La Route du bonheur/02/04

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Librairie des annales (p. 164-170).


IV

Le Sens de la Vie


Abordant le problème délicat de l’éducation, M. Pierre Baudin a fait observer, au cours d’une conférence, que les parents, souvent, appliquent leur enseignement à rebours.

Tantôt ils montrent la vie à leurs enfants sous des aspects lugubres, et leur en inspirent la terreur ; tantôt ils la dépeignent couleur de rose et les bercent d’illusions : méthodes également déplorables, puisqu’il faut apprendre aux jeunes à goûter la vie non seulement pour les joies qu’elle apporte, mais aussi pour les peines qu’elle coûte.

Il résulte que la plupart des femmes ne sont pas dans le sens de la vie, justement à cause de l’éducation subjective qu’elles reçoivent… Dès leur plus tendre enfance, elles s’imaginent que le monde pivote autour du moindre de leurs caprices, et elles ne distinguent pas le minuscule rapport de leur personne au reste de l’univers.

…Au lieu que les événements et les choses présentent à leurs yeux un intérêt général, elles les rapetissent toujours à leur cas particulier, et l’importance qu’elles leur attribuent se mesure exactement au degré de sensibilité qu’ils éveillent en leur égoïsme. Le plus léger ennui personnel leur devient catastrophe, une douleur véritable qui passe au-dessus de leur tête sans l’atteindre leur semble puérile. Et, pour me servir des expressions de M. Pierre Baudin, « la vie est, pour elles, comme un miroir dont les moindres fragments reflètent leur image ».

Réfléchissez à ces paroles, cousine, et vous y trouverez l’explication de nombreux bonheurs gâchés. Les femmes malheureuses sont celles qui, marchant à contresens, ne peuvent aimer la destinée. Ce n’est pas la vie qu’elles regardent couler comme un torrent impétueux dont il faut suivre le cours, c’est la pauvre goutte d’eau quelles sont… La misère des âmes douloureuses les apitoie moins qu’un bobo effleurant le bout de leur nez : la peine d’un ami les laisse insensibles ; leurs larmes n’ont point de générosité, leurs sourires point de joie. Tout, en leur cœur sec, demeure stérile ; et, si elles dramatisent les malheurs légers qui les frappent, elles se gardent bien de compatir aux chagrins profonds qu’elles causent.

Victor Hugo a écrit quelque part : « Nul de nous n’a le droit d’avoir une vie qui soit à lui », entendant, par là, que chacun a le devoir de partager son lot de bonheur ou d’épreuves.

Le don de soi — du meilleur de soi — fait largement à ses parents, à son mari, à ses enfants, à ceux qui souffrent, c’est apparemment là le sens de la vie, celui, du moins, que les parents doivent apprendre aux petits.

Et, si vous en voulez la preuve, observez les femmes heureuses de votre connaissance. Sont-ce celles qui répandent le bonheur autour d’elles ? ou qui y prétendent pour leur propre compte ? Celles qui oublient leur Moi, ou qui en font le centre du monde ? Celles, enfin, qu’on aime d’un respect, d’une tendresse infinis, et qu’on plaint parfois un peu, ou celles qui ne savent affectionner que leur figure, leurs mains, leur corps, leurs aises et leurs plaisirs ?

Pourquoi notre belle Armande, par exemple, en veut-elle au genre humain, et sa maison est-elle un enfer ? Elle est riche, cependant, considérée, de nombreux amis fréquentent son logis, son époux occupe une haute place, et ses enfants sont beaux.

Oui, mais Armande n’a le temps d’aimer ni son mari, ni ses enfants, ni sa maison… Les soins de sa personne l’occupent tout le jour, et les résultats obtenus, mettent notre coquette de fort méchante humeur. Elle gronde, elle jalouse, elle tempête ; sa conscience mal satisfaite lui suggère des papillons noirs. Elle sent poindre la névrose, le dégoût de tout…, et peut-être d’elle-même. Sa journée s’achève avant qu’elle y ait mis une pensée raisonnable ; ses repas sont mal ordonnés, ses domestiques bousculés, ses pauvres chéris mal soignés ; l’époux cherche distraction ailleurs, les scènes éclatent à tout propos, les reproches pleuvent comme grêle, et l’on pleure, et l’on dispute.

Armande est très malheureuse. Elle ignore le sens de la vie.

Et Juliette, notre dolente Juliette, alors que tout lui sourit, qu’a-t-elle à gémir ?

Hélas ! la vie est lourde !

Il faut se lever, et puis s’habiller, — devoirs pesants ! — et être prête pour midi !… Puis, répondre à des invitations, tenir entre ses doigts le fardeau d’une plume, et tracer du noir sur du blanc, — épreuve cruelle !… Et encore rendre des visites, parler… Et, parfois, — horreur ! — prendre une détermination, décider ceci plutôt que cela, choisir la nuance d’une robe, le jour d’une réception, la date d’un voyage. Juliette est excédée d’efforts, elle traîne derrière elle son ennui et ne s’aperçoit même pas que le bonheur est à ses pieds… Elle craindrait de se fatiguer en le ramassant. Ses amis, lassés de son indifférence, l’abandonnent à sa veulerie. Le mari déserte un foyer morne. Seuls, les enfants raniment la maison de leurs cris d’orfraie ; ils se battent, s’arrachent les cheveux et se détestent. Juliette est très malheureuse. Elle ignore le sens de la vie.

Et la bonne grosse Henriette, de quoi se plaint-elle ? Elle a bon mari, bons enfants, bonne table, bonne vie.

Oui, mais, justement, elle assomme son entourage par l’excès de perfections impudemment étalées. Pendant de longues heures, il faut subir le panégyrique de l’époux ; et puis des trois anges, intelligents, spirituels, bien faits ; et du chien, joli comme un « n’a mour » ; et des sauces de la cuisinière, onctueuses et liées ; et de l’organisation merveilleuse de son ministère, et de l’inimitable perfection de tout ce qui la touche.

C’est à grincer des dents. Aussi, au bout de peu de temps, les amis, en bon ordre, lâchent ce salon, où l’on cause… trop. Il surgit d’autres amis, intimes également ; et puis, — ô mystère inexplicable — ils se défilent discrètement, et la bonne grosse Henriette se désole. Elle voudrait tant qu’on l’aimât toujours, comme elle aime son mari, ses enfants, son chien, ses sauces, sa maison, ses rangements, ses idées, ses projets, ses opinions, ses bourdes, et sa dernière lubie.

La bonne grosse Henriette — encore que son cas ne soit pas pendable — ignore le sens de la vie, sans quoi elle s’aviserait qu’on n’attache point ses amis par les récits qu’on leur impose, mais par l’intérêt qu’on prend à ceux qu’ils vous font.

Je pourrais encore vous parler d’Adrienne, de Marthe, d’Amélie, trois victimes de la vie, trois aveugles, trois égoïstes, trois ignorantes. J’aime mieux esquisser pour finir le portrait charmant d’une femme heureuse.

Au fait, est-ce bien nécessaire ?

La femme heureuse n’a point d’histoire. Elle donne généreusement tout son cœur, sans réticence, sans calcul, et se mêlant hardiment à la lutte ; elle pense surtout à assurer le bonheur de ceux qu’elle aime. Elle ne dit point, avec Pascal, que « la vie est le rêve d’une ombre », parce qu’elle est toute action, tout élan, et toute ardeur ; mais, dans les moments où il faut raffermir son courage, elle répète tout bas, bien bas, le joli vers d’Hugo :

La vie est une fleur, l’amour en est le miel.

Et ce miel si doux suffit à effacer le goût des amertumes, et jusqu’au souvenir des chagrins.