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La Route du bonheur/02/12

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 227-232).


XII

L’Art de tenir un Salon


Je ne vous apprendrai rien en disant que le dix-huitième siècle, pour lequel j’ai une prédilection particulière, fut l’époque où l’on sut le mieux causer et recevoir. Les grandes dames, comme Mmes du Deffand, de Tencin, la duchesse du Maine, la maréchale de Luxembourg, et même de simples bourgeoises, comme Mme Geoffrin, déployèrent, pour retenir leurs hôtes, des trésors d’esprit et de sensibilité ; elles savaient relever d’un trait une conversation mourante ; elles écrivaient les plus jolis billets du monde, avec des fautes d’orthographe souvent, mais d’un tour exquis ; elles goûtaient le plaisir de la lecture ; en un mot, elles travaillaient à être séduisantes, et l’étaient à un point inimaginable.

Le but de leur vie se résumait à peu près en ceci : plaire, et elles entendaient plaire, non seulement par la beauté du visage et le soin des ajustements, mais par l’élégance des manières et les nuances infinies de la politesse, qui eut, dans ce temps, les proportions d’une vertu.

Leur tact sur et délicat leur permettait de réunir hardiment, à la même table, des seigneurs, illustres par la naissance, et des hommes qui ne l’étaient que par le génie ou le talent, des auteurs et des comédiens, des actrices et des princesses du sang. Cet assemblage, qui eût pu paraître hétéroclite, dans un siècle de préjugés, se fondait en parfaite harmonie sous l’œil spirituel et attentif de la maîtresse de céans. Et la sympathie qui unissait à la longue les amis du logis, leur fidélité à le fréquenter, l’agrément qu’ils éprouvaient à « causer » dans une maison hospitalière, éclairée d’un joli sourire de femme, étaient autant de racines mystérieuses, servant à l’éclosion de cette fleur du dix-huitième : un salon.

Qu’est-ce donc qu’un salon ?

Il en est encore, aujourd’hui, de toutes sortes : les uns ont des prétentions littéraires ou bien politiques ; les autres s’intitulent mondains ; quelques-uns s’efforcent dans la note artistique ; mais presque tous, si j’en crois l’opinion générale, sont affreusement ennuyeux, lorsqu’ils ne se contentent pas d’être insignifiants. Et cela, parce qu’il y manque une âme faite de bienveillance et de simplicité, l’âme d’une bonne maîtresse de maison qui crée, entre tous ses hôtes le lien invisible dont ils subissent l’attrait et donne du courage aux timides, de l’esprit aux silencieux, et un peu de son doux rayonnement à tous.

Son heureuse action, d’ailleurs, n’agit que lentement, et je considère qu’il ne faut pas moins de dix ans d’efforts pour créer un salon tel que je le conçois.

Un jour, une de mes amies, la baronne G. de V…, dont le mari occupe un poste important dans les ambassades, tomba chez moi, tandis que je la croyais occupée à ses devoirs au bord de quelque fjord.

— Ma chère, me dit-elle, j’ai des projets admirables… Je vais louer un pied-à-terre à Paris ; je prierai ma mère de m’y rejoindre, et j’aurai un salon !

— Mais tout le monde en a un ! répondis-je innocemment.

— Vous n’y êtes pas du tout, reprit-elle avec volubilité. Je veux un vrai salon, qui sera le rendez-vous des savants, des peintres, des musiciens, des journalistes, des membres de l’Institut ! Je recevrai tous les jeudis soir, on dira des vers ; vous verrez, ce sera charmant !

— Mais, fis-je, un peu surprise, je ne vous croyais pas tant de relations à Paris, surtout dans le monde des arts.

Elle me regarda, stupéfaite.

— C’est bien pourquoi je viens ici ; vous allez m’aider, vous et quelques autres de mes amis, à créer mon salon en amenant tous ces chers artistes à mes jeudis.

Et, tirant de sa poche un petit calepin, elle lut, sans reprendre haleine, des noms qui hurlaient ensemble ; mêlant, dans un désordre effroyable, des amis à nous et des gens que je connaissais à peine, des hommes de génie, dont quelques-uns, d’ailleurs, étaient morts et les gloires d’une sous-Bodinière.

Je ne pus m’empêcher de rire aux larmes, ce qui la confondit.

— Comment, s’écria-t-elle, désolée, vous ne voulez pas me faire profiter de votre entourage ?

Je tâchai de lui faire entendre que les amis, étant une conquête toute personnelle, ne se prêtaient point, comme on pourrait le faire d’un livre ou d’un paletot — les artistes, moins que tout autre — et qu’un salon ne s’improvise pas !

Je lui conseillai de se contenter, pour ses débuts, d’un petit cercle que le temps et son amabilité élargiraient aisément : à la seule idée d’attendre, ma baronne poussa des cris de paon. Elle voulait un salon, tout de suite, elle l’aurait — ou elle repartirait pour le pôle.

Elle inonda donc les cinq Académies de petits cartons, à formules tentatrices ; mais les : « On causera » ne réussirent point à faire sortir les habits verts de leurs tanières.

Par compensation, les poètes chevelus, en quête d’un dîner, les femmes de lettres ratées, les rastaquouères de toutes nuances, s’étouffèrent dans ses salons, et ce fut chez elle un tohu-bohu dont ses véritables amis furent en droit de s’affliger.

Victor Hugo affirmait que le génie est une longue patience. Je dirais presque — si j’osais risquer cette métaphore — qu’un salon est, comme le génie, une œuvre de très longue haleine. Il faut la préparer, la soigner, la mûrir avec un soin jaloux. La fortune n’est aucunement indispensable : je connais telle maison de millionnaire où l’on croit périr d’ennui, tandis qu’on se presse, avec plaisir, dans tel autre salon modeste, perché au cinquième.

Je souhaiterais que les femmes fissent effort pour rendre moins banales les manifestations de la « civilité » — vieux mot que nos mères entendaient si bien — et s’appliquassent à ressusciter ce talent charmant, qui consistait à faire causer ses hôtes. Car selon une pittoresque expression du temps, une femme doit pouvoir « moucher son poupon, régir sa maison et… tenir son salon ».