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La Route du bonheur/02/13

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 233-242).


XIII

Songez au Colonel !


La Suisse possède, comme vous le savez, ma cousine, dans l’industrie, deux spécialités : le chocolat et les hôtels.

L’excellence de ces produits dissemblables, mais également favorables à la richesse du pays, sont vantés sur tous les rocs, murs ou barrières que la nature ou la main des hommes ont créés. Dans les gares de chemins de fer, sur les funiculaires, à l’ombre d’un banc champêtre, sur le sommet des monts, à l’intérieur des bateaux, partout leur gloire s’étale, célébrée par des images hautes en couleur et de naïves légendes. « Chocolat… Hôtel… Hôtel… Chocolat… » Ces deux mots vous poursuivent jusqu’à l’obsession. Pas un village, pas un hameau qui ne possède son petit Continental ; et le prospectus ne manque point d’ajouter cette remarque tentatrice :

— Pensions à prix modérés.

Et, tous les hôteliers, sous leur air placide et bonasse, sont de fins psychologues.

Aperçoivent-ils une mère de famille encombrée d’enfants, ils prônent leurs tennis, croquet, balançoire, etc., assurant, d’un œil paternel, que l’hôtel grouille d’une jeunesse qui s’en donne à cœur joie. Songent-ils que ces deux jolies jeunes filles sont en âge de convoler, ils glissent, à l’oreille des parents, que la grande salle des fêtes ne désemplit point et qu’on y improvise, selon la fantaisie des jeunes gens et des jeunes filles, des bals, des concerts, des charades. Deux bons vieux s’avancent-ils bras dessus, bras dessous, l’air un peu effrayé du beau tapage mené par les enfants. Ils leur promettent le repos le plus complet. Justement, près des sapins, à l’abri du vent, à l’écart de la place des jeux, ils ont organisé des petits abris de bois, où, sur des chaises longues, confortables, on peut reposer, lire, rêver, baigné doucement par la lumière du soleil ; de plus, ils vantent les commodités de la « dépendance » silencieuse, discrète et fleurie. Et ce qu’il y a de remarquable, c’est que tous ces discours sont véridiques, à peu de chose près : les enfants s’amusent, les vieux dorlotent leurs bronches en toute quiétude ; les neurasthéniques soignent leur estomac avec volupté ; les petits toutous en paletot et à bracelet d’or se croient dans le paradis des bêtes, et leurs maîtresses — dames superlativement élégantes — exultent de satisfaction, tandis que la jeunesse se divertit le mieux du monde.

Ce qui manque, parfois, à ces hôtels modèles, où tout est, cependant, prévu pour le confort et le plaisir des cosmopolites de tous âges, c’est, — comment dirais-je cela ? — c’est un bon génie qui fonde ces éléments contraires, disparates, et serve de trait d’union entre eux.

Il arrive, de temps à autre, malgré les promesses mielleuses de l’hôtelier, que l’on ne s’amuse pas : la salle des fêtes demeure déserte, le tennis est abandonné et les camps multiples s’observent en chiens de faïence. Un vent de discorde souffle sur l’hôtel, et les habitués se regardent consternés, en gémissant. C’était si gai, l’an dernier ! Que se passe-t-il donc ?

… L’an dernier, il y avait « la Française », comme on l’appelait : c’était là toute la différence. L’aimable femme, douée d’une voix merveilleuse, d’un caractère charmant, et mère de deux grandes filles, était le boute-en-train de tout l’hôtel. Elle entraînait, dans le torrent de sa bonne humeur, les irascibles, les mécontents, les timides, les égoïstes, les gens chics, qui croient de bon ton de s’ennuyer, et tous ceux qui, ne pouvant trouver de plaisir en soi, ont besoin de s’échauffer au rayonnement d’un être qui répande sur eux la gaieté.

Cette année, — il n’y avait point à dire, — on s’ennuyait !… Et, comme il arrive toujours en pareil cas, chacun était mécontent de ses voisins. Des potins de mauvais aloi couraient de l’hôtel à la « dépendance », en passant par la place de jeux, et mettaient le feu aux reposoirs des dyspeptiques.

Il y avait une certaine vieille demoiselle revêche, que l’on déclara intolérable et dont on souhaita la mort cent fois. Cette irascible personne, jugeant que l’air ne convenait point à ses rhumatismes, exigeait impitoyablement que l’on fermât les fenêtres de la salle à manger, malgré une chaleur de vingt-huit degrés à l’ombre. Des combats homériques s’engageaient entre elle et un Anglais à la face apoplectique, qui rouvrait impétueusement les croisées, tandis que la vieille fille, la joue droite dans un châle, appelait le maître d’hôtel pour rétablir la clôture. Considérant alors tous les visages convulsés avec un plaisir évident, elle se rasseyait, débarrassait sa joue droite de ses matelas et, très digne, mangeait comme quatre, sans doute pour prouver qu’elle ne craignait ni la congestion du prochain ni les effets de la digestion.

Un groupe de dames bien pensantes s’agitait aussi beaucoup autour des exhibitions d’une baronne russe, qui ne devait être ni Russe ni baronne, assuraient-elles, et marquait fort mal, — ou plutôt trop bien, — à côté du jeune homme pâle qui l’accompagnait.

— Oui, ma bonne amie ! confiait une mûrissante dame à sa voisine, depuis que je suis ici, j’ai compté, sur son dos, trente-deux robes et autant de chapeaux, et elle promène son chat en laisse ! Nous devrions nous plaindre collectivement auprès du directeur, car il est inadmissible que nos jeunes filles frayent avec une personne de cette espèce !

Sa poitrine se soulevait d’indignation à cette pensée. Cette intrigante donne vingt francs de pourboire par semaine à la femme de chambre de l’hôtel, ronchonnait-elle, comme si cet argument était péremptoire.

Les jeunes mamans, dans leur coin, conspiraient pour un autre motif. Ne fallait-il pas se défendre contre une vieille maniaque qui prétendait empêcher les enfants de jouer sous ses fenêtres, pendant les deux siestes qu’elle faisait chaque jour, après ses repas, sur l’ordonnance d’un célèbre médecin de Lausanne ?

— Ah ! mais je lui ai clos le bec, annonça une pétulante Méridionale, mère de sept enfants, tous plus jolis et plus bruyants les uns que les autres. « La nuit est faite pour dormir, mademoiselle, lui ai-je dit, et non le jour. Fermez vos fenêtres ou allez à la « dépendance » ! Quant à mes enfants, ils joueront tant qu’il leur plaira. »

Elle prononçait cela avec l’assent de la révolte et du Midi.

Décidément, il y avait de l’orage dans l’air. L’hôtel flottait à la dérive ; il y manquait le « je ne sais quoi », « la Française », ou toute autre âme conciliatrice. On ne dansait même plus, et l’heure de la musique — cette musique qui adoucit les mœurs — devenait tumultueuse, les uns voulant écouter, les autres parlant de leurs petites affaires, ce qui était la cause de regards foudroyants échangés d’un camp à l’autre.

… Et cela marcha ainsi de mal en pis, jusqu’au jour où le colonel arriva !

Alors, la face du monde, ou plutôt de l’hôtel, se trouva changée. Ce bienheureux colonel, avec sa moustache grise, son visage rond et sanguin, sa parole bon enfant, ne s’imposa pas dès la première minute ; mais il possédait ces deux qualités bien françaises et irrésistibles : la bonne humeur, l’autorité ; de plus, ayant commandé aux hommes, il avait appris, dans leur commerce, qu’ils sont tous de grands enfants qu’il faut mener au feu et, souvent, ne savent ni se battre, ni mourir…, ni s’amuser, à moins qu’on ne leur en donne le signal.

Il se plut à nous considérer comme de simples soldats, et nous mena bonnement, jovialement, tambour battant, à la victoire… d’une réconciliation générale.

— Tudieu ! s’écria-t-il le premier soir : ils sont donc figés, tous ces jeunes gens ? Qu’est-ce qu’ils ont à dormir sur leurs chaises ?

Et, comme l’orchestre entamait une deuxième valse :

— Il va falloir que je m’en mêle !

Se levant, il alla, en bon papa, inviter une fillette de quinze ans, toute confuse à la pensée qu’un monsieur grisonnant, officier de la Légion d’honneur, lui fît un tel honneur.

Il valsa à trois temps, selon la mode d’autrefois, sans prendre souci du ridicule ni des modes, ni du qu’en-dira-t-on ; et, en passant devant les jeunes gens, il leur jetait :

— Vous n’avez pas honte qu’une vieille barbe comme moi vous donne l’exemple !

Apparemment, un des bostonneurs répliqua qu’il n’était pas présenté :

— Qu’à cela ne tienne ! Comment vous appelez-vous, mon jeune ami ?

Et, le conduisant auprès d’une jeune fille :

— Mademoiselle, je vous présente M. X…

On rit, la glace était rompue et la sauterie fut d’une gaieté charmante.

Le lendemain, le colonel, qui possédait déjà une demi-douzaine d’intimes, décida qu’il allait inaugurer une « semaine sportive » : match de tennis, match de courses pédestres, ascensions dans la montagne, pique-nique sur l’herbe. Il offrit des prix et, ne pouvant les donner tous, en toute simplicité, il les sollicita. Chemin faisant, il apprit que le jeune homme pâle, compagnon de la dame aux trente-deux toilettes, était un officier blessé à la guerre, qui profitait de son congé de convalescence pour faire avec sa jeune femme, son vrai voyage de noces. Il devint le héros de toutes les fêtes et l’on s’aperçut que baronne russe, — car elle était baronne et Russe, — malgré sa beauté, son élégance et son chat, était une créature distinguée et spirituelle.

Ce fut, pour tout le monde, une ère de bonheur. Aux repas, les fenêtres s’ouvrirent. Le colonel, en coquetterie avec la vieille demoiselle, par un ingénieux système de paravents, avait su l’isoler de ses courants d’air imaginaires, et, d’ailleurs, — ô miracle ! — elle ne les sentait plus. Les enfants, fort occupés par la « Conquête de la Chine », un jeu guerrier de l’invention du colonel, ne criaient plus sous les fenêtres de la maniaque… Tout le monde s’aima ou, du moins, le crut. Non content de ses premiers succès, le colonel organisa des concerts de bienfaisance, où chacun prêta son talent ou sa bonne volonté ; pour l’instant, il élucubre le plan d’un bal travesti, où tous les costumes seront de papier ! Le prestige du colonel grandit chaque jour. Les nouveaux venus ne respirent qu’après lui avoir été présentés, formalité peu douloureuse ; on ne jure que par le colonel ; il est l’espoir, le commencement et la fin de tout plaisir…, et il ne règne sur ces gens divers de naissance, d’éducation et d’âge, que par cette admirable qualité toute française : la bonne humeur !

Veuillez arrêter un instant votre pensée sur ce prodige, cousine, et dites-moi si vous n’y trouvez point un symbole salutaire.

Avant l’arrivée du colonel, l’hôtel semblait un corps sans âme, et cependant, les objets, les lieux, les êtres, présentaient le même aspect, les mêmes beautés, les mêmes défauts… Mais l’étincelle n’avait pas jailli, et c’était l’ombre de toutes ces choses que, seule, on apercevait.

Par la grâce d’un peu de gaieté et de bonté, la lumière éclata, et ce fut l’autre face, celle du bonheur, qui apparut.

Combien de fois, cousine, avec les mêmes éléments, pourrions-nous tourner l’ombre de notre destinée en joie, si… nous songions un peu au colonel !