La Route du bonheur/02/18

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 273-280).


XVIII

Les Lectures « convenables »


Ce serait, hélas ! trop beau, ma chère cousine, de pouvoir séparer les produits de notre littérature moderne en deux tas bien nets : d’un côté, les livres convenables ; de l’autre, ceux qui ne le sont pas, — et que, du même coup, cette simple division marquai les œuvres de talent et celles qui ne sont que papier gâché. — L’art s’accommode assez mal de cette distinction rudimentaire et demande quelques nuances de plus… Aussi bien, me voyez-vous fort en peine de vous dresser la liste de « romans convenables » que vous souhaitez.

Et, d’abord, qu’entendez-vous, au juste, par cette épithète de « convenable » ? Je saisis nettement ce qu’elle exprime, dès qu’il s’agit de jeunes filles, car il ne convient pas, en effet, qu’elles soient averties trop tôt de certaines laideurs morales ou physiques ; mais la définition m’en paraît plus flottante, se rapportant à des femmes pourvues de sens et de goût et qui trouvent, en leur conscience, le meilleur et le plus clairvoyant des juges.

Il me semble qu’un livre « convenable » est celui dont la lecture ne laisse, après soi, aucun mauvais trouble dans l’esprit ni dans le cœur, mais force la réflexion ou soulève l’imagination, soit que l’attention soit retenue dans le domaine des idées, soit que la sensibilité s’émeuve dans le chemin du sentiment.

Le livre « convenable » se rapproche beaucoup, dans ma pensée, du bon livre qu’on ferme à regret, et dont la trace demeure en vous, lumineuse et bienfaisante. C’est pourquoi votre qualificatif me gêne, car une œuvre peut être admirablement saine et d’une très belle moralité, sans que, forcément, tous les détails en soient convenables ; et c’est enfermer son intelligence dans un champ stérile, que de le borner aux quatre coins par l’infranchissable barrière des convenances.

La lecture est un plaisir que j’élève au-dessus de tous les autres. Elle vous rapproche des grands écrivains jusque dans leur intimité, elle vous dévoile leurs façons de sentir, d’aimer, et vous livre, si je puis dire, les secrets de leur esprit avec ceux de leur art. Et c’est la raison, j’imagine, qui attire plus spécialement certaines natures vers certains auteurs, leur prédilection ayant une cause naturelle dans la joie qu’elles ont de retrouver leurs propres sentiments exprimés tels qu’elles les éprouvent et mieux qu’elles ne les peuvent formuler… Et, justement, parce que la lecture est une jouissance délicate et constamment nouvelle, il serait fâcheux d’en user à tort et à travers.

— Il faut toujours qu’un livre apprenne quelque chose, disait le bon M. Legouvé, ou, alors, c’est perdre son temps.

C’est un peu mon avis… Lorsque, d’un bouquin, il ne reste rien que le souvenir falot d’une aventure plus ou moins romanesque, il est bien près d’être inutile, et c’est faire injure aux auteurs que de mesurer le mérite de leurs productions au seul degré de convenance dont ils marquent leurs personnages.

Si vous me permettez de vous parler tout franc, cousine, je vous dirai même que, dans la fadeur voulue de ces livres, si éloignés de la vie vraie, dans l’arrangement apprêté des épilogues, je trouve des inconvénients plus graves, d’un effet plus déprimant que dans la peinture sincère, brutale même, de certains milieux pittoresques. Et, quoiqu’un Guy de Maupassant — pour ne citer que cet exemple — ne soit pas toujours convenable dans le sens étroit du mot, rien au monde ne m’empêchera de le préférer à un de ces auteurs douceâtres qui alimentaient, autrefois, les journaux de modes, et d’estimer que ses écrits soient plus fortifiants, plus sains, et mieux remplis d’enseignements, que les aimables élucubrations de ces trop convenables confrères.

Faudrait-il donc que j’exclue de votre répertoire les chefs-d’œuvre de Maupassant, simplement parce que, par endroits, certains tableaux sont un peu vifs ? Et comprenez-vous, maintenant, mon embarras ?

Le livre le plus mauvais, ma cousine, est celui qui détermine en vous une impression de malaise et d’inquiétude. Dès qu’il surexcite vos nerfs, entraîne votre esprit sur des pentes dangereuses ou le salit d’images impures, fermez-le vite, très vite… Fût-il écrit dans une langue divine et gardât-il, dans ses apparences, une forme chaste, il ne vous vaut rien.

Je connais des femmes pour lesquelles la lecture d’un livre de d’Annunzio est un mortel poison, et qui ne supportent pas davantage les œuvres d’imagination amoureuse, même lorsqu’elles se tiennent dans les limites permises. Elles demeurent enfiévrées, molles et lâches, après avoir tourné la dernière page et s’arrachent avec peine et pâmées des régions où l’auteur les avait conduites. Les réalités de la vie leur apparaissent, ensuite, plus plates et grossières ; et si, d’aventure, leur mari vient à passer, elles le trouvent vulgaire et sont prêtes à le haïr ; et si Bébé interrompt le cours de leurs rêveries d’une apostrophe joyeuse ou tendre le pauvre petit reçoit une rebuffade qui le fait rentrer dans le devoir et lui apprend que maman est de méchante humeur lorsqu’elle a lu de jolies histoires.

Peut-on dire, cependant, que les romans de d’Annunzio soient absolument inconvenants, et qu’il en faille défendre la lecture à toutes les femmes ? — Ce serait grand dommage. Ils s’adaptent mal, ou, plutôt, trop bien, aux tempéraments romanesques, voilà tout.

Je serais plus disposée à partager les romans en deux séries : ici, les livres sains ; là, les malsains ; et peut-être, sur la haute pile de ces derniers, glisserais-je beaucoup de livres « convenables », car malsain, dans ma pensée, veut dire bonnement qui ne va pas à la santé de votre imagination et n’est pas profitable au progrès de votre esprit.

Il est de ces bouquins qui sont nuisibles à tous, indifféremment, d’abord, parce qu’ils sont mal écrits et que leur but évident est de spéculer sur l’inconvenance des situations et l’immoralité des lecteurs ; une honnête femme ne doit jamais frayer avec des auteurs de si mauvaise compagnie, pas plus qu’elle ne salue l’homme mal élevé qui l’accoste dans la rue. Pour eux, le doute n’est pas possible, et, si vous m’aviez demandé la liste des écrivains qu’il ne faut pas lire, je n’aurais pas eu une seconde d’hésitation. Mais vos « romans convenables » me mettent en bien plus cruel embarras.

Ainsi, Résurrection est un chef-d’œuvre, qu’on ne peut lire sans éprouver une immense pitié pour les humbles, sans être secoué du grand frisson de vie et de beauté que Tolstoï répand dans la plupart de ses ouvrages, et qui fait, de celui-là, une merveille impérissable… Et pourtant, ma cousine, est-il possible que je le range parmi les livres « convenables », dans l’acception que vous prêtez à ce mot ?

Je ne le crois pas. Mais je puis vous assurer qu’il est admirablement sain et qu’après l’avoir lu, vous vous sentirez meilleure, et que vous aurez l’esprit ouvert à des horizons nouveaux.

C’est un roman qui apprend quelque chose, selon l’expression de M. Legouvé, et c’est le vrai sens de la lecture.

Il existe d’autres romans plus pudiques d’aspect, plus charmants aussi de forme et qui, cependant, sont d’une lecture autrement troublante. Je ne saurais vraiment dans quelle catégorie les classer, — tel ce Visage Émerveillé, qu’on voit entre toutes les mains et dont je ne vous conseillerai la lecture que si vous considérez les grâces du style avant d’arrêter votre pensée sur le fond de l’ouvrage.

La comtesse Mathieu de Noailles est un écrivain d’une étrange séduction, et d’une originalité qui ne la fait ressembler à aucun autre. Elle a des trouvailles d’impression qui sont, à la fois, une surprise et un enchantement. L’espace, le silence, l’ombre, l’air, palpitent au travers de son imagination ; dans ce qu’elle écrit, passent des lueurs de génie :

« Le silence est un voile fin qui se balance. Mille petites sources bondissent dans l’ombre agitée, mille vents légers soufflent, toutes les feuilles remuent. On respire bien cet air romanesque, noir et limpide. »

La comtesse Mathieu de Noailles, en effet, ne respire à son aise que « dans l’air romanesque, noir et limpide des nuits » ; elle prête son cœur de païenne, éprise de la nature, éprise de la lumière, éprise d’amour, éprise de beauté terrestre, à une religieuse douce, jolie et fantasque comme elle, qui frôle le péché presque sans le savoir, et simplement parce que, dans ses veines, coule le sang des gitanas, et que son âme ardente et naïve distingue à peine les ardeurs terrestres des extases religieuses. Et ce mélange de divin et de païen, bercé et caressé de mots rares, a je ne sais quoi de troublant qui offense la pudeur, beaucoup plus que certaines peintures moins enveloppées.

Dois-je vous laisser contempler par vous-même ce Visage Émerveillé ?

Plus j’y songe, plus je suis persuadée que les livres « convenables » sont ceux qu’on lit sans fièvre, avec l’approbation haute de sa conscience.

Interrogez la vôtre, elle vous répondra mieux que je ne saurais le faire.