La Route du bonheur/01/06

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 40-44).


VI

Il faut mériter sa propre estime


Ma chère cousine. Je viens d’entendre avec ravissement la lumineuse leçon de morale — je dis bien de « Morale » — que M. Émile Faguet a donnée, avec quel esprit ! aux jeunes universitaires des Annales. Il les a entretenues de Nietzsche, — vous savez, Nietzsche, le fameux philosophe à la mode dont toutes les femmes raffolent, sans, d’ailleurs, l’avoir beaucoup lu. L’éminent conférencier, à son propos, leur a dit des choses si profondes, si réconfortantes, et, en même temps, si simplement vraies, qu’il semblait, en l’écoutant, que la Philosophie entrât en soi comme le soleil par de grandes fenêtres ouvertes, et qu’on vît clair dans ces théories un peu sombres, auxquelles M. Faguet apportait les lumières éclatantes de son esprit.

Je voudrais attirer votre attention sur la conclusion de notre cher « Oncle », conclusion qui me paraît la plus jolie du monde, et que je vous prie de méditer un peu chaque jour…, car, à elle seule, elle est toute une philosophie et vaut le plus miraculeux des programmes.

Je ne sais si vous avez remarqué combien la quantité est chose négligeable en matière de théories, alors qu’on désire les mettre en pratique. En effet, il suffit, pour mener à bien une existence de femme, de comprendre, de sentir fortement une ou deux vérités, — pourvu qu’elles soient bonnes, puis de les accrocher comme gouvernail à son esquif, et de se diriger bravement vers un but déterminé.

Or, la conclusion de M. Faguet, dans sa limpidité, me semble une des deux ou trois vérités de qualité qui suffisent à transformer la moins intellectuelle des femmes en une philosophe de génie… Et mon Dieu ! après réflexion, je crois que les hommes eux-mêmes ne perdraient rien à en goûter la saveur.

La voici :

M. Faguet, ayant exposé la doctrine de Nietzsche, avec ses beautés et ses faiblesses, donna un dernier conseil aux jeunes filles et dit :

— Au lieu de jeter au ciel le cri de désespoir échappé au cœur de Musset :


Si quelqu’un nous entend, qu’il nous prenne en pitié,


ne manquez pas, mesdemoiselles de penser :

Si le ciel nous entend, qu’il nous prenne en estime.

Ainsi parla Émile Faguet.

Et cette parole-là, cousine, mérite qu’on y arrête longtemps son cœur, et qu’on tâche d’y conformer sa vie.

Si le ciel nous entend, qu’il nous prenne en estime,


c’est à quoi ne songent pas toujours les femmes.

Jadis, leur faiblesse trouvait une douceur dans ces deux baumes souverains : la Pitié et la Résignation, qui contentaient toutes leurs molles ambitions et n’offensaient pas un servage aveuglément accepté ; Nietzsche traite irrévérencieusement ces deux vertus de « fausses valeurs », et sans doute n’a-t-il pas tort, car rien n’affadit plus l’énergie qu’une résignation trop vite consentie ; et les larmes, les agenouillements, les désespoirs et autres mouvements de Pitié, ne valent certainement pas, aux yeux de Dieu, le plus petit effort inspiré par la volonté de gagner son « estime ».

Mais si aujourd’hui, la Pitié et la Résignation sont mises au rancart avec les défroques de ma mère-grand, on les a remplacées par une « valeur » aussi moderne que laide : la Révolte

Les femmes s’enorgueillissent d’être des rebelles, comme les bourgeoises d’antan se complaisaient dans leur rôle humilié de servantes. Elles partent en guerre contre tout ce qui s’oppose à leur bonheur immédiat ; elles se soucient fort peu de l’estime de leurs contemporains et ne s’embarrassent guère de celle de leur conscience ; en un mot, elles ne poursuivent qu’un but unique : leur bon plaisir.

Et je ne sais pas si la Pitié et la Résignation, dans leurs formes négatives, n’étaient pas encore plus sympathiques que cette affreuse « Révolte » propre à enlaidir la femme et à dessécher son cœur.

Ah ! comme je sais gré à M. Émile Faguet d’avoir enseigné aux jeunes filles cette jolie vérité : qu’il faut mériter l’estime du ciel et des hommes pour vivre en paix avec soi-même, et que voilà de la saine et utile philosophie à faire pénétrer dans de jeunes cervelles !

N’importe quelle pauvre enfant peut, malgré son ignorance de Zarathoustra, comprendre cette vérité, tout comme si elle avait lu Nietzsche, et nos enfants, ces êtres charmants qui, demain, seront des femmes, auront charge d’âmes et tiendront dans leurs mains frêles le bonheur d’autres existences, ne trouveront point de programme plus beau que celui contenu dans ce vers de Musset, revu par notre Oncle l’académicien :

Si le ciel nous entend, qu’il nous prenne en estime.

C’est là tout le secret du bonheur des honnêtes gens. Et cela est si vrai que, si vous vous amusez à regarder autour de vous, vous reconnaîtrez aisément, à je ne sais quelle bonne humeur, à je ne sais quel air de santé morale et d’équilibre joyeux, les personnes qui vivent en paix avec elles-mêmes. « Nul ne peut être heureux s’il ne jouit de sa propre estime », a écrit Jean-Jacques Rousseau. C’est pourquoi tant de gens sont malheureux, irritables, irrités : ils n’ont pas su la gagner.

Zarathoustra, cousine, a prononcé de grandes paroles, et Nietzsche a écrit de gros livres ; mais M. Faguet a fait mieux encore, quand, ayant expliqué la volonté, l’énergie, le surhomme, et tout le génie de Nietzsche, il a conclu sur cette vérité si simple :

— Qu’il faut, pour mériter son bonheur, que le ciel nous prenne « non en pitié » comme de pauvres victimes, mais en « estime », comme de vaillantes petites combattantes.