La Route du bonheur/02/10

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 213-218).


X

Bavardes et Bavardages


M. Marcel Prévost s’occupe constamment de nous, à la façon d’un oncle jeune encore, et cependant très clairvoyant, qui aurait beaucoup de petites « Françoises » à guider dans la vie. Il aime et apprécie la femme, il la traite avec une galanterie sérieuse un peu protectrice sait fort, bien qu’elle peut et doit être autre chose que l’enfant gâtée, capricieuse, sans cervelle, dont les romanciers ont fait, jusqu’à présent, leur pâture quotidienne. Et il s’est demandé comment il se pouvait qu’avec des dons et des vertus qui la rendent l’égale de l’homme, elle lui demeurât, en général, très inférieure. Or, savez-vous le fruit de sa belle découverte ?

Il a trouvé que nous étions bavardes, mais bavardes comme des pies, et n’a pas hésité à reconnaître, dans ce défaut affreux et charmant tout à la fois, les causes de notre déchéance intellectuelle.

Fort plaisamment, il nous offre l’exemple de ces Américaines, qui viennent de décréter héroïquement qu’une fois l’an, elles se rendraient en un lieu solitaire, afin d’y opérer une cure de silence ! Non pas une de ces cures fantaisistes, mêlées de soupirs, de chuchotements et de rires étouffés, comme nos linottes de Françaises ne manqueraient de la comprendre, mais une vraie cure de Yankee, qui ne comporterait pas moins de trois jours et de trois nuits d’épreuves, pendant lesquels pas un son ne sortirait de leurs jolies bouches roses.

J’aime mieux vous déclarer tout de suite que M. Marcel Prévost ne prend pas fort au sérieux cette extravagance du Nouveau Continent, et j’imagine qu’il ne nous la conte que parce qu’elle fournit au moraliste les plus jolies réflexions du monde. L’une d’elles m’a particulièrement frappée et je la livre à vos méditations :

« Le bavardage féminin, écrit-il quelque part, a de fâcheux effets ; le plus grave est d’empêcher la femme de penser. À force d’entendre sa propre voix, mêlée à d’autres voix, on s’accoutume à ne plus jamais s’entretenir avec soi-même, d’où l’abolition de toute vie intérieure, l’effroi maladif de la solitude, une recherche maniaque du mouvement et du bruit. »

El c’est justement de cette vie intérieure dont je voudrais m’entretenir avec vous, car le bavardage en lui-même n’est point chose haïssable. Je connais, pour ma part, des bavardes exquises : ce sont celles qui usent leurs paroles sans compter, dans le seul but de mettre un hôte à l’aise, de dissiper les soucis, du mari et de ramener la joie autour d’elles. Leurs lèvres expriment des mots qui répandent l’intimité, la clarté et la vie. Ce bavardage-là peut n’être pas toujours spirituel : il est bienfaisant, parce qu’il vient de la volonté de rendre heureux et que le cœur y entre pour la plus grande part. Je le préfère mille fois au silence paresseux et renfrogné de certains esprits profonds, qui attendent vainement un auditoire digne d’apprécier leurs discours, et croiraient s’abaisser en disant avec simplicité des choses simples… comme si le plus charmant devoir d’une femme n’était point d’égayer la maison de ses propos aimables, et d’être, en un mot, divinement bavarde.

Seulement, c’est là qu’il s’agit de distinguer !

La bavarde qui nous ravit de son délicieux bavardage a pris, sans qu’il y paraisse, la peine de penser ; sans quoi, elle ne ferait qu’une jacasse insupportable à tous.

La bonne bavarde parle, il est vrai, et même beaucoup, mais point à tort et à travers. Elle sait, par exemple, que les histoires interminables de ses démêlés avec la cuisinière n’intéressent aucunement son mari, et elle a soin de les éviter : elle sait également que les ragots sont odieux dans la bouche d’une femme bien élevée et les abandonne à qui veut les ramasser. Si, toutefois, elle en recueille un qui lui paraisse divertissant, elle ne le répète qu’avec la conviction de ne nuire à personne. Elle n’ignore point qu’il y a danger à laisser circuler certaines confidences et se hâte d’enfouir, dans le fond de sa mémoire, toutes celles qui doivent demeurer secrètes. Elle médit le moins possible du prochain, parce que son expérience la convainc que les succès faciles, obtenus en soulignant le ridicule d’autrui, tournent toujours à la confusion de leur auteur.

Et comme, cependant, il faut un aliment au bavardage de la bavarde, elle est obligée, pour discerner parmi les choses qu’elle doit taire ou révéler, de « s’entretenir avec soi-même ». Car, ayant retiré de son vocable les commérages, les délits domestiques et les récriminations conjugales, c’est-à-dire tout ce qui constitue le répertoire de l’affreuse jacasse, elle est forcée de puiser dans son cœur ou dans son esprit la source des paroles qui jailliront de ses lèvres.

Les lettres de Mme de Sévigné ne sont, selon l’expression de M. Marcel Prévost, qu’un « divin bavardage ». Il est probable que la charmante ermite des Rochers ne devait la maturité de ses jugements qu’à ses longues méditations dans la solitude, ce qui prouve qu’une bavarde peu parler, jaboter, papoter tout à son aise, et rester adorable, à condition, toutefois, qu’elle ait discipliné sa pensée, et mis ses bavardages au régime de la réflexion. Je ne sais dans quelle comédie de Daudet un personnage s’écriait, avec l’accent du Midi :

— Je ne pense que lorsque je parle !

C’est à peu près le contraire qu’il faudrait et penser avant que de parler. Pour cela, il suffirait que les femmes, aux minutes inoccupées de leur vie, durant la toilette du matin, celle du soir, pendant la promenade de bébé, ou à l’heure de la couture, prissent l’habitude non seulement de réfléchir sur elles-mêmes, mais encore sur les choses et les gens qui les entourent. Elles examineraient le « pourquoi » des événements grands et petits, et en tireraient la moralité qu’ils comportent.

Elles repasseraient leurs paroles, leurs décisions, leurs faits et gestes, au crible de leur propre critique, et ainsi, peu à peu, se formerait la « jugeote » qui nous manque parfois, et sans laquelle, affirme l’oncle de « Françoise », nous ne sommes et ne resterons que d’inférieures petites bavardes.