La Route du bonheur/02/08

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Librairie des annales (p. 194-202).


VIII

Bonheur perdu


Ma chère cousine, je m’en vais vous conter une petite histoire qui n’a d’autre mérite que d’être vraie. Je n’ai point dit « vraisemblable », ce qui n’est point la même chose, mais réelle. J’entends par là que mes héros existent en chair et en os, que leur aventure est rapportée ici en toute fidélité et pour la beauté seule de ses conclusions…

Quand vous l’aurez écoutée jusqu’au bout, cousine, vous comprendrez qu’en dehors des maux dont la fatalité nous gratifie, parfois avec trop de zèle, nous sommes habiles à nous forger mille peines chimériques, et celles-là sont les plus dangereuses, car nulle puissance ne les peut guérir.

Or, je ne sais si vous êtes comme moi, cousine ; mais tout ce qui ressemble à du bonheur perdu ou à un chagrin inutile m’irrite et me fait songer (encore que la comparaison soit vulgaire) à ces maladroits qui, marchant à l’aise sur une large chaussée, trouvent, cependant, le moyen d’empêtrer leurs jambes dans le parapluie qu’ils tiennent à la main, et de se casser le nez.

Le spectacle d’un être malheureux, alors que son destin le fit heureux, est agaçant comme la bêtise, révoltant comme l’injustice, exaspérant et un peu triste comme toutes les misères imaginaires qui font pleurer les enfants.

Mais arrivons à notre odyssée.

Il était, une fois, une jeune fille aussi bonne que belle ; la distinction de son cœur, la vivacité de son intelligence, la grâce de sa taille souple, l’harmonie de ses gestes, de sa voix caressante, de ses yeux rieurs et tendres, faisaient que tout le monde l’aimait. Instinctivement, on pensait d’elle : « Elle est charmante » : car, à ses attraits physiques, elle joignait ces mille dons aimables qu’on ne saurait analyser par le menu, mais qui se fondent en un seul : le charme, et s’expriment par le sourire.

— Quand Suzanne arrive quelque part, avait-on coutume de répéter, la température s’élève de dix degrés.

Il semblait, en effet, qu’elle apportât, dans les plis de sa robe, quelques rayons de soleil ; elle avait le génie d’animer les salons moroses, d’égayer les gens acariâtres, de secouer la torpeur des mondains indifférents, de provoquer la confiance et l’amitié. Elle répandait la vie là où elle passait, et sa bonne humeur proverbiale était d’autant plus vive qu’elle en trouvait emploi plus utile. Musicienne, adroite comme une fée à tous les travaux de l’aiguille et du ménage, monopolisant les recettes de toutes sortes, parlant l’anglais et l’allemand, lisant les vers et la prose avec talent, chantant, presque sans voix, mais le plus agréablement du monde, elle était l’amie indispensable sans laquelle il n’est point de fête. Elle avait le privilège rare de comprendre et d’adorer la vie ; et, même lorsqu’elle cirait ses chaussures, ou frottait sa petite chambre de jeune fille, elle déclarait qu’elle s’amusait, et le plus étonnant était qu’elle ne mentait point. Quoiqu’on la sût sans dot, — ou à peu près, — chacun était persuadé que Suzanne, à cause de ses mérites rayonnants, trouverait à se marier selon son cœur.

On ne se trompait pas.

Suzanne fit la connaissance d’un beau garçon, jeune, intrépide, instruit, sorti un des premiers de l’École Centrale, musicien excellent, ayant, pour la vie large des colonies, un culte passionné. L’admirable activité de Suzanne, son énergie, sa gaieté et sa grâce, le transportèrent d’aise ; il tomba éperdument amoureux de tant de souriantes perfections et demanda la main de la jeune fille. Les parents, bourgeois cossus, — sinon par la fortune, du moins par leurs relations, — firent un peu la moue.

Les colonies ! hum ! c’était bien loin. Il fallait traverser la mer ; et puis, Suzanne ne serait plus là, le mardi, pour servir le thé. Le prétendant avait une belle situation, il est vrai ; mais Suzanne pouvait trouver mieux encore.

Suzanne avait le courage de ses opinions. Le jeune homme lui plaisant, elle ne s’embarrassa point d’autre chose.

Elle avait remarqué qu’on possède en soi le bonheur, et, comme elle était parfaitement décidée à transporter au delà de la Méditerranée sa bonne humeur, ses enthousiasmes, sa sève de jeunesse, et cette faculté qu’elle avait d’aimer son prochain, elle rassurait par avance ses parents, ses amis.

— Vous serez forcés de venir me voir pour constater mon bonheur, disait-elle en riant.

Ils se marièrent donc.

Ils partirent…

Là-bas là-bas, dans la montagne…

…et c’est à ce point précis, cousine, que commence

le petit drame.

L’heureux époux avait débuté plus que modestement dans la carrière coloniale. Ne disposant point des capitaux nécessaires, il s’était contenté d’une vulgaire place de gérant. Mais l’immense plantation agricole et vinicole qui fut confiée à sa surveillance prospéra si bien entre ses mains que le propriétaire, ravi, lui réserva une part dans les bénéfices. Notre centralien s’employa d’autant mieux à en augmenter le rendement : il inventa des procédés nouveaux, améliora sans cesse, et fit tant de prodiges qu’ayant débuté aux appointements fixes de trois mille francs, il se trouva en gagner, un peu plus de trente mille. Il avait récolté, en sus, l’affection et la reconnaissance de son propriétaire, — riche Parisien qu’on ne voyait jamais. La « société » de cette grande ville — car il y a une société dans les centres coloniaux comme dans les chefs-lieux de province, — composée d’une baronne, d’une douzaine de riches propriétaires mariés et d’un général en retraite vivant avec sa fille, la société, dis-je, avait daigné admettre en son sein notre héros. C’était là une faveur insigne, incroyable, merveilleuse, les gérants étant gens de peu, paraît-il, et, pour l’ordinaire, assez mal considérés.

Mais ce gérant-là était d’espèce particulière. Il jouait fort bien du piano, bostonnait à ravir, et se révélait, en toutes circonstances, homme galant et galant homme. On pouvait, sans trop déchoir, lui ouvrir un petit ballant de la grand’porte par laquelle défilait, tête haute, la « Société » engoncée de ses raides principes.

Le fiancé avait prévenu Suzanne qu’il lui faudrait beaucoup d’indulgence et de bonne volonté pour trouver de l’agrément à la fréquentation de ces dames : un peu potinières, assez jalouses, et suffisamment orgueilleuses, très à cheval sur toutes les questions de préséance ; et fort expertes en fait de décocher des traits piquants. Il lui expliqua que la civilité honnête et puérile n’est point commode à manier sous les cieux brûlants d’Afrique, parmi les écueils d’une société pointilleuse comme celle dont il avait l’honneur de faire partie.

— Bah ! répondit Suzanne, ne vous inquiétez pas ; je tâcherai d’apprivoiser les bêtes féroces !

Hélas, la pauvre enfant ne savait point ce qu’est une « Société » avec un grand S. Moi non plus, d’ailleurs, cousine. Je l’ai appris en cette circonstance et vous le révèle tout chaud.

Lorsque les grandes dames du lieu reçurent le « faire-part » leur annonçant le mariage de M. X… avec Mlle  Suzanne Z… il y eut un moment d’émotion dans tous les salons de la contrée. Convenait-il d’y admettre la nouvelle venue, ou fallait-il marquer à M. le gérant, par une froideur certaine, qu’on ne pouvait étendre à sa femme les bontés dont on l’avait jusqu’alors comblé.

La question fut agitée passionnément ; quelques créatures sensées et bonnes de la Haute (il s’en trouve partout) assurèrent que la jeune femme étant d’excellente famille, d’éducation parfaite on pourrait peut-être…, qui sait…, enfin…

— C’est impossible ! prononça sèchement la baronne de K… Si nous accueillons dans nos maisons les personnes de cette condition, c’en est fini de la société. Que M. X…, devienne propriétaire, et nous ne lui tiendrons pas rigueur !

Ainsi parla la pimbêche titrée qui, dans la colonie, jouait le rôle d’oracle.

— Mais, reprit une bonne âme, dont la raison s’entêtait, puisque nous considérions M. X… presque en ami, pourquoi blesser gratuitement la femme bien élevée qu’il nous amène, et qui ne comprendra pas en quoi elle a démérité ?

— C’est pourtant facile à saisir, riposta, avec une implacable sottise, la baronne qui là-bas, tient le haut du pavé. Un homme ne tire pas à conséquence ; nous ne lui rendons pas visite ; nous recevons ses hommages et ne lui accordons notre intimité que dans la mesure qu’il nous plaît. Mais une femme ! Je ne peux pourtant pas, ajouta-t-elle avec indignation, moi baronne de K…, propriétaire de plantations importantes, m’abaisser à faire des visites aux « dames » de gérants qu’occupent mes voisins.

Ce dernier trait fut jugé spirituel et décida du sort de la fine Parisienne, qui venait, avec son époux, du bonheur plein le cœur, tâter courageusement de la vie coloniale.

On convint, d’un accord unanime, qu’elle ne serait pas de la « Société ».

Ignorant l’arrêt qui le condamnait, le jeune couple fil joyeusement les sacramentelles visites de noce. Partout, il trouva visages compassés, airs cérémonieux, politesse de glace.

Suzanne, stupéfaite, se demanda un instant quel crime elle avait commis, puis finit par comprendre qu’on ne voulait pas d’elle.

— Bah ! souffla-t-elle gentiment à son mari, avec cette philosophie charmante qui la caractérisait, nous n’avons pas besoin de tous ces gens-là pour bâtir notre nid.

Jamais l’amoureux gérant n’entendit un reproche, jamais il ne surprit un regret. Suzanne est brave, je vous l’ai dit, cousine ; mais lui est très malheureux, il souffre de l’abandon dans lequel la « société » laisse sa compagne, transplantée en pleine Afrique ; il s’en veut de n’avoir pas prévu ce désastre et ne se console pas de la trahison inconsciente dont il est coupable vis-à-vis d’elle.

Cette histoire — « invraisemblable », mais vraie — se passe de commentaires, cousine, et vous me dispenserez de vous présenter, à son sujet, l’ombre d’une réflexion, certaine que vous les ferez toutes. Je vous prie seulement de récapituler ce qu’elle comporte de bonheur perdu.

Suzanne, malgré son heureuse nature, apercevra l’exil exotique sous un angle défavorable ; son mari, déçu, n’aimera plus — quoi qu’il fasse pour s’en défendre — de la même passion nos belles colonies ni le morceau de terre qu’il y cultive.

Et tout cela parce qu’il plaît à de mauvaises Françaises de chasser de leur société une femme qui leur eût apporté de la joie, de la vie, de l’esprit, de la jeunesse, de l’intelligence !