanoine du St. Bernard, avait été dessigné comme chef du nouveau couvent qui devait être composé de quinze desservans, y compris les domestiques. Ce respectable ecclésiastique habite maintenant, avec un de ses confrères, un ancien donjon situé un quart de lieue plus bas et appartenant à Mr. de Stokalper, le propriétaire le plus aisé et le plus bienfaisant dans le Valais.

On descend la montagne sur une chaussée très massive jusqu’au village du Simplon, éloigné du plateau à peu près d’une lieue et demie, se trouvant plus bas de 526 mètres, 24 c. (1620 pieds) et 1479 m. 32 c. (4548 pds. au-dessus du niveau de la mer.) De Sempione à Domo d’Ossola la pente est de 3635 pieds. Sur le revers occidental de la montagne s’ouvre un profond vallon[17] tapissé de beaux gazons et arrosé par le Krumbach qui, avant d’arriver au village de Sempione, reçoit les eaux du Sengbach. Le premier de ces torrens s’alimente des glaciers du Schönhorn, et l’autre de ceux du Rosboden. On les passe tous deux sur des ponts massifs, s’approchant toujours davantage des énormes masses de neige qui couvrent la base des glaciers, et dont la blancheur éblouissante est encore relevée par la couleur sombre des sapins qui les encadrent.

Le village Sempione est situé au fond d’une gorge étroite, formée de masses imposantes de rochers. Les glaciers du Rosboden en approchent à une petite lieue près et contribuent à rendre ce séjour des frimas, encore plus âpre et plus froid. Le sort des hommes qui se sont resignés à habiter un pareil désert, dans un pareil climat, n’est certes pas à envier. Toute leur fortune repose sur les secours qu’ils offrent aux passans, le sol leur refusant tout moyen d’existence. Les voyageurs ne seront pas fâchés d’apprendre, que dans ce plus triste des gîtes une famille française a entrepris, il y a peu d’années, d’établir une bonne auberge.

À une demi-lieue de Sempione la route tourne sur un angle très aigu, pour s’enfoncer dans l’étroite vallée de Krumbach, encombrée de blocs de granit et de gneiss que les torrens détachent continuellement des parois des montagnes. Le Krumbach se perd au milieu de ces débris dans un autre torrent, la Quirna, qui descend des glaciers de Laqui et prend après cette réunion le nom de Dovéria. Il faut se résigner à errer pendant cinq lieues de chemin dans des défilés qui semblent n’avoir pas d’issues, et dans lesquels en beaucoup d’endroits les rayons du soleil n’arrivent que par reflet. Dans tout ce trajet la nature opposait les plus grands obstacles à la construction de la route. Elle est aujourd’hui unie comme une allée de jardin en dépit des rochers, des précipices et des torrens. Il avait été question de diriger la route par les hauteurs de Bugliano, Frascinodi et Trasquera, pour éviter les difficultés de la vallée ; mais celles qui se présentaient sur ces hauteurs, ayant été trouvées encore plus grandes, ce projet a été abandonné.

On pénètre dans la sombre vallée de Gondo par la galerie d’Algaby, taillée dans un massif de granit de 215 pieds d’épaisseur. Les ingénieurs avaient projeté d’établir un petit fort près de l’angle tournant entre cette galerie et le village de Sempione qui aurait défendu ce passage. Un tel fort eût été une appartenance naturelle d’une route militaire aussi importante que celle du Simplon, et Napoléon a dû se repentir de sa trop grande sécurité à cet égard. Il en aurait sans doute mieux saisi l’importance, s’il avait jamais été sur les lieux ; mais il est digne de remarque, que malgré sa prédilection pour la communication avec l’Italie par le Simplon, il n’a jamais visité les immenses travaux qu’il a fait faire pour l’établir.

À mesure qu’on avance dans la vallée de Gondo, les montagnes se rapprochent et souvent laissent à peine assez d’espace pour la route qui, à chaque pas, doit disputer le terrain au torrent. C’est un labyrinthe entre des rochers qui, en beaucoup d’endroits, s’élèvent à plus de deux mille pieds au-dessus de la route. À l’un des passages les plus étroits le pont, surnommé à juste titre ponte alto, embrasse toute la largeur de la vallée. Toutes ces belles horreurs prennent un caractère encore plus imposant à l’avenue de la grande galerie de Gondo. Cette galerie, sans contredit, l’ouvrage le plus grandiose sur cette route, a été ouverte, comme celle d’Algaby, dans un granit très-dur et dans un lieu qui n’offrait d’autre issue qu’à travers les rochers. Sa longueur est de 222 mètres sur 5 de largeur, et autant de hauteur. Elle a été tracée en ligne sinueuse, afin de faciliter la défense militaire de ce passage unique à côté duquel il n’y a d’autre espace que celui de la profonde crevasse, dans laquelle la Dovéria se brise contre les blocs de granit qui s’y accumulent toujours davantage. — L’effet de ce spectacle est encore augmenté par la cataracte de la Frasinone qui, à l’issue de la galerie, se précipite de plusieurs cents pieds de haut dans le gouffre de la Dovéria. Le pont qui franchit ce torrent, au milieu de sa chute, est composé d’une seule voûte en pierre, jetée d’un rocher à l’autre en ligne oblique. Les efforts qui ont dû être employés dans cette partie de la route, sont immenses. La grande galerie a exigé seule un travail constant de 15 mois, par plus de mille ouvriers. Les deux grandes ouvertures latérales qui y laissent pénétrer le jour, ont été faites à coups de pique. Les ingénieurs italiens qui ont dirigé spécialement l’exécution de ces travaux, auraient mérité une place sur la table de granit qui se trouve à l’extrémité de la galerie, du côté de l’Italie, avec la simple inscription : Aere italo 1805.

Les rochers ne diminuent pas encore. En plusieurs endroits ils ont la forme d’immenses tours ; en d’autres, d’énormes blocs de granit détachés semblent près d’ensevelir les passans. Beaucoup de ces rochers ont été étayés par de grands massifs de muraille. On est impatient de sortir de cette gorge au bout de laquelle on apperçoit une mauvaise auberge et quelques chétives maisons qui forment le soi-disant village de Gondo. L’auberge appartient aux Barons de Stokalper — son architecture lui donne plutôt l’air d’une prison que d’une maison destinée à soulager les voyageurs.

À trois quarts de lieue plus loin, on arrive à Iselle, le premier village italien, presqu’aussi misérable, que celui de Gondo. L’aspect de la route continue à être sauvage. Elle a été percée, près d’Iselle, dans un rocher saillant, qui, du côté du torrent, ne repose que sur un pilastre de granit, comparativement très mince. La coupe de ce passage est très hardie. Les fréquentes chutes de la Dovéria et les cascades formées par les torrens qui viennent s’y rendre, animent le paysage. À une lieue d’Icelle, on entre dans le riant vallon de Dovedro en traversant la Cherasca. Les vignes et les châtaigniers font pressentir le pays fortuné qu’on va atteindre. Mais bientôt les rochers se rapprochent de nouveau, et tout reprend un caractère sauvage, jusqu’au magnifique pont de Crévola d’où l’on découvre tout à coup la belle Italie ! Le coup d’œil est magnifique. Peu avant d’arriver à ce pont[18] on traverse la galerie de Crévola, ouverte dans le granit, éclairée dans le milieu et fort belle[19]. Le pont dont la construction et l’emplacement sont également remarquables, ferme la vallée du Simplon. Il est composé de deux arches en bois, de 20 mètres, 70 cent : (63 pieds) d’ouverture chacune, qui sont soutenues par une pile de pierre de taille, de 70 pieds de hauteur, et par d’immenses culées, affermies dans le roc[20]. On prend congé des sombres défilés de la Dovéria, où la nature, comme dit Mr. d’Echasseriaux, paraît avoir coulé et frappé en bronze. Le tableau que forme le bassin de Domo d’Ossola, offre un contraste bien agréable. Le fond est occupé par l’immense chaîne des montagnes qui séparent l’Italie et la Suisse. Dans l’avant-scène, se groupent le Mont Crestèse, le Mont Mazèra, la colline de Trontano ; le pays est couvert d’élégantes habitations dont la blancheur éclatante tranche pittoresquement sur le verd foncé des châtaigniers qui en couvrent les avenues. Toute la végétation annonce un autre climat, comme la physionomie des habitants et leur langage annoncent un autre peuple[21].

De Crévola à Domo la nouvelle route est tracée en droite ligne, sur un plan insensiblement incliné. On traverse un peu plus loin que moitié chemin le torrent de Bugnano sur un pont considérable en bois. Domo d’Ossola, petite ville assez bien bâtie, n’a de remarquable que son site, embelli par la jolie colline du Calvaire qui la domine.

De Domo au Lac Majeur la route suit dans une longueur de 46,000 mètres, la vallée de la Toccia, étant alignée tantôt sur l’une tantôt sur l’autre rive de ce fleuve qu’elle traverse sur des ponts magnifiques, à Villa, près de Mazzone et Menangione. Le site de Villa est le plus remarquable dans ce trajet. L’emplacement du pont rappelle celui de St. Maurice, à l’entrée du Valais. Vis-à-vis de Mazzone, s’ouvre la vallée du Mont-Rosa, moins renommée par sa belle végétation que pour les mines d’or qu’elle renferme. Ce métal précieux s’y trouve dans du granit veiné. Entre Mazzone et le Lac Majeur, on laisse à peu de distance, à sa gauche, le petit lac de Mergozzo, dans le voisinage duquel se trouvent des carrières de marbre blanc qui se transporte à Milan par eau, en descendant la Toccia et le Tessin. À Ferriolo, on atteint le Lac Majeur. La partie de route[22] (30 mille mètres environ) qui longe le lac, se trouve établie de niveau, à 16 pieds au dessus de ses basses eaux ; elle a été exécutée, comme ce qui la précède et la suit, avec autant de solidité que de magnificence, par les ingénieurs italiens, d’après les projets de Mr. Céard[23].

« Un mur en maçonnerie régulière, soutenu par des contreforts rapprochés, établis sur pilotis et grillages, borne dans toute sa longueur la route contre le lac ; ce même mur est couvert et couronné de dalles en granit feuilleté, parfaitement taillées et garanties par d’excellentes et belles bornes de deux mètres en deux mètres qui ont en même tems l’avantage de rassurer les voyageurs. »

« La berge supérieure est garantie elle même de l’éboulement des terres par un second mur, également beau et solide, au pied duquel est un fossé, revêtu en pierre ou creusé dans le rocher, pour l’écoulement des eaux supérieures qui se jettent dans le lac par des aqueducs. »

« La superficie bombée de la route a été assortie à toutes ces beautés qui ont coûté prés de 900,000. francs par lieue ; c’est la plus belle chose qui existe en ce genre. »

« L’art devait faire de semblables efforts en ces lieux, pour n’être pas trop en arrière de la nature qui paraît y avoir, à plaisir, réuni tout ce qu’elle a de plus capable d’enchanter les yeux. En effet, on ne peut rien trouver de plus délicieux que la vue qu’offre, depuis la belle plate-forme de la route, le Lac Majeur, ses îles, ses rians côteaux, et tout l’ensemble de son ravissant paysage. »

« La route passe par Baveno et Belgirate où sont établis les relais de poste. Près de Baveno est la carrière de granit rosat, d’un grain très fin, qui a fourni en partie les belles colonnes de la cathédrale à Milan. Baveno est presque vis-à-vis de l’Isola bella, moins attrayante par l’architecture bizarre de ses palais et de ses terrasses que par l’effet magique de son site. Vis-à-vis, sur l’autre rive du lac, une nouvelle route a été établie depuis Laveno, pour servir de communication directe, avec le lac de Côme. Le pont sur le Trefiume près de Baveno, à l’embouchure de ce torrent dans le lac, fixe l’attention du voyageur par l’élégance de sa construction et par son matériel précieux qui est d’un granit blanc, veiné de rouge. Stresa offre une vue magnifique sur les îles et sur les montagnes qui couronnent le lac, parmi lesquelles se distingue à l’Est celle nommée la Madonna del Monte, au-dessus de Varese, but de beaucoup de pèlerinages. On trouve un assez bon gîte à l’auberge de la poste à Belgirate. À deux lieues de là, la petite ville d’Arona s’avance dans le lac. Le promontoire assez élevé sur lequel se trouvent les ruines de l’ancien château des Borromées, est d’un bel effet. C’est là, que naquit Charles Borromée dont le nom rappelle toutes les vertus de bienfaisance. La statue colossale que sa famille, aidée des pieuses munificences des concitoyens, fit ériger en son honneur, est moins remarquable comme objet d’art, que par ses dimensions[24]. Elle rappelle ces fameux colosses qui ont été des objets de culte chez les Grecs. Le saint regarde vers le lac et donne à tout ce qui l’entoure, sa bénédiction.

Au delà d’Arona la route s’éloigne du lac et se plie à son extrémité pour arriver au Tesin vis-à-vis de Sesto. On passe ce fleuve dans un bac. Le gouvernement de feu le royaume d’Italie avait déjà alloué une somme de 1,060,000 frs pour y faire construire un pont qui par son emplacement et par sa longueur[25], serait devenu un des plus remarquables de tous les ponts qui existent.

Nous avons vu que les travaux de la route ne se terminent point à la sortie de la vallée du Simplon. Les ouvrages qui ont été faits entre Crévola et Arona, ne sont pas les moins remarquables. La nouvelle route, devait conduire jusqu’au centre de la Lombardie, et aboutir au superbe arc de triomphe à l’entrée de Milan, destiné à être la porte du Simplon[26]. Placé à l’extrémité du champ de mars, en face de l’ancien château dégarni aujourd’hui de ses bastions, ce monument devait recevoir autant par son site que par sa magnificence un caractère imposant ; mais étant parvenu dans sa construction à peine à la moitié de sa hauteur, il ne sert aujourd’hui qu’à augmenter les nombreux témoignages de l’inconstance des choses humaines.

À Sesto, on entre dans les belles plaines de la Lombardie. La route conduit par Somma, Gallarate et Rhò ; c’est l’ancien chemin de Milan, au Lac Majeur, mais mis en partie à neuf, élargi et embelli en différens endroits. On se trouve continuellement entre de vastes champs de maïs et de millet, entrecoupés de mûriers et de treilles. Près de Somma, on passe la Strona sur un beau pont de nouvelle construction. Les historiens placent dans les environs de cette petite ville le champ de bataille devenu célèbre par la victoire remportée par Annibal sur Scipion. — Les voyageurs s’arrêtent à Rhò, pour voir la belle église consacrée à la Vierge, bâtie sur les dessins de Pellegrino Tibaldi, et à Legnano, pour visiter les ruines du palais d’Othon Visconti, ainsi que l’église paroissiale dont le dessin est attribué au Bramante. La magnifique chartreuse que l’archevêque Jean Visconti avait bâtie (en 1349) à Carignano, n’existe plus depuis 24 ans ; mais des monumens plus dignes d’admiration se présentent au voyageur dès son entrée dans la capitale de la Lombardie.

Après la description que je viens de faire de la route du Simplon, il sera inutile, je pense, d’observer qu’elle est et restera probablement, unique en son genre. Les ouvrages qui ont été jugés nécessaires pour en faire un établissement durable et utile, mériteraient une description plus détaillée, faite par des hommes de l’art ; elle formerait un excellent cours d’instruction pratique pour les ingénieurs. Les escarpemens extraordinaires faites au Col de la Faucille, aux rochers de Meilleraie, dans les défilés du Simplon, les massifs de muraille qui soutiennent la route le long du lac de Genève et du Lac Majeur, cette quantité de ponts[27], enfin, ces galeries ouvertes, dans les rochers les plus durs, tous ces ouvrages, sont autant d’objets d’étude et d’admiration. Cette route présente, on peut le dire sans exagération, un triomphe continuel des efforts de l’art et de la persévérance humaine sur les plus grands obstacles de la nature.

Si quelque chose peut encore ajouter à l’intérêt qu’inspirent ces magnifiques ouvrages, ce sont les mesures prises à l’égard des voyageurs. Rien n’a été négligé pour les mettre à l’abri des accidens. Il y en a qui se joueront toujours du génie des hommes ; mais c’est déjà un grand triomphe que d’en diminuer les effets. Les dangers qui resteront permanens, ou qui se répèteront chaque année, sont ceux des avalanches, dans la partie haute du Simplon, au pied des glaciers de Tavernette[28], et les encombremens dans les défilés de la Dovéria. Lors de mon premier passage, un immense bloc de granit venait d’obstruer le défilé entre Algaby et Gondo. Il n’avait cependant presque pas endommagé la route. Cent cinquante personnes arrivées des villages de Sempione et de Gondo, étaient occupées sur le champ à le faire disparaître. Les avalanches[29] sont à craindredès le commencement du dégel, communément de la mi-février à la fin d’avril. Souvent les coups de vent et les bourrasques ne sont pas moins dangereuses que les avalanches. La précaution la plus sage sera toujours celle de ne point risquer le passage par une tourmente. Il n’arrive cependant guères que le passage soit entièrement fermé. En hiver, les voitures sont placées sur des traîneaux, et des perches, hautes de dix à douze pieds, sont placées dans des distances assez rapprochées pour indiquer le chemin à travers les neiges[30]. Un nombre suffisant d’ouvriers et de chevaux est disposé à Brieg et à Sempione pour ouvrir et tracer le chemin. Sept maisons de refuge, pour les hommes et les chevaux, ont été établies sur la pente du côté du Valais, et trois du côté de l’Italie. L’achèvement de l’hospice sur le plateau du Simplon, commencé sous le gouvernement français, complèterait ces mesures, et tant pour cette raison que par rapport aux frais d’entretien qui ne laissent pas d’être considérables, il est à regretter que cette route magnifique ne se trouve pas établie dans un pays moins pauvre que le Valais[31].

Les dépenses qu’a exigées la construction de cette route, ont dû être énormes. Celles à la charge du trésor français avaient été estimées à 9,200,000 Frs., dont en 1812 6,100,000 étaient effectivement dépensées. Les sommes employées par le gouvernement italien, dépassaient en 1811, déjà 5,000,000. Il venait d’allouer alors 1,060,000 Frs. pour un pont sur le Tessin à Sesto, et la totalité de ses dépenses effectives n’aura pas été au dessous de huit millions, en sorte qu’il n’y aura pas d’exagération, en évaluant l’ensemble de ce qu’a coûté la route du Simplon, à une somme ronde de 17 millions[32]. De grandes sommes ont été ainsi répandues dans des contrées où l’industrie et les idées commerciales rencontraient jusqu’alors de grandes difficultés, et l’établissement d’une communication aussi magnifique que commode aurait pu devenir pour les habitans du Valais une époque de régénération, si des souvenirs d’indépendance et un esprit, peu industrieux ne les avaient empêché d’en profiter autant qu’ils auraient pu.

Je voulais terminer cette description par quelques considérations sur l’importance militaire et politique, du passage des Alpes par le Simplon. L’auteur anonyme de l’intéressant mémoire : „Sur la Suisse dans l’intérêt de l’Europe[33] vient de remplir cette tâche mieux que je n’aurais été à même de le faire (v. note C.). Sous le point de vue commercial l’utilité d’une communication directe et commode, entre la France, l’Italie et la Suisse ne serait rien moins que problématique, si même l’établissement d’un commerce actif entre ces pays, dans cette direction, ne l’était pas. La facilité des transports a dû naturellement gagner dans la proportion de la charge d’une bête de somme à celle d’un chariot, monté sur quatre roues, sans mettre en ligne de compte les accidens de moins auxquels on a été exposé autrefois ; mais on ne saurait le nier, cette grande entreprise, si belle et si étonnante, n’a été conçue que dans des vues militaires, et aujourd’hui son plus grand mérite consiste dans la commodité et l’agrément qu’elle offre aux voyageurs.



  1. Le même qui, d’après les observations faites sur les araignées, avait prédit au général Pichegru le succès de son entreprise contre la Hollande en 1794.
  2. Le trajet de Paris à Milan se trouve effectivement abrégé de près de 50 lieues par la route du Simplon, de même que Turin se trouve rapproché de Paris de 44 lieues, moyennant la nouvelle route du Mont-Cenis par la Maurienne, et moyennant celle de Chambery par Tournus.
  3. Je rappelle ici textuellement l’éloge qu’en fait Mr. Céard dans son mémoire sur la route du Simplon.
  4. La route traverse cette vallée qui appartient à la Suisse, dans une longueur d’une lieue à peu près, entre les Cressonières et la Vattay, sur un terrain tout à fait inhabité. Pour cette parcelle, il y a eu 20 ans de négociations, à la suite desquelles la route a été ouverte à main armée. La confédération helvétique n’a jamais voulu y renoncer, et les tentatives qui ont été faites à ce sujet depuis le retour des Bourbons, n’ont pas eu plus de succès que celles qui avaient eu lieu auparavant.
  5. À un quart de lieue de Thonon. Il est fort long et très-étroit. On avait pensé à en construire un nouveau dans un lieu où le lit de la rivière est plus resserré ; mais ce projet devant changer la direction de la route et lui faire abandonner la ville de Thonon, on y a renoncé. La route de Genève à la Tour ronde avait été construite par Charles Emmanuel III. dans l’espérance de faire renaître le commerce et l’aisance dans cette partie du Chablais qui avait beaucoup souffert des guerres du seizième siècle. Ce prince voulait la continuer et établir une communication avec l’Italie par le grand St. Bernard, mais les Valaisans s’y opposèrent.
  6. Les rochers de Meilleraie.
  7. Napoléon s’exprima à ce sujet de la manière suivante, dans son, message au Sénat, du 10. Décembre 1810 : « La réunion du Valais est une conséquence prévue des immenses travaux que je fais faire depuis dix ans, dans cette partie des Alpes. Lors de mon acte de médiation, je séparais le Valais de la confédération helvétique, prévoyant dès lors une mesure si utile à la France et à l’Italie. » — Il était loin de prévoir qu’une armée autrichienne aurait les prémices de cette route superbe qu’il jugeait si utile à la France.
  8. La longueur du Valais est estimée à 90,000 toises. La partie depuis la frontière occidentale à St. Gingulphe jusqu’à Brieg qui a été mesurée par des ingénieurs français, comprend une étendue de 64,478 toises, et celle de Brieg aux glaciers du Rhône est évaluée approximativement à 25-26 mille. La population était en 1811, d’après un relevé fait par ordre des autorités françaises, de 63,533.
    On trouve les meilleurs renseignemens statistiques sur le Valais dans l’ouvrage du docteur Schinner, intitulé : « Description du département du Simplon. Sion 1812. 1 Vol. 8. » et dans l’annuaire helvétique (Helvetische Almanach) pour l’année 1820. Je recommande à ceux qui aiment les tableaux pittoresques, les lettres sur le Valais par Mr. Eschasseriaux, 1806. — Sous le point de vue minéralogique le Valais a été examiné par Mr. Dolomieux et par un de ses élèves, l’ingénieur des mines Champeaux — sous celui de la botanique particulièrement par Mr. le prieur Murith à Martigny.
  9. Comme p. e. le village d’Albinnen.
  10. Cette profondeur est surtout remarquable dans les environs de Brieg qui est situé entre le Finsterarhorn (13,234) et le Mont-Rosa 14,580 pieds au-dessus du niveau de la mer. La petite ville de Brieg a elle-même 2104 pieds d’élévation, de manière que la paroi méridionale a 12,476 et la paroi septentrionale 11,130 pieds de hauteur. La vallée de Chamouny n’est que de 11,532 pieds plus basse que la cime du Montblanc, celle de Lauterbrunnen est seulement 10,422 pieds au-dessus de la Jungfrau, et le Chimborazzo ne s’élève que 9,982 pieds au-dessus de la vallée de Quito.
  11. Savoir celui par le grand St. Bernard 7,476, celui par la Gemmi 6,985, celui par le Simplon 6,174, celui par le Griess 7,338, enfin le sentier par le Mont-Cervin, le plus élevé de tous, 10,284 au-dessus de la mer.
  12. En Avril 1818.
  13. Leur élévation au-dessus de la mer est de 9805 et de 9156 pieds.
  14. 13,284 pieds suivant Mr. Tralles.
  15. Voyez pour les dimensions, la note B.
  16. De dessus la place de Brieg au sommet du Simplon Mr. Saussure avait trouvé par son nivellement 665 toises — et Mr. Céard avec le niveau d’eau 678 — ce qui diffère de 13 toises.
  17. C’est dans ce vallon qu’est situé l’hospice provisoire.
  18. La distance du pont sur le Cherasca jusqu’à celui de Crévola est de deux lieues environ — et celle de la galerie de Gondo à Cherasca à peu-près la même.
  19. Elle a été exécutée en grande partie par l’ingénieur Latombe. Sa longueur est de 170 pieds environ.
  20. Il a été exécuté par les ingénieurs italiens sur les dessins de l’ingénieur en chef Mr. Céard.
  21. Un autre passage des Alpes aboutit encore à Crévola, celui par le Gries et le val d’Antigoro, un des plus difficiles, mais assez fréquenté pendant les mois d’été par les marchands de fromage qui arrivent du canton de Berne par le Grimsel.
  22. La distance de Ferriolo à Sesto au bout du lac est de huit lieues à peu-près — mais la route ne longe plus les bords du lac au delà d’Arona.
  23. Je ne crois pouvoir mieux faire que d’emprunter ici littéralement la description qu’a donnée Mr. Céard de cette partie des ouvrages.
  24. Sire Zanella de Pavie et Bernardo Faleoni de Lugano ont été chargés de l’exécution, et l’ont terminé en 1697. Sa hauteur est de 66 pieds ; celle de son piédestal, qui est de granit, de 46 — en tout 112.
  25. Il devait avoir 36 piles.
  26. L’érection de ce monument avait d’abord été décrétée en 1801 par le gouvernement de la république italienne en l’honneur de son fondateur. Plus tard en 1806 il a été voté par la municipalité de Milan en commémoration de la victoire de Iena. Le marchese Luigi Cagnola en a dressé les plans. Les dépenses avaient été évaluées à 1,800,000 Fr. ; mais elles auraient probablement dépassé de beaucoup cette somme. Jamais plus beaux matériaux n’ont été employés à pareil usage. Les artistes les plus distingués tels que Pacetti, Monti de Milan, Moati de Ravenne, Acquisti, Pizzi et Marchesi ont travaillé aux basreliefs et autres ornemens. Il me semble toutefois, que ce monument aurait dû être conçu dans de plus grandes proportions pour être plus analogue aux localités et à sa destination.
  27. Il en existe entre Glyss et Sesto 611 de toutes les dimensions, parmi lesquels 22 considérables. Ceux sur la Saltine, sur le Ganther, sur la Cherasca, la Frasinone, le Ponte Alto, sur la Doveria à Crévola, sur le Trefiume près de Baveno, et sur la Toccia près de Menangione, sont particulièrement remarquables, soit par leur emplacement, soit par leur construction.
  28. Entre la cinquième et sixième maison de refuge.
  29. Il y a deux sortes d’avalanches ; celles de neige qui ont lieu plus particulièrement aux époques du dégel, et dont le volume et la force varient selon la pente des montagnes et l’affluence des neiges, et celles qui sont composées d’eau et de neige, et qui dans leur course emportent des pierres plus ou moins grosses — ces dernières sont celles qui causent les plus grands dégâts.
  30. L’affluence des neiges est cependant quelquefois telle, sur-tout quand elles sont entassées par les vents que les perches disparaissent aux yeux des voyageurs.
  31. Jusqu’à présent la route est bien entretenue ; mais qu’en sera-t-il si jamais des accidens imprévus nécessitent des réparations considérables ? — Il est très-problématique, si la recette des péages pourra suffire à l’entretien ordinaire, évalué à 35 - 40,000 Francs pour la partie à la charge du Valais.
  32. Les ouvrages entre Brieg et Algaby avaient absorbé à eux seuls dans les trois premières années 1801-1805, 3,248,000 Fr. et 1,960,000 ont été allouées pour l’année suivante 1805-1806. — Il paraît toutefois que l’esprit d’économie ne présidait pas d’abord à l’administration des travaux. Au commencement l’extraction d’un mètre cube de granit coûtait 72 Fr. ; Mr. Céard le réduisit à 12 Fr., et plus tard la route a été escarpée à raison de 4 à 3 Fr. et même à deux pour le mètre cube suivant la nature et la dureté du roc. Du côté de l’Italie les dépenses ont été comparativement moins fortes malgré la plus grande solidité et la plus grande magnificence des ouvrages, ce qu’il faut attribuer en grande partie à la qualité supérieure des matériaux.
  33. De la Suisse dans l’intérêt de l’Europe ; ou examen d’une opinion énoncée à la tribune par le général Sébastiani. Paris chez Anselin et Pochard. Janvier 1821.