La Route du bonheur/01/18

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Librairie des annales (p. 123-130).


XVIII

La Pêche aux Maris


Ma chère cousine, connaissez-vous un travers plus fertile en incidents comiques que celui qui consiste à pratiquer la « pêche aux maris » ? J’ai vu, ma cousine, j’ai contemplé le spectacle plaisant ou douloureux d’une mère occupée à cramponner des gendres, et stylant deux pauvres créatures sans beauté dans l’art de conquérir des époux. C’était risible et navrant, à la façon de ces comédies dont les saillies provoquent le rire, tandis que la situation demeure dramatique et serre le cœur.

La chose se passait dans un de ces immenses caravansérails qui sont légion en Suisse, et tiennent lieu, à la fois, d’hôtel, de parc, de casino, à des centaines de touristes venus de tous les points du monde, sous le prétexte de se reposer et dans le but plus sincère, et vraiment évident, de se divertir.

Les amitiés se nouent vite, à l’ombre de beaux arbres, avec l’aide nonchalante de rocking bien en place, le hasard heureux de rencontres incessantes, et la griserie de valses, jouées à toute heure par de faux tziganes, sur d’hospitalières terrasses. Les clans sympathiques, bientôt, se forment : et si je vous disais qu’on n’y potine pas un peu, vous ne me croiriez pas, car vous savez qu’à la mer comme à la montagne, après s’être extasié sur les beautés naturelles du lieu, la conversation, par une pente inévitable, tourne dans le même cercle étroit ; on s’informe copieusement des faits et gestes du voisin, afin d’avoir l’occasion de les commenter sans bienveillance.

J’avais, tout de suite, remarqué l’indiscrétion maladroite de la mère en mal de gendres. Elle paraissait enragée de n’avoir point de relations, et mourir du désir de s’en créer sur-le-champ. Ses filles, petites blondinettes grassouillettes, serrées à étouffer dans leur corset, venaient, avec insistance, fourrer leur nez, que Dieu n’avait pas fait beau, partout où elles entendaient rire ou causer, tâchant de se mêler à la conversation sans qu’on les en priât, et s’insinuant de force dans les groupes qui leur paraissaient particulièrement brillants par le nombre ou la qualité d’hommes qui les composaient.

— Voilà de jeunes intrigantes ! fis-je remarquer, au bout de quelques jours de ce manège irritant, à une aimable voisine.

— Plaignez-les, glissa-t-elle à mi-voix dans mon oreille : ce sont mes voisines de chambre, et, sans le vouloir, j’entends de tristes choses. Dès qu’elles seront éloignées, je vous conterai le drame — qui se joue gaiement aux sons de l’orchestre et dans lequel les pauvres enfants tiennent le rôle de victimes et la mère celui de bourreau.

Je vous avoue, cousine, que, quoique la nature ne m’ait pas donné de curiosité envers les secrets du prochain, je restai intéressée par celui-là ; en attendant les révélations promises, j’observai la future belle-maman, dont l’œil perçant et dur mentait, à la bouche éternellement empressée et susurrante. Elle échangeait des propos furtifs avec l’une de ses filles et des épithètes désobligeantes s’échappaient de ces lèvres maternelles et pincées.

— Sotte ! Tu ne sais pas faire !

Après ce jugement péremptoire et peu élégant, la jeune fille repartit en chasse, l’air plus provocant que jamais, son visage de vingt ans noyé d’une indéfinissable mélancolie.

— Ah ! les pitoyables créatures ! soupira ma voisine, dès qu’elles furent parties. Imaginez-vous que, chaque soir, ce sont d’abominables scènes qui finissent toujours dans les larmes. La mère écume de colère en constatant le peu de succès de ses filles.

» — C’est de votre faute, glapit-elle, sans se préoccuper des murs en carton de l’hôtel ; comment voulez-vous qu’avec vos faces de carême des jeunes gens songent à vous ! Vous êtes là, comme deux morceaux de bois, incapables même d’engager une conversation. Ce n’est pourtant pas difficile d’aborder Mme  X…, qui est bien posée et connaît tout le monde, et de lui dire, avec un sourire gracieux : « Quel joli ouvrage vous brodez-là, madame ! » ; — ou bien de prendre, sur vos genoux, un des enfants de Mme  Z… et de vous écrier, en regardant la maman : « Quel amour de bébé ! » Comme des sottes que vous êtes, vous laissez échapper toutes les occasions de nous lier avec des gens comme il faut et dont les relations pourraient nous être utiles ; vous traînez vos bras ballants dans le jour, vous restez clouées sur vos chaises le soir, pendant que les autres s’amusent, et vous croyez que c’est agréable pour une mère ! Ah ! mais je commence à en avoir assez ! Je n’entends pas remorquer, toute ma vie, deux vieilles filles qui me rendent ridicule. Je vous ai fait faire six robes neuves à chacune, autant de chapeaux, tout cela m’a coûté les yeux de la tête. Arrangez-vous comme il vous plaira : mais je veux que vous fréquentiez les filles de Mme  X… ; je veux que vous dénichiez des partenaires au tennis. Je veux que demain soir vous dansiez. Comprenez-vous, dindes ! Et lâchez d’être aimables, ou vous aurez affaire à moi !

» — Ah ! madame, interrompit ma voisine, que cela est pénible de surprendre pareille cruauté ! Les pauvres enfants pleuraient un peu plus fort à chaque volonté exprimée en crescendo par leur maman ; je toussais pour indiquer ma présence ; mais la scène était montée à un tel diapason qu’on n’y fit pas attention.

» Une des petites lança, d’une voix exaspérée, ce cri du cœur :

» — Mais, opère toi-même, maman : tu verras si c’est commode de parler à des gens qui vous tournent le dos.

» — Insolente ! vociféra la mère.

» Et le bruit d’une gifle, de deux gifles, d’une giboulée de gifles, suivies de sanglots affreux, et ponctuées de : « Tiens, voilà pour t’apprendre ! tiens ! liens ! », me bouleversa. Je n’y pus tenir, je cognai aux murs ; électricité s’éteignit subitement, et le silence de la nuit ne fut plus troublé que par le murmure discret et plaintif de quelques mouchoirs. »

Vous pensez, cousine, que je n’eus garde, ce soir-là, de manquer au bal quotidien, afin de connaître le dénouement de l’histoire. Je vis apparaître bientôt, dans de délicieuses toilettes Pompadour, les tristes créatures, suivies de leur mère Fouettard. Toutes trois souriaient, de ce sourire de danseuse — insupportable, parce qu’il est apprêté ; les jeunes filles me semblèrent touchantes de laideur inquiète ; elles se regardèrent, tandis que l’orchestre attaquait la première valse et que tout un essaim de couples insouciants sillonnait déjà la salle des fêtes. Prenant leur courage, elles s’enlacèrent toutes deux, non pas avec la simplicité charmante d’enfants aimant la danse, mais avec des grâces étudiées, destinées à faire valoir les plis onduleux de leurs robes, la souplesse de leurs mouvements. Elles battirent des ailes avec exagération, s’alanguirent en des poses qui prouvèrent du moins l’excellence de leur couturière et la perfection de leur maître à danser. Puis, elles se rassirent un peu loin de leur mère, sans doute pour ne pas subir l’aigreur de ses reproches ; puis, très agitées, elles se relevèrent, quêtant des regards, mendiant des bouts de paroles, flairant la piste des « relations » imposées par l’auteur de leurs jours, mais, hélas ! toujours sans succès. Leur insistance à s’imposer avait découragé tout le monde.

Les valses succédèrent aux « two-step », les « two-step » aux valses. Les deux sœurs, toujours souriantes malgré leurs visages crispés, bostonnèrent la mort dans l’âme.

Tout d’un coup, l’une des deux s’arrêta, se planta devant un jeune garçon que son âge rendait sans importance, et, avec une hardiesse provocante, l’énergie du désespoir, et un tremblement dans la voix, que je n’oublierai jamais, elle demanda :

— Monsieur, voulez-vous m’inviter ?

Le jeune homme était bien élevé ; il s’inclina profondément et répondit :

— Mademoiselle, je n’osais pas vous le demander ; vous me rendez très heureux.

Vous me croirez si vous voulez, cousine, j’eus presque envie de pleurer ; et je plaignis, du fond de mon cœur, ces deux enfants victimes de la vanité et de la sottise de leur mère.

Ce n’est pas, vous le savez, cousine, avec une amabilité de commande, dictée par l’intérêt, que l’on conquiert des sympathies, et encore moins des amitiés ; ce n’est pas seulement avec des toilettes somptueuses qu’on attire l’amour des jeunes gens et qu’on retient celui des maris. Il faut quelque chose de plus : la sincérité dans l’expression, et un cœur vraiment jeune et ingénu.

Il me sembla que cette méchante femme avait flétri à plaisir l’âme de ses enfants, et j’eus horreur de sa vilaine action.