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La Route du bonheur/01/17

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 117-122).


XVII

Le riche Pharmacien
et la Jeune Fille pauvre


Il faut que je vous conte une petite histoire qui n’a d’autre mérite que d’être vraie : humble histoire sans péripéties, sans épisodes dramatiques, simple comme la vie elle-même, et intéressante justement parce que, n’étant ni inventée ni arrangée, elle contient un enseignement et, comme disaient nos grand’mères, une moralité.

Nous allons la chercher ensemble ; et, si vous ne partagez point celle que je vais vous mander, rien ne vous empêchera d’en trouver une autre plus à votre goût ; le bon Perrault n’était point en peine, à chacun de ses contes, d’en imaginer deux ou trois fort différentes et, puisque de la discussion jaillit la lumière, nous serons plus éclairés, apparemment, après avoir causé ensemble.

Il s’agit, en l’aventure, d’un pharmacien et d’une jeune fille pauvre qui ne se connaissaient point.

La jeune fille s’appelait Juliette et était fort malheureuse ; cela arrive parfois aux jolies personnes en âge d’être pourvues et qui rêvent d’amour, encore qu’elles soient obligées de vivre de prose. Et la belle Juliette était loin d’être fortunée ; aussi, les soins du ménage l’absorbaient-ils presque entièrement. Sauf ses bottes, qu’elle laissait confectionner par un expert cordonnier, elle devenait tour à tour sa tailleuse, sa chapeautière, sa lingère, sa repasseuse et sa servante. Juliette confiait ces secrets méritoires, chaque soir, aux étoiles, non sans pousser un gros soupir. Ce n’était point qu’elle regrettât particulièrement son dur labeur, Dieu l’ayant faite courageuse ; mais il lui semblait injuste que le vieux père avec lequel elle vivait appréciât seul des talents si divers, qui ne demandaient qu’à s’étendre encore sur mille autres sujets plus charmants.

Oh ! non ! l’or ne ruisselait pas dans la maisonnette ; mais ce n’était pas une raison pour que le cœur de Juliette fut moins tendre que celui des riches héritières de la contrée, et ce cœur virginal était mûr pour l’amour. En vérité, Juliette attendait un Roméo, mais un Roméo brave et honnête qui se contentât, pour toute dot, de ses hautes vertus, de sa jeunesse et du savoir qu’elle apportait aux choses de l’esprit et du ménage.

Juliette, chaque jour, scrutait l’horizon, espérant apercevoir, monté sur un coursier rapide, le héros de ses songes ; mais, comme sœur Anne, elle ne voyait rien que l’herbe qui verdoie et la poussière qui poudroie ; et cela parce que, d’ordinaire, les Roméo fréquentent le monde, les bals et les fêtes, tandis qu’elle, pauvre seulette, ne quittait point le logis où ses devoirs auprès du vieux père la retenaient ; et, quoiqu’elle aimât tendrement le père, il lui arrivait parfois, après avoir beaucoup soupiré, de pleurer un peu ; et alors elle envoyait ses larmes toutes chaudes à une sienne cousine qui se désespérait de ne pouvoir les sécher assez vite.

Dans le même temps, vivait non loin de là un jeune et loyal garçon ; la Destinée, clémente, lui avait donné en partage l’intelligence, un cœur délicat et une certaine richesse. Il vivait dans une maison qui lui appartenait, et pouvait, comme le sage, s’estimer heureux, car, le jour, il travaillait, et le soir, la conscience en paix, il jouissait de l’ombrage de ses arbres, en contemplant dans le lointain la fraîche rivière qui se dorait aux rayons du soleil.

Et, cependant, sa pensée était mélancolique et toujours il songeait :

— Triste, disait-il, est le livre qu’on ne feuillette pas à deux, triste est la maison que n’éclaire point le sourire d’une femme aimée, triste est le bonheur lorsqu’il n’est pas partagé.

Et, de toutes ces tristesses, il fit une belle lettre qu’il envoya à la cousine de Juliette, qui se trouvait être aussi la sienne.

Et il lui confia, dans des termes fort touchants, que, ce qu’il désirait le plus au monde, c’était que Dieu lui donnât une compagne douce, sage et bonne, qui fût ornée des grâces de l’esprit et dont le visage reflétât les beautés du cœur.

De richesse, il n’en avait cure, gagnant largement sa vie dans un honnête métier, et possédant un patrimoine suffisant pour lui, l’épouse et la nichée.

Ainsi s’exprima le digne homme.

Or, comment supposez-vous que se termina l’aventure ? Vous vous imaginez, sans doute, que le riche pharmacien épousa la jeune fille pauvre, qu’ils furent très heureux et eurent beaucoup d’enfants ?

Que nenni !… Et je vous donne en cent, en mille, en dix mille, à deviner ce que la jeune personne répondit.

Ne croyez point qu’elle cherchât à s’éclairer sur la moralité du fiancé qui s’offrait à elle par les soins de la cousine, ni qu’elle réservât son jugement jusqu’à plus ample connaissance, ni qu’elle s’inquiétât de l’avenir du vieux père : non, non. Bagatelles que tout cela ! Cette fille de juge de paix retraité, sans fortune, avait des conceptions plus hautes de sa dignité, et voici les mots qu’elle laissa tomber de ses lèvres olympiennes :

« Ce n’est pas une raison, ma cousine, parce que je suis pauvre, pour « déchoir ». Jamais je n’épouserai un pharmacien : ce n’est pas un homme de « mon monde », et d’ailleurs, je suis résolue à ne prendre pour mari qu’un officier. »

La foudre tombant sur la tête de la pauvre cousine, un jour de ciel pur, lui eût paru moins étrange que les paroles de Mlle Juliette ; elle comprit alors pourquoi tant de jolies filles coiffaient Sainte Catherine, sans qu’il en soit la faute des hommes de bon vouloir… Le greffe ne fraye point avec la pharmacie et veut des maris de qualité.

Si je ne craignais d’encourir le mépris d’une personne aussi distinguée que Mlle Juliette, je lui dirais que je m’honore de l’amitié d’un être appartenant à l’espèce qu’elle dédaigne.

Seulement, ce pharmacien-là, plus heureux que l’autre, trouva sur sa route une jeune fille supérieure de cœur et d’esprit, jolie par surcroît, qui accepta avec bonheur de partager sa vie, non pas que les bocaux eussent pour elle un attrait irrésistible ; mais l’admirable intelligence de son fiancé lui donnait foi dans l’avenir.

Au contact de cette femme remarquablement cultivée, le pharmacien devint ambitieux. Il travailla sans trêve, et, dans ce siècle de chimie, chercha du nouveau, et fit des découvertes qui révolutionnèrent le monde médical. De pharmacien, notre ami se haussa au rang de savant, et devint, dans son genre, une de nos gloires ; ce qui ne gâta rien, il fut, du même coup, millionnaire, et cette histoire prouvera peut-être à Mlle Juliette qu’il n’y a pas de sots métiers, comme dit le proverbe, mais seulement des linottes.

Le monde est plein de ces jeunes filles orgueilleuses qui, par une fausse conception de leur dignité, craignent d’entrer dans la vie au bras d’un homme intelligent ; elles pâlissent d’envie en voyant passer un officier avec lequel elles traîneront la misère — et dédaignent le hardi garçon qui fera son chemin. Ce n’est point un homme qu’elles épousent, mais une carrière. Ne vaut-il pas mieux aimer l’homme pour sa valeur propre ? C’est la moralité que je vous prie, cousine, de tirer de ce petit conte véridique.