La Route du bonheur/01/05

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Librairie des annales (p. 33-39).


V

La Volonté


L’homme ne sait pas ce qu’il veut : il veut ce qu’il ne veut pas, il ne veut pas ce qu’il veut, il voudrait vouloir.
J. de Maistre.

Qu’est-ce, au juste, la volonté ? Un grand philosophe a écrit, quelque part, qu’elle était la substance de l’univers, et un autre, Kant, je crois, n’a point voulu la fixer d’un mot et l’appelait, avec une imprécision mystérieuse, « la chose en soi ». J’aime ce terme à la fois vague et puissant comme la volonté elle-même, qui est insaisissable et, cependant, lutte souvent victorieusement contre la fatalité.

Or, vous qui avez connu, aimé, l’Oncle indulgent et sage qui fut votre ami, vous ignorez peut-être que son talent fut, en quelque sorte, une conquête sur la nature. Il le disputa bribe par bribe, avec une ténacité et un succès qui resteront comme le symbole de la volonté dans ses effets, lorsque l’homme sait ce qu’il veut.

Le petit Francisque n’avait point douze ans, que déjà, dans sa caboche, il avait casé cette idée, qui ne devait plus en sortir : c’est qu’à force de travail, on peut conquérir le talent.

C’était, dans ce temps-là, un brave collégien d’humeur égale et gaie, qui ne se croyait point une victime du sort, encore qu’il n’eût point de raisons à s’en réjouir particulièrement : ses parents étaient assez pauvres, ce qui ne troublait pas, mais stimulait l’ardeur qu’il avait d’arriver. Chaque semaine, là-bas, à Dourdan, il envoyait, à sa maman, un Journal, écho fidèle de sa vie : qu’il jugeât ses maîtres, ses camarades ou lui-même, il le faisait toujours avec la même impartialité probe et candide, reconnaissant en toute humilité ses faiblesses, admirant, sans l’ombre de jalousie chez tel de ses camarades, E. About par exemple, les qualités qui lui manquaient, et bûchant, peinant, afin de les acquérir d’un cœur qui ne se décourageait jamais.

— Sarcey (disait de lui un de ses maîtres), est un vrai modèle du perfectionnement par le travail. Depuis le mois d’octobre, il n’a pas fait un pas en arrière ; il a toujours acquis, jamais perdu.

Et Gréard, qui fut son condisciple et son ami, rappelle, en paroles émues, cette appréciation dans son éloquente préface.

« Le ciel avait-il doué celui qu’on a surnommé plus tard le « critique national » de ces dons étincelants qui, dès l’enfance, marquent les heureuses destinées ? Si vous l’en croyez, vous serez persuadé du contraire, car il ne comptait pour rien et le bon sens rare qui devait guider sa vie, en lui faisant distinguer toujours la bonne route de la mauvaise, et le souci admirable de la vérité qui étayait tous ses jugements, et, le mettant en face de sa concience, l’empêchait par là de se leurrer ; mais il savait qu’il possédait un trésor : la volonté ! Et ce bien lui semblait suffisant pour le mener au bout du monde, — du monde des travailleurs. »

Aucune difficulté ne le rebutait.

« J’écris assez mal, confesse-t-il ingénument dans son Journal, et, tout en sentant que ce que je mets n’est pas bon, je ne trouve rien de meilleur à mettre à sa place. M. Caboche me disait, l’autre jour :

» — Vous êtes, pour moi, une énigme inexplicable. Quand vous traduisez une version, vous avez un style excellent, on se dirait : « Voilà un élève qui a étudié avec soin les secrets de l’art d’écrire » : et puis, quand vous vous mettez à écrire pour votre propre compte, ce qui semble plus facile, puisqu’on exprime une idée à soi, vous ne faites rien qui vaille ».

» M. Caboche trouve cela inexplicable, et, moi, je le lui expliquerais fort bien si nous étions entre quatre yeux. Quand je traduis et que j’ai bien vu l’idée latine, j’ai un point de comparaison ; je me dis :

» — Voilà une belle expression, un tour vif,

» Je sens cela très bien, je n’en démords pas que je ne l’aie traduit comme je sens qu’il faut que ce soit traduit ; mais, quand j’écris, je n’ai plus de point d’appui ; j’ai beau me prendre par les cheveux, jamais je ne m’enlèverai ; je n’ai rien qui me soutienne, rien qui me guide. Je n’ai, enfin, personne qui me suggère l’expression. »

Je n’en démords pas ! Cette pensée têtue, qu’on retrouve partout, et sous toutes les formes, semble être la devise muette de notre grand travailleur, celle qui devait, lentement, mais sûrement, le conduire à la célébrité en faisant d’abord de lui un brillant normalien, et, plus tard, le journaliste, l’écrivain, et le patriarche qui fut à tous notre maître admiré.

Croyez-vous que, malgré tant d’efforts persévérants, il ait éprouvé, au début de sa carrière, quelques-uns de ces succès prodigieux, qui sont le meilleur des encouragements ? Point.

Francisque Sarcey était un élève impeccable, toujours le premier de sa classe et adoré de ses professeurs, qui le tenaient en estime particulière. Seulement, dès qu’il se trouvait en face d’examinateurs, il perdait la tramontane, sa mémoire fuyait, et les moyens dont, avec tant de plénitude, il jouissait en temps ordinaire, battaient la campagne. Sans accuser personne d’échecs qui l’affligeaient, mais n’altéraient point son humeur ni son courage, il confiait, en toute simplicité, la chose à sa mère :

« On est malheureux de n’être pas, dans ces occasions, plus maître de soi. Je ne puis m’empêcher de composer avec une émotion extraordinaire. C’est pour une sottise que j’ai manqué ma dissertation latine. J’ai traité un autre sujet que le sujet donné. »

Avec un peu de mélancolie, il ajoute :

« Je sais du latin autant que personne à l’École ; je passe pour connaître quelque peu le français ; je suis le héros des vers latins ; j’avais donné toute mon année à l’agrégation ; le bureau était plein de gens animés, pour moi, des meilleures dispositions : j’étais content de mes compositions écrites ; il semble que tout me criait : dignus est intrare ! Et je ne suis pas même admissible ! »

Et tout de suite, avec cette volonté de se ressaisir qui est en lui, et cette bonté qui lui fait penser au chagrin de sa mère, plus qu’au sien, il ajoute :

« Je n’essayerai pas de te consoler, j’aurais plus besoin de me consoler moi-même. Je ne souhaite qu’une chose : c’est que tu supportes le malheur comme je le supporte en ce moment. Je me suis armé de philosophie ; dans quelques jours, je n’y penserai plus ; tâche de faire comme moi ! »

C’est là un des traits les plus saillants de la volonté qui consiste justement à ne jamais regarder en arrière, encore moins à récriminer sur des faits passés, mais à fixer, droit dans son chemin, l’avenir, pour lequel toute l’énergie dont on peut disposer est nécessaire. Et ainsi, chaque jour, l’écolier, instinctivement, affirmait sa volonté. Ah ! oui, Francisque Sarcey la possédait « la chose en soi » formulée par Kant, et il en faisait un bel et brave usage. Comme dans les contes de fée, après beaucoup d’épreuves, il trouva sa récompense, puisque toujours son nom, dans les lettres, demeurera.

Et si ce bienveillant philosophe, qui mettait d’accord ses actes et ses œuvres, nous est particulièrement cher et laisse, dans le cœur de ceux qui eurent le bonheur de l’approcher, un souvenir si profond, ce n’est pas seulement parce qu’il avait conquis le style et le don de la parole, et la maîtrise de la pensée ; mais parce que, d’une existence donnée toute au travail, s’exhale un parfum très doux à respirer, et singulièrement fortifiant.

Dans un temps où, souvent, la jeune génération « ne sait pas ce qu’elle veut, veut ce qu’elle ne veut pas, et ne veut pas ce qu’elle veut… et peut-être… voudrait vouloir… », il serait bon de lui montrer l’exemple d’un homme qui, ayant voulu, a vaincu et devint… Francisque Sarcey.