La Route du bonheur/02/17

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Librairie des annales (p. 264-272).


XVII

La Femme est-elle un « individu » ?


Ma chère cousine, avez-vous parfois éprouvé ce sentiment de stupeur que vous inspirent certaines gens qu’on estime, et qui tout d’un coup, d’un geste brusque, révèlent l’abîme qui vous sépare d’eux ?… On se croyait tout près de leur cœur, avec des pensées et des sentiments à peu près communs, et voilà qu’on découvre entre soi un précipice qu’on ne saurait franchir.

C’est un peu la sensation que m’ont donnée les déclarations anarchistes du docteur Madeleine Pelletier. Avant de les avoir lues, je pouvais m’imaginer être une manière de féministe ; maintenant, hélas ! il ne me reste plus l’ombre d’un doute… Entre une féministe, digne de ce nom, et la révolutionnaire que je suis, il roule des torrents et des cascades.

Écoutez plutôt la lettre fulgurante que le docteur Madeleine Pelletier, présidente de la Solidarité des Femmes, écrit au journal l’Écho de Paris :

« Monsieur le rédacteur en chef,

» En déclarant à Stuttgart que « la femme ne se doit ni à son mari, ni à ses enfants », je n’ai pas voulu, ainsi qu’il est dit dans votre numéro d’hier, « lancer une boutade ». C’est l’expression exacte de ma pensée et ce sera, je l’espère, l’expression de la pensée des générations de demain, qui verront enfin en la femme un individu et non un objet ( !). Pas plus que l’homme, la femme ne doit chercher sa raison d’être en dehors d’elle-même. Elle pourra, si elle le désire, avoir un mari et des enfants ; mais la maternité ne sera plus qu’un épisode ( !) dans son existence, comme la paternité n’est qu’un épisode dans une existence masculine. Aujourd’hui, la plupart des femmes ne sont que les épouses de leurs maris : demain, elles seront, avant tout, elles-mêmes. La partie apparente de leur vie sera celle qu’elles donneront à la science, à la politique, à l’art, au commerce ; la partie conjugale, au contraire, restera dans l’ombre. Ce n’est rien de plus que ce qui a lieu pour l’homme, je le répète, et, ce qui m’étonne, c’est de rencontrer encore, à notre époque de libération intellectuelle, autant d’opposition à des revendications aussi justes. Je vous prie, monsieur le rédacteur en chef, de vouloir bien insérer cette réponse.

 » Docteur Madeleine Pelletier,
 » Présidente de la Solidarité des Femmes. »

Cousine, cette lettre est tombée comme un coutelas sur mes illusions… Il n’est pas une de ses phrases qui ne m’ait choquée, pas une de ses affirmations qui ne m’ait paru extravagante, pas une de ses ambitions que je n’aie trouvée puérile ; et l’idéal que je caresse avec tant de joie, mon idéal de la femme moderne que je voudrais insuffler à la jeunesse, est tellement différent du sien, que je n’en mesure plus la distance.

Alors, vraiment, il existe des créatures d’une culture raffinée dont l’ambition se borne à ce rêve plat : devenir un individu !

Et, d’abord, qu’est-ce que cela veut dire ?…

Est-on un « individu » seulement parce que l’on s’est affranchi des lois de l’amour ?… Ou le devient-on à partir du moment où, ayant pris mari, on lui tient à peu près ce langage :

— Mon ami, je t’épouse, mais je ne te dois rien ; tu es une espèce et moi un « individu ». Va ton chemin, j’emboîte ma route, et, si le hasard nous met en présence à quelque carrefour, je ne refuserai pas de te serrer la main.

Ou bien se hausse-t-on à la dignité d’ « individu » lorsque, ayant mis au monde des tout petits individus qui ne demandaient pas à naître et, bon gré mal gré, poussent à vos côtés, on leur dit :

— Sachez, vilains petits individus, que vous n’êtes dans mon existence précieuse qu’un épisode… Je donne à la science, à la politique, à l’art, au commerce, le meilleur de mon intelligence : tâchez de montrer la vôtre en restant dans l’ombre. Et, si l’ingratitude ne déborde pas de votre estomac, reconnaissez le service que je vous rendis le jour où je vous plantai sur la machine ronde, en encombrant le moins possible ma vie…, cette vie où je dois être « moi-même ». Entendez-vous : « moi-même », car, retenez encore ceci, jeunes morveux, je ne vous dois rien, rien, rien, non plus qu’à M. votre père. Telle est l’expression de ma pensée, qui sera celle des générations futures. Portez-vous bien. Amen.

J’ai l’air de rire, cousine, et, cependant, je répète seulement, avec moins de solennité, les propos du docteur Madeleine Pelletier qui — cette fois je ne plaisante pas — est une femme de haute valeur.

A-t-elle un mari ? A-t-elle des enfants ? J’ignore… Il se peut qu’elle soit mère et épouse parfaite ; et, d’ailleurs, dans le cas présent, le détail est sans intérêt. Ce qui importe, c’est l’orientation que les « Intellectuelles » (ce genre de spécialistes se dénomment ainsi) entendent donner à nos filles. Elles leur apprennent cette monstruosité hideuse : c’est qu’une femme est un « individu » devant se complaire dans le culte de soi, et regarder avec indifférence ou mépris ces « épisodes » dénués d’intérêt qu’on nomme mari et enfants.

Une pareille conception du rôle si beau de la femme me froisse par tout ce qu’elle enlève de poésie à notre sexe.

Non, la femme n’est pas un « individu », elle est mieux que cela : elle est l’amie, la merveilleuse amie qui recueille, en ses mains délicates et tendres, le bonheur des hommes, l’âme fragile des petits enfants. Son rôle est de répandre l’amour, de tout donner d’elle afin que, jusque dans le cœur de son mari, de ses fils et de ses filles, elle retrouve sa pensée et l’écho de toutes ses tendresses.

Une femme peut, par un louable effort de sa volonté, devenir auteur, romancier, écrivain, professeur ou médecin, — cela, c’est l’épisode ; — mais la vérité, le phare lumineux de son horizon, c’est l’amour qu’elle donne et celui qu’elle reçoit.

Demandez, cousine, à toutes celles qui remplissent leur destinée en aimant, de quel poids pèse leur carrière, leur réputation, ou même leur célébrité devant un danger qui menace l’existence si chère du mari ou des enfants… Quand, sur un oreiller de misère, repose une pauvre tête fiévreuse et haletante (le docteur Madeleine Pelletier aura peut-être l’occasion d’assister à ce spectacle), et que le médecin prononce l’affreux arrêt qui sonne comme un glas : « Je ne réponds plus de cette vie ! », demandez-leur si c’est là un « épisode » ou la suprême douleur, et si, pour sauver cet être que guette la mort, elles ne jetteraient pas au feu, d’un cœur léger, romans, poésies, articles de journaux ou clientèles.

En ces jours d’épreuve, la nature remet les choses en leur place respective, le métier ne passe plus qu’au second plan, et l’amour reprend tous ses droits.

Que la femme moderne travaille, rien de mieux : cela assure sa dignité et celle de ses enfants ; mais qu’elle mette sa fierté à faire bande à part dans l’union conjugale, cela, je n’arrive pas à le concevoir. Il me semble que non seulement elle n’a pas à chercher sa raison d’être en dehors des siens, mais que tous ses efforts doivent tendre à rehausser la gloire du mari, parce que cela est encore la meilleure moitié de son prestige, et celle qui rejaillira le plus sûrement sur « leurs » enfants.

Et c’est pour mieux atteindre ce but charmant que je veux la femme d’aujourd’hui instruite, cultivée, artiste même, compréhensive, délicate et surtout très bonne, d’une bonté généreuse et féconde en dévouement. Elle a cessé d’être le bébé gentil avec lequel les maris s’amusaient comme d’une poupée, et dont ils se lassaient sans y attacher d’autre importance ; elle occupe sa vraie place au foyer depuis qu’elle est devenue la compagne intime des heures de travail comme des heures de joie.

Et cette conquête-là du féminisme est l’honneur de notre jeune siècle, car ce n’est plus seulement l’homme qui met son empreinte sur la femme qu’il épouse ; parfois, à son tour, l’amie découvre des richesses cachées au fond de ce cœur qu’elle fait sien ; leur communion n’en est que plus étroite, et tous deux peuvent, tour à tour, échanger des confidences douces et profondes.

— J’ai reçu ta pensée, je t’ai donné mon âme ; nous nous devons tout l’un à l’autre.

Si la nécessité s’en fait sentir, la femme peut prendre une part du fardeau conjugal en exerçant un métier ; mais elle n’a pas besoin de se livrer à un travail classifié pour donner un sens à sa vie.

Quoi qu’en disent les « Intellectuelles » en général, et le docteur Madeleine Pelletier en particulier, on n’a pas encore trouvé un meilleur emploi du génie de la femme que dans les deux « épisodes » qui jettent sur sa destinée un divin rayonnement : le mariage ; la maternité.

Ailleurs, elle peut avoir du talent, récolter des succès, jouir de tous les plaisirs que donnent la vanité, l’orgueil et l’égoïsme satisfaits ; elle ne goûtera le bonheur, le grand bonheur fécond qui illumine toute une existence, que dans l’amour. Il est, pour notre sexe, la cause de souffrances et d’épreuves qui le rendent plus précieux ; et cela est puéril — surtout de la part d’un médecin — de mettre sur un plan égal l’épisode de la maternité et de la paternité. Nous ne ressemblons en rien, pour notre plus grande peine et notre plus grande joie, aux hommes, et la libération intellectuelle dont parle Mme Madeleine Pelletier ne fera jamais, heureusement, que nous soyons affranchies de notre corps souple, et tendre et douloureux de femme.

— Et si nous ne nous marions pas, remarquerez-vous, resterons-nous donc sans but sur cette terre ?

Non, cousine. Le but du travail est admirable et se suffit à soi-même, à condition qu’il ne dessèche pas les sources vives d’amour qui sont en nous. Car, et c’est là où je voulais en venir, une femme peut toujours être heureuse, à condition qu’elle ne soit pas un « individu », mais l’être exquis qui vit en dehors d’elle et pour les autres.