La Route du bonheur/02/16

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Librairie des annales (p. 256-263).


XVI

Le Doux Optimisme


Je suis revenue près de mon beau lac de Genève, que je retrouve chaque année avec des tendresses nouvelles… Ses grandes villes orgueilleuses — Genève, Lausanne — m’intimident moins, depuis que je pénètre leur intimité, et je ne m’étonne plus de la somptuosité un peu excentrique des Territet, Montreux, Vevey, Evian, Thonon, — qui miroitent sous son ciel de joie et semblent créés pour le plaisir des hommes plutôt que pour leur repos.

Cependant, à leurs palais à sept étages, à leurs jardins suspendus, à leurs somptueux édifices, je préfère le spectacle charmant de certains villages, — Cully, Pully, Saint-Gingolph, — aux toits de chaume émergeant d’un bouquet de verdure et qui ressemblent à ces fleurs rustiques qui naissent au bord des ruisseaux.

Et je sais, maintenant, les heures où le Léman se révèle dans toute sa splendeur et livre à ceux qui l’aiment ses beautés innombrables.

C’est le matin, presque à l’aube, alors que la nature tout entière frissonne encore des fraîcheurs nocturnes et que le soleil jette dans ses flots endormis ses caresses jeunes et folles… Au levant, l’horizon n’offre que lumière, allégresse, rayons d’or, et l’air est doux à respirer… À l’occident, les montagnes, « ces grandes cathédrales de la terre », dissipent lentement les voiles d’argent qui les enveloppent et découvrent aux oiseaux leurs autels de neige. Les hirondelles volent haut et s’égosillent en un carillon de fête ; les mouettes battent l’eau de leurs ailes blanches, et les cloches des églises lointaines sonnent l’angélus.

C’est l’heure exquise où l’on se sent heureux de vivre, probablement parce que tout s’éveille à la vie : les espoirs luisent couleur d’or, comme le soleil ; les devoirs apparaissent légers, comme l’air qui dilate les cœurs.

Le matin, cousine, « un hymne sort du monde », a dit le poète, et, tandis que le bateau silencieux fend les eaux scintillantes de mon beau lac, des murmures de sources, de brise, d’ailes frôlées et d’âmes heureuses montent là-haut, en un chant de gratitude.

J’aime aussi l’heure plus troublante du crépuscule, alors que les derniers incendies du couchant s’éteignent et que la nuit, peu à peu, étend ses ombres…

Les « cathédrales de la terre » rougeoient de toutes les ardeurs d’un beau jour qui finit et lancent sur les eaux des feux brûlants ; puis, gravement, elles s’apaisent et reposent sous des voiles vaporeux aux teintes pâlies : rose irisé, mauve bleuté, opale laiteux, couleur de nuages, couleur de lune, couleur de rêve…, couleur de ténèbres.

Le lac, après l’apothéose féerique du soleil, réfléchit les tristesses qui tombent des espaces à cet instant où tout est mystère et mélancolie… Mais voilà que, dissipant l’émoi qui nous oppresse, les lumières des villes brusquement s’allument et que d’autres plus précieuses, une à une, mettent au ciel de lumineuses clartés… Et les beaux vers de Sully Prudhomme remontent à la mémoire :

D’innombrables liens, frêles et douloureux,
Dans l’univers entier, vont de mon âme aux choses…

Un trait d’or frémissant joint : mon cœur au soleil
Et de longs fils soyeux l’unissent aux étoiles…

Et, sans le vouloir, on songe qu’un jour — le plus tard possible — la mort viendra et qu’elle aura les douceurs d’une belle nuit étoilée. Car rien de ce qui fut votre âme ne saurait périr, puisque les enfants, qui furent en ce monde votre raison d’aimer et de vivre, la recueilleront toute, comme vous-même avez gardé celle de votre père.

Et cette pensée-là est grave, mais point triste, cousine, car « la mort n’a pas de terreurs quand la vie fut loyale », et toutes les destinées, malgré leurs orages, ont des matins clairs, des soirs apaisés et valent la peine d’être vécues, dès qu’on compte parmi ses devoirs celui d’y trouver le bonheur.

Or, l’autre matin, m’étant commodément installée, comme de coutume, à l’avant du bateau presque désert à cette heure de prédilection, je tirai de ma poche le dernier livre d’un poète que j’aime depuis longtemps pour ses idées généreuses, la musique de ses vers et l’ardeur avec laquelle il honore sous toutes ses formes la Beauté. Jamais cœur d’artiste ne souffrit autant que mon ami des laideurs humaines ; jamais tares et bassesses ne furent combattues avec une passion plus vive. Et qu’il parle ou qu’il écrive ; que ce soit en vers ou en prose, il ne le fait jamais sans enthousiasme, et par là son œuvre est bienfaisante. Car, toujours, nous avons besoin de réchauffer notre cœur, notre intelligence et le meilleur de nos facultés à cette flamme divine qui est la foi.

L’amitié, l’amour (les amours terrestres et sacrées), l’harmonie, la conscience et le bonheur sont des biens précieux, cachés en nous, que les poètes, beaucoup plus que les philosophes, nous aident à découvrir. Et c’est pourquoi, devant mon lac ensoleillé devant un décor de paradis, tel qu’il les rêve, j’ouvris le livre de mon ami Jean Lahor.

Et j aperçus ce titre : Pessimisme Héroïque.

Ah ! cousine, ces deux mots accouplés écorchèrent mes oreilles !

Hé quoi ! le Pessimisme, cet affreux sentiment qui consiste à être découragé avant la lutte ; à souffrir dans le bonheur ; qui nie l’effort, l’affection, l’amour, et jette sur la Destinée le mécontentement du doute, la sécheresse égoïste d’un cœur inquiet, le Pessimisme pourrait être héroïque ?

Je ne le crois pas, cousine ; et même, si mon ignorance de la philosophie m’abusait et qu’on tentât de me le prouver, je préférerais encore mon erreur, et, de toutes les forces de ma volonté, j’y resterais attachée.

Un proverbe indien dit : « La goutte d’eau la plus petite, unie à l’océan, ne sèche plus. »

Nos existences ressemblent à ces gouttes d’eau : elles ne sont rien, par elles-mêmes, que des atomes, mais elles ont le droit d’être fières, car, sans elles, l’océan ne serait pas… Dans le génie d’un homme, se retrouve une parcelle de toutes les pensées, qui, goutte d’eau, ruisselet ou fleuve, coulèrent pendant des générations ; dans le cœur d’une Jeanne d’Arc, se cristallisent les dévouements, les héroïsmes obscurs de milliers et de milliers d’âmes féminines. Si humble que soit notre destinée, elle est donc admirablement utile et mérite qu’on l’aime, et, en approchant du but suprême, on peut, avec sérénité, dire à l’océan :

— J’ai fait ce que j’ai pu, de mon mieux, et, si je n’ai pu davantage, c’est que je fus simple goutte d’eau.

Ceci, à coup sûr, n’est pas héroïque, mais encore moins pessimiste.

Et puis, cousine, vu d’un beau lac, dans l’harmonie ravissante de la nature, le Pessimisme semble chose presque risible, car la vie, toute inégale qu’elle soit, laisse toujours éclater un peu de soleil, la clarté d’une amitié, l’aurore d’une espérance, et, pour notre dignité elle fait croître sur notre route les robustes, les saines fleurs de l’optimisme.

Et peu m’importe que, selon le sage, « mon âme soit chétive et porte un cadavre », si cette âme, toute faible, suffit à borner mon horizon de ces chères illusions qu’on appelle bonheur ; si sa présence laisse oublier qu’un jour le corps périra.

Plus j’y songe, cousine, plus je hais la stérilité pessimiste ; mais, heureusement, le livre de mon ami, malgré son titre, est le plus noble et le plus fortifiant des livres… Jean Lahor a recueilli à travers les religions, depuis que le monde est monde, les pensées hautes, magnifiques, fécondes, qui furent leurs forces… Il cite Mahabharata et l’Imitation de Jésus-Christ ; Épictète et Bossuet ; Marc-Aurèle et Pascal ; Hermès trismégiste et saint Augustin ; Pasteur et saint Vincent de Paul ; Goethe, Shakespeare, Milton, Beethoven, Ruskin, Schopenhauer, les Pères de l’Église ; tous ceux, enfin, qui forcèrent la pauvre molécule que nous sommes à lever les yeux au-dessus des fanges humaines, vers un idéal de bonté et de beauté.

Et, quand on a quitté ce bréviaire pour le reprendre et le méditer et le relire encore, on reste émerveillé qu’à travers les temps et le monde, tant de génies différents se soient retrouvés pour exprimer des vertus identiques ; pour verser les mêmes mots de consolation et d’espoir ; pour jeter dans nos âmes la bonne semence… La force des vérités éternelles éclate dans toute sa Joie :

Un trait d’or frémissant joint mon cœur au soleil
Et de longs fils soyeux l’unissent aux étoiles…

Notre « âme chétive », ayant saisi avec plus de sûreté la direction, le sens de la vie, poursuit sa fragile destinée d’un vol plus léger… Elle sait mieux encore que l’enthousiasme, la foi, l’amour, l’unissent par mille fibres secrètes au passé et la conduisent vers le bonheur ; et, n’ayant point de curiosités vaines, — mais ce bien précieux qui est la simplicité du cœur, — elle jouira en paix d’une promenade sur un beau lac, de la lecture d’une œuvre de Jean Lahor et d’un jour de bonheur.

Elle ne sera ni héroïque ni pessimiste, mais répétera après Lubbock « qu’être heureux soi-même est une méthode excellente pour aider au bonheur des autres », et, laissant les vains mots contre lesquels sa raison se bat et que son cœur ne comprend pas, elle pratiquera une philosophie à sa mesure : celle du doux optimisme.