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La Route du bonheur/02/05

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 171-177).


V

Philosophie de Femme


Ma chère cousine. Les philosophes sont des hommes admirables ; ils démontent votre âme en petits morceaux, et vous expliquent ses rouages, ses ressorts et la beauté de ses mouvements. Ils vous prouvent les raisons de votre existence et celles de votre mort ; ils vous apprennent pourquoi vous souffrez et pourquoi vous aimez ; ils éveillent votre attention sur ce « Moi » qui gouverne la moindre de vos actions…

Vous ne souriez point qu’ils n’en aient deviné les causes, vous ne vous fâchez point qu’ils ne l’aient prévu. Leurs grosses besicles découvrent le fond de vos sentiments passés, présents et futurs ; et l’on pourrait croire qu’ils sont des conducteurs d’hommes incomparables…, d’hommes peut-être, de femmes, j’en doute, à moins qu’elles ne soient pourvues d’un cerveau et d’un cœur essentiellement masculins, ce qui serait bien dommage.

J’ai voulu faire comme tout le monde, cousine, et fourrer quelquefois mon nez dans les philosophes à la mode : Schopenhauer, Nietzsche, etc…, et j’en ai toujours éprouvé un grand mal de tête.

Leurs théories m’apparaissaient ingénieuses et supérieurement compliquées… Ils connaissent si bien la vie qu’ils vous enlèvent jusqu’à l’illusion de la trouver belle ; ils décarcassent avec tant de force le jeu de vos passions, qu’ils les font ressembler à quelque toupie mécanique dont la ficelle serait entre leurs mains. Cela est beau, desséchant et vertigineux.

Ils sont pareils à ces anatomistes qui, regardant un corps aux formes pures, vous décrivent savamment le sternum, l’humérus, le cubitus, le radius, le sacrum, et même le coccyx dont il se compose et ne voient pas la peau de satin si douce, si polie, si blanche, qui le recouvre d’un voile mystérieux.

Ils sont de grands philosophes, cela est certain, et leurs disciples ne le sont pas moins, en théorie surtout. Mais, lorsque j’écoute des femmes discuter à perte de vue sur les phénomènes intellectuels et psychiques de l’être, sur les manifestations de la pensée et les origines de la matière, sur les magnificences surhomme, je ne puis me tenir d’impatience et j’ai envie de leur dire :

— Laissez donc toute cette métaphysique aux hommes : elle leur convient bien mieux qu’à nous, il y a trop d’idées générales dans leur affaire, trop de mots aussi : nous y perdrions le « sentiment » qui fait notre force et nous donne des ailes…

J’ai toujours remarqué, cousine, que les dames philosophes, habiles à résoudre les problèmes ardus du matérialisme et du spiritualisme, conduisent assez mal leur barque, et, parfois même, montrent une humeur acariâtre très peu digne de leur grande expérience des choses de l’âme. La contemplation psychologique de leur « Moi » les empêche souvent d’apercevoir d’autres êtres ayant un « Moi » digne de pitié ou de tendresse, et d’y prendre intérêt. Et l’amour avec lequel elles se regardent agir et penser les conduit à une sorte de glorification de leur chétive personne, bien ridicule, si l’on considère le peu, le rien, que représente un « Moi » féminin épars dans l’univers.

Et c’est pourquoi les études philosophiques, à ce qu’il me semble, n’embellissent point notre sexe ; elles lui enlèvent la spontanéité et la fraîcheur qui lui sont propres, et, surtout, cet oubli de soi qui est sa véritable supériorité.

Les hommes, quelles que soient leurs perfections. d’instinct, sont égoïstes ; les femmes, par un penchant de leur nature, abandonnent leur cœur sans effort, elles savent aimer : la générosité, la chaleur de leurs sentiments, arment mieux leur philosophie que de savantes théories.

On parle souvent, dans les salons où l’on cause : doctrines, écoles, systèmes ; et l’on oublie, beaucoup trop, la pratique de ces merveilles, cette pratique toute bonne, toute simple, à portée de la main, qui demande seulement un peu de bon sens, de réflexion, et rend la vie aimable.

Il n’est point de femme, si bornée qu’elle soit, qui ne soit en état de se tailler une philosophie sans prétention, d’un usage facile et commode : elle n’a pas besoin de soulever des idées comme un monde ni expliquer les chaos de l’âme, pour sentir fortement une ou deux vérités et y accommoder sa vie, et c’est le point, essentiel.

« La conscience, a dit Pascal, est le meilleur livre que nous ayons… »

Les femmes qui le lisent sont assurées de connaître la véritable sagesse.

En effet, supposez un instant une créature riche ou pauvre, instruite ou ignorante, heureuse ou éprouvée, se laissant guider uniquement par ce livre divin, acceptant les responsabilités de son état, les charges et les ennuis de son intérieur, respectant toutes les conventions librement consenties, allant jusqu’au bout de ses devoirs, ne fera-t-elle point, tout naturellement, une admirable philosophe ?

Regardez, autour de vous, les femmes qui se disent philosophes et ne sont pas du tout philosophes ; elles pérorent sur le bonheur et ne savent point le faire naître : elles dissertent sur l’amour et ne le donnent point ; elles quintessencient à propos du sentiment et ont un cœur de bois ; elles ne sont pas éclairées par la lumière intérieure qui s’appelle conscience et fait les routes si droites.

Pourquoi tant de ménages vont-ils cahincaha ? Pourquoi tant de vies sont-elles gâchées ? C’est qu’aucune conscience ne les guide. Chacun va où son plaisir l’appelle, et ne s’embarrasse nullement du voisin. On parle très bien, on agit tout de travers ; on lit Nietzsche et Schopenhauer, et l’on retient, dans un grand fatras de mots, que le « Moi » est dieu.

Voulez-vous imaginer un instant, cousine, un pays chimérique, et cependant possible, où tous, petits et grands, écouteraient simplement la voix immortelle de leur conscience : les enfants obéiraient à leurs maîtres, les soldats à leurs officiers, les gouvernants et les chefs aux lois de l’honnêteté, les ouvriers à la discipline, les hommes à l’honneur, et les femmes à leurs devoirs si doux de la maternité et de l’amour.

Dans ce pays-là, toute parole donnée serait sacrée, tout engagement scrupuleusement tenu. On ne verrait point de collégiens passer le temps des études à lire en cachette de mauvais livres, ni des jeunes filles abandonner leur tâche pour s’occuper uniquement de divertissements. Les employés ne bayeraient plus aux corneilles, songeant qu’ils doivent un travail promis de plein gré ; les chefs prendraient souci d’eux et de leur avenir… Une jeune femme ayant épousé un colonial ne l’abandonnerait pas, sous le prétexte que la tête des indigènes ne lui revient pas : une mère ne livrerait point ses enfants à des soins mercenaires… Et, ainsi, du haut en bas de l’échelle, on lirait le beau livre dont parle Pascal.

Ce n’est pas là une philosophie transcendante ; pour la concevoir et l’appliquer, un cerveau moyen suffit. Et, cependant, si chacun s’y appliquait, elle suffirait à changer la face de la France.

Amusez-vous, cousine, à fonder pour vous-même un système clair, limpide et tendre où tous les « Moi » qui nous entourent trouveraient leur part de bonheur. Ce sera une philosophie dépourvue de science, mais rayonnante de sagesse, et celle que je vous souhaite.