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La Route du bonheur/02/15

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 249-255).


XV

Faisons de notre Vie un Rêve


Ma chère cousine, je lisais, l’autre jour, des pensées empreintes d’une admirable sérénité. Voici celle que je copie à votre intention :

« Nous devons mettre en nous et partout autour de nous la poésie du rêve. Dans le milieu restreint d’une petite maison, dans la tranquillité de la plus paisible existence, l’homme, la femme, peuvent mettre un rêve qui aide à souffrir, qui aide à être heureux. Faisons de notre vie un rêve, quelle que soit cette vie, brillante ou crue, triste ou gaie… Rêvons d’être bons jusqu’à la mort. Et rêvons jusqu’à la mort, non d’être heureux nous-mêmes, mais de rendre heureux ceux qui nous entourent. »

Du même auteur, je lus encore, en tête d’une courte nouvelle, cette autre réflexion en ses conclusions semblable :

« Qui a rêvé, rêvera ; celui qui, une première fois, a évoqué un fantôme d’outre-tombe, évoquera des légions de fantômes… »

Qui a rêvé, rêvera !

— Voilà, pensai-je, une femme dont la marque particulière est de « rêver ».

Et j’essayai d’évoquer sa silhouette : longue, probablement, comme la tige délicate d’une fleur ; des yeux agrandis par les songes éveillés ; un visage de poésie, une démarche ailée, un sourire doux, une voix de musique…

Et je vis Matilde Serao.

El je découvris une force de la nature, le Vésuve en éruption, le soleil quand il brûle, la tempête quand elle gronde, le torrent en cascade… Le rire généreux de cette femme eût fait rire des morts ; sa voix secouait les vitres.

— Ma chère madame Sarcey, dit-elle en roulant les r comme un tambour, j’ai tant aimé votre illustre père, tant ! tant !

Et, tout en scandant ces « tant ! tant ! » de caressantes inflexions italiennes, elle me broya les mains, et je sentis un peu de sa chaleur descendre en moi.

Était-elle belle ou laide ? Je n’aurais su le distinguer. Son corps rond, telle une boule, n’eût assurément pas arrêté le regard d’un sculpteur ; mais ses yeux noirs lançaient des flammes et des sourires ; sa bouche charnue prononçait des paroles ardentes et s’ouvrait sur trente-deux petites dents enfantines qui jetaient des clartés spirituelles ; ses mains grasses et trapues se démenaient dans une mimique passionnée. Cette Italienne de rêve respirait la vie par tous les pores ; tout, en elle, était solidité et lumière. Matilde Serao, à n’en point douter, appartenait à cette race privilégiée des « créateurs » qui se renouvellent en donnant constamment leur substance, et répandent autour d’eux la chaleur et la joie. Ils inventent l’air, l’atmosphère, le soleil, et, perdus sur le radeau de la Méduse, trouveraient encore des raisons d’aimer et de faire aimer l’existence.

Certes ! la poésie qui émane de l’œuvre de cette étonnante romancière n’appelle point le rêve, mais bien la Vie, la Vie intense, colorée, ensoleillée, grouillante, bruyante, palpitante, telle qu’on doit la vivre sur cette terre d’Italie, qui gronde et crépite sous un ciel radieux. Et c’est toute l’âme napolitaine qui passe par les yeux, le sourire, la voix et les gestes de cette ardente créature.

Si Matilde Serao rêve, son imagination prend sûrement une forme active.

« Rêvons, écrit-elle, rêvons jusqu’à la mort, non d’être heureux nous-mêmes, mais de rendre heureux ceux qui nous entourent. »

C’est-à-dire, donnons notre cœur, l’étincelle de notre flamme, et le meilleur de nous, et nous trouverons le bonheur.

Ce rêve généreux rayonne de la petite boule ronde qui porte nom Matilde Serao, et, si le premier aspect semble vulgaire, on est frappé de lumière subite dès que la vie circule sur l’expressif visage. Une singulière beauté anime ses traits et l’on ne voit plus que l’intelligence, l’esprit, le cœur, qui s’y jouent, s’y bousculent dans le plus charmant désordre.

Matilde Serao trouve d’innombrables sujets à se divertir, et c’est pourquoi elle est si gaie. Tout l’intéresse et la passionne : l’existence des humbles, le sort des grands, la question sociale, notre littérature, les écrivains, les femmes, Paris et l’Italie. Sa conversation, agitée comme la mer, roule des vagues et, sous leur écume jaillissante, on devine une profondeur infinie. Elle parle notre langue en perfection et y ajoute je ne sais quelle saveur qui provient de l’accent, des intonations chantantes et traînardes, et de faisons de notre vie un rêve.

ces dons du pittoresque et de la mimique qui sont en elle.

Pôvre de moi, dit-elle en riant à pleine gorge, les mains en mouvement, les r vibrant en cascade, j’ai dîné, hier, chez ouné grande dame, aux côtés de son Altesse le prince de Monaco. Les Parisiennes, avec leurs diamants, leurs perles, leurs robes en or et en argent, leurs chéveux en forêt, étaient éblouissantés. Ah ! mon prince a dû trouver sa voisine laide, mais laide, mais laide !…

Cette idée la secoue d’une gaieté joviale, dans laquelle n’entre pas une parcelle d’envie pour ces belles personnes.

Sans grande transition, elle se met à parler avec une égale bonne humeur, un intérêt aussi vif des philosophes :

— Ah ! monsieur Faguet fera une conférence sur Niétzsché ! Je voudrais l’entendre, ce cher M. Faguet, j’aime tant son talent.

Puis, éclatant de rire sous une réflexion soudaine :

— Peut-être, il racontera l’histoire du mouchoir.

Et, très amusée, la voilà mimant l’aventure :

Un jour, la mère de Nietzsche laissa tomber à terre son mouchoir. Comme un bon fils, il commence à se baisser pour le ramasser ; comme un grand philosophe, il se relève les mains vides.

— Ma mère, dit-il, vous avez laissé tomber votre mouchoir, un mouchoir à vous, et c’est votre volonté qui a fait cela ; vous dévez seule ramasser le mouchoir, tombé à terre par votre faute, et ne dois pas, ma mère, ne dois pas vous rendre ce service. — Cela, conclut Matilde Serao, c’est la vraie philosophie de Nietzsche.

Et cette découverte fait étinceler de plaisir ses trente-deux petites dents blanches.

Le pessimisme de Stendhal aussi la met en joie.

— Si les jolies dames françaises ne s’étaient pas montrées pour lui si méchantes, si crouelles, Stendhal n’aurait pas eu l’esprit si noir, mon cher monsieur Brisson, croyez-le (et son œil s’emplit de malice en prononçant cette boutade).

Il est impossible de dépenser, dans une causerie à bâtons rompus, plus de fantaisie, plus de verve, plus de talent, d’esprit et d’émotion que ne le fait l’admirable auteur du Pays de Cocagne, de Adieu, Amour (Addio, Amore) et de Après le Pardon. Matilde Serao déborde de sève, elle déverse autour d’elle son trop-plein de vie ; là où elle se trouve, la glace fond, le cœur bat plus vite, les nuages font place au soleil. Matilde Serao est une vraie force de la nature.

En l’écoutant, je ne pus m’empêcher de songer :

— Cette femme vît le plus beau des rêves. Elle l’étreint de ses deux petits bras courts et robustes et il se confond avec la vie et la poésie que sa puissante imagination fait jaillir de toutes parts.

« Rêvons d’être bons jusqu’à la mort. Et rêvons jusqu’à la mort, non d’être heureux nous-mêmes, mais de rendre heureux ceux qui nous entourent. »

Cet idéal-là, que nous n’avons pas coutume d’appeler un rêve, ne fuit pas devant l’effort, il s’y appuie. Le rêve de Matilde Serao, solide, joyeux, et d’une adorable bonté, n’est-il pas celui que nous devrions toutes rêver ?