La Route du bonheur/02/09
IX
L’Histoire d’un Préjugé
et d’une Femme du Monde
Ma chère cousine. Aimez-vous le jeu des définitions, qui fixent une pensée un peu flottante et précisent un sens fuyant ?… En ce cas, je ne serais pas fâchée que nous tâchions de définir ensemble cette expression, vide et magique, de « femme du monde », qui, selon la bouche qui la prononce, évoque tant d’idées, d’ambitions et de satisfactions différentes.
À quel moment devient-on digne de ce nom ?… À quelle minute inoubliable ce titre peut-il être conféré ?… Quels sont les gestes, les altitudes, les rites, qui vous haussent à cet honneur et vous y maintiennent ?
Voilà ce que vous seriez fort embarrassée, sans doute, de m’expliquer…, et je vous comprends, cousine ! Car, jusqu’à présent, je n’entendais point malice à la question ; mais, aujourd’hui, par la vertu d’une petite mésaventure qui vient de fondre sur moi, je sens qu’entre le mot et la chose il y a place pour bien des erreurs.
Je croyais bonnement qu’une femme du monde se reconnaissait là son éducation, à sa tenue pleine de tact, à ce je ne sais quoi d’aimable et d’enjoué que donne, seule, une culture délicate de l’esprit et du cœur… Dans mes songes creux, ce terme impliquait une manière de petite supériorité morale ; j’attribuais ces blasons de noblesse à toutes les femmes qui savaient penser et rendre, avec grâce et aisance, ces mille riens qui donnent de l’agrément à la vie, et révèlent, en quelque sorte, une qualité d’âme raffinée.
La « femme du monde », dans mon imagination, pouvait être dépourvue d’atours, de richesse, de chic et de montant ; il me semblait indispensable qu’elle eût le ton de la bonne compagnie, le don d’exprimer agréablement et justement ses sentiments intimes ; que ces sentiments fussent au-dessus du vulgaire : qu’elle ne parlât point à tort et à travers, mais avec mesure, et ne confondît point le bruit avec la gaieté ; qu’enfin, elle sût évoluer dans le monde en y gardant sa dignité et en répandant autour d’elle le parfum pénétrant et discret de son charme de femme instruite et simple.
Ma jugeote ne voyait point d’inconvénients à ranger, parmi les « femmes du monde », certaines personnes méritantes dont le seul méfait était de gagner honorablement leur vie, et d’en retrancher quelques coquettes peinturlurées et sottes, mettant tout leur amour-propre à ressembler à des mannequins de grands couturiers ou à des gravures de mode, ou bien encore à des demoiselles de fâcheuse réputation.
Or, je me trompais, paraît-il, du tout au tout, cousine. Les femmes du monde, si l’on en croit l’histoire, se reconnaissent à ce signe unique et caractéristique : l’oisiveté !
On commence à faire partie du monde dès l’instant qu’on y est parfaitement inutile. L’incapacité, la bassesse d’esprit, ont beau éclater notoirement : ces choses n’ont qu’une importance secondaire. Les femmes du monde peuvent, sans déroger, s’habiller de façon extravagante ; oublier les convenances, leurs devoirs et même l’honneur : se montrer mauvaises épouses, mères négligentes ; dire les pires platitudes, commettre les plus détestables excentricités, user d’un jargon de Montmartroise : elles trônent immuablement dans leur Olympe, — ou, si vous préférez, dans les salons mondains, — sans que l’aréopage sourcille.
Mais, si elles s’avisaient de travailler, — ah ! fi ! ma chère, quelle horreur ! — elles dégringoleraient de leurs cimes, et le monde, implacable et juste, renierait ces brebis galeuses.
Cela vous étonne ? Moi, aussi, cousine, et, pourtant, je viens d’acquérir la conviction que cela est ; que cet état d’esprit existe ; qu’on le loue, le prône et le glorifie ; et que des femmes ayant un cœur placé à gauche, versent de vraies larmes, parce qu’on les surprit dans la plus noble occupation qui soit : en flagrant délit de travail.
Faire œuvre de ses dix doigts est une déchéance qui, à ce que l’on raconte dans le monde, ne se pardonne jamais, jamais, jamais.
— Mince de monde ! dirait Gavroche.
Mais, pour vous édifier complètement, écoutez plutôt ma petite aventure.
L’an dernier, je reçus une lettre qui semblait échappée de quelque roman d’Alphonse Daudet. Elle disait, dans ses lignes jolies, touchantes et profondes, les horizons bornés et mélancoliques d’une vie entière de sacrifices.
Le mari, modeste fonctionnaire de l’enregistrement, gagnait à grand’peine de quoi tirer le diable par la queue. La maison, toute chargée d’enfants, était lourde, et, ce qui aggravait la situation, c’est que l’aînée, d’âge à se marier, commençait à sortir et à aller au bal.
N’oubliez pas, je vous en prie, cousine, que notre héroïne est une femme du monde : sinon, vous ne comprendrez goutte à la suite du récit.
La pauvre ne joignait pas les deux bouts, il est vrai, encore qu’elle se privât du nécessaire pour le superflu et qu’on ne mangeât point tous les jours à sa faim : mais on tenait son rang, ou, plutôt, on s’y cramponnait, et c’était l’essentiel !
Le mari faisait bien, en cachette, quelques travaux d’écriture ; mais ces bénéfices, trop maigres, ne suffisaient pas à payer les prodigalités du thé hebdomadaire qu’on offrait aux notables de la sous-préfecture pour y maintenir sa prépondérance, ni à solder les suppléments de frais occasionnés par l’ « extra » qu’on décorait — au jour de Madame — d’un tablier blanc et du titre pompeux de femme de chambre.
Le déficit augmentait chaque mois, chaque soir, chaque heure, et l’idée fixe de la chère créature, — martyre du monde ! — la pensée qui, nuit et jour, martelait son cerveau inquiet, était de combler le malheureux trou fait au budget familial.
Comment ? C’était l’X, c’était la victorieuse solution qu’elle eût voulu résoudre et cherchait éperdument.
Il y avait, dans cette confession, une si grande détresse morale, qu’il était impossible de la lire sans en être touchée. Avec des mots mystérieux, des phrases troublantes, elle me confia — approchez votre oreille, cousine, que je vous dise la chose plus bas — qu’elle brodait le filet dans la perfection. C’était son triomphe dans le monde : aux lundis de la colonelle, chacun admirait la régularité de son point, la finesse de son travail, la fantaisie de ses dessins… Si, dans le plus grand secret, — chut ! — sans que personne pût s’en douter, grands dieux (ni le mari, ni l’ « extra » ni les enfants, ni âme qui vive), si elle pouvait utiliser ce talent… et broder dès l’aube, broder une partie de la nuit, broder toujours et gagner à la pointe de son aiguille quelque argent, ce serait le calme revenu à la maison, la fillette plus facile à caser, l’aisance assurée ; et la courageuse Perrette « du monde » bâtissait déjà cent châteaux en Espagne.
La vérité était que, travaillant comme une fée, il était facile de l’obliger.
Non sans prendre mille précautions, je lui répondis chez une amie, au moyen d’un jeu de double enveloppe, pour la mettre vivement en rapport avec une maison de broderies, qui demandait une ouvrière-artiste, douée d’imagination, et capable de composer des modèles, non de les copier. C’était exactement son affaire.
La chose marcha pour le mieux : l’entrepreneur me remercia de lui avoir découvert une si excellente recrue, et la femme du monde me dépêcha un court billet pour m’assurer de sa joie et du peu de temps qui lui restait pour écrire.
Pendant un an, je n’entendis plus parler de rien ; mais, hier, — ô catastrophe ! — je reçus le récit tragique, la chute lamentable d’une si heureuse aventure : ma pauvre cousine n’était plus une femme du monde !
Son mari, tremblant de colère, d’humiliation, de honte, lui avait fait sentir l’indignité de sa conduite, et l’épique narration se terminait par ces mots, qui semblent à peine croyables et seraient risibles, s’ils n’étaient si profondément tristes :
« Cette scène m’a brisée, mon cœur éclate, je suis la plus malheureuse des femmes ; j’ai tout perdu : mon rang, l’amour de mon mari, le respect des miens, mais je ne vous en veux pas : vous m’avez aidée dans une bonne intention. »
Or, voyez le nœud du drame, nœud fatal et à jamais exécré :
L’entrepreneur, ayant besoin de la livraison immédiate d’un certain ouvrage, et pour une fois s’asseyant sur toute prudence, se permit d’envoyer à l’amie une dépêche libellée en ces termes trois fois trop clairs :
« Veuillez prier Mme L… de m’expédier, si possible, après-demain, dernière commande chemin de table. Très pressé. Paierai en conséquence. »
La foudre tombant sur l’Enregistrement n’eût pas produit effet plus désastreux. Le mari prit connaissance du télégramme et, en attendant le retour de la coupable, s’arracha les cheveux. Toute la ville, sans aucun doute, allait apprendre que sa femme, si bien vue dans le monde, et tenant presque le haut du pavé, travaillait et recevait, en échange, une rémunération. Pouah ! pouah ! pouah !
Il arrangea l’infâme comme il convenait, et lui démontra, de la façon la plus véhémente, qu’une femme du monde gardant le moindre respect d’elle-même se saigne aux quatre veines, prive sa fille de tout plaisir, s’arrange comme elle peut, mais n’accepte point la honte d’un salaire.
Ma « victime » se rendit d’autant mieux à la justesse de ces arguments qu’elle remarqua, dès le lendemain, des sourires ironiques sur son passage ; chez la femme du commandant, — où elle faisait la pluie et le beau temps, — on la reçut d’un air pincé et, tout en tirant l’aiguille, l’une de ces dames lança, sans en avoir l’air, un anathème sur ces soi-disant femmes du monde qui ne sont pas du tout du monde.
Elle comprit l’allusion. Dorénavant, la malheureuse sait qu’on lui tournera le dos ; elle n’ignore pas que, probablement, elle ne mariera plus sa fille et verse des larmes cuisantes.
… Et tout cela me paraît de l’hébreu, cousine, car, enfin, il y a une chose que mari et femme oublient à qui mieux mieux et qui reste immuable : c’est qu’on ne bouclait pas le budget.
Comment, maintenant, joindra-t-on les deux bouts ?
Et quelle honte y a-t-il, lorsqu’on est pourvu de quatre enfants (dont une fille à marier) et qu’on n’a point de fortune, à tirer parti d’un talent, qui laisse la femme au mari et au monde, la mère aux enfants, et n’est incompatible avec aucune dignité ?
C’est de la pure aberration mentale.
Si j’avais le temps, cousine, j’essaierais de vous démontrer que ce sont justement ces préjugés sots et mesquins qui enlaidissent la vie, et que nos filles se caseraient bien plus aisément si elles abordaient de front, très franchement, leur pauvreté.
Les masques ne trompent personne et font peur aux jeunes gens.
Ce problème me mènerait trop loin, aujourd’hui, et je veux m’en tenir à ma définition.
Qu’est-ce, au juste, qu’ « une femme du monde » ?