La Route du bonheur/03/04

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Librairie des annales (p. 328-333).


IV

Un Pèlerinage à Domrémy


Ma chère cousine. Je veux vous entretenir, aujourd’hui, d’un doux pèlerinage que nous fîmes avant que de retrouver Paris et dont notre cœur fut remué étrangement…

Je ne sais si vous éprouvez autant que moi l’émotion des lieux et des choses ; mais je n’ai jamais franchi le seuil d’une demeure historique ni contemplé le moindre objet qu’une main illustre frôla jadis, sans ressentir je ne sais quel trouble pieux. Il semble que les pauvres matières mortes exhalent des mystères, laissent flotter des pensées et des parfums, et gardent l’empreinte invisible de l’âme qui les rendit sacrées.

Il serait impossible d’exprimer avec des mots les souvenirs profonds, les sentiments intimes et pleins d’émoi, les adorations et les rêves que certaine pierre usée, un lambeau de terre, un bout de reliques, peuvent évoquer… Ce sont les divines tendresses qui s’élèvent du passé et frémissent en nous, effaçant les siècles, et rapprochant notre piété d’un culte lointain et, cependant, merveilleusement proche.

Ce jour-là, nous allâmes visiter une humble maisonnette toute basse, perdue dans un village lorrain.

— Domrémy ! cria l’employé du chemin de fer.

Et nous descendîmes.

Le temps était gris et tiède, les dernières pentes des Vosges se confondaient avec les nuages, et, sur la vallée qui s’étend à l’infini, planait une ombre de tristesse.

Doucement, des peupliers bruissent et saluent notre passage : des roseaux, secoués par la brise, penchent très bas leurs longues tiges, et les cailloux du chemin, rudes et arides, font changer un ruisselet qui court rejoindre la Meuse et égaye, de son insouciance, toute cette mélancolie qui monte des champs pierreux et tombe du ciel sombre… Au loin, la verdeur d’un bois touffu et le profil aiguisé d’une cathédrale mettent en ce grave paysage une note de fraîcheur et de poésie, tandis qu’à droite un bouquet de toits, aux ardoises vieillies, et un modeste clocher laissent deviner l’antique, le cher village que nous venons voir.

— Est-ce que tu crois qu’Elle a passé par ici ? demande, presque à chaque pas, le petit garçon qui serre sa main dans la mienne.

Lui aussi, il sent confusément, sans pouvoir le traduire mieux que par cette naïve interrogation, la raison de notre pèlerinage. Il sait que, maintes fois, nous avons admiré ensemble des châteaux, des églises et des points de vue, mais seulement pour leur beauté réputée magnifique, — tandis qu’aujourd’hui la vision d’une sublime enfant, évoquée par le village qui la vit naître, suffit à embellir les chemins que nous traversons.

Sa frêle pensée peuple aisément d’images ces solitudes grandes de cinq cents ans et toutes fraîches à son cœur.

Il voit Jehanne, la pastoure, menant paître ses brebis, et chantant avec son amie Hauviette des cantiques pieux ; il regarde avec terreur cette grand route par laquelle les méchants détrousseurs du sire de Commercy arrivaient au grand galop de leurs chevaux, pillant les villages, volant les bestiaux, brûlant les maisons, et bataillant dans un grand bruit de ferraille et de tocsins, tandis que Jehanne, en grande hâte, rentrait ses bêtes.

Son ardente imagination conçoit aisément le merveilleux.

— Dis, peut-être que nous allons entendre les voix de Jeanne d’Arc, hasarde-t-il timidement.

Et il ne se lasse point de me faire répéter l’incomparable histoire de la bonne Lorraine. Tout palpitant, il l’écoute comme jamais encore il ne l’avait ouïe. Car la légende prend corps sous ses yeux, dans un décor émouvant de vérité, et, pour la première fois, il éprouve de toute la force de sa petite âme française l’idée d’une patrie qu’il faut aimer jusqu’à la mort, et sauver au prix du miracle.

Là-bas, il considère avec admiration la forêt verdoyante d’où retentirent les prédictions de Merlin :

« Une vierge sortira du Bois-Chenu, qui chevauchera sur le dos des archers.

» Une femme vendit le beau pays de France. — Une pucelle le sauvera. »

Il aperçoit aussi la fontaine des groseilliers, auprès de laquelle Mme  Sainte Catherine et Mme  Sainte Marguerite soufflèrent à la candide bergère ses célestes inspirations :

— Va ! va ! bouter hors de France les méchants Anglais !

Et la bêtise du sire de Baudricourt le met hors de lui.

Eh quoi ! quand Durand Laxert, l’oncle de Jeanne, vint tout exprès trouver ce gros capitaine afin de lui apprendre que Jeanne, par grand’pitié du royaume de France, voulait guerroyer pour son gentil roi, stupidement il répondit :

— Renvoyez cette folle enfant à son père bien souffletée !

Et la pensée que Jeanne faillit ne pas partir à cause de ce vilain sire, et aussi à cause qu’il manquait quinze écus pour acheter un cheval, le bouleverse.

Ce sont ces détails infimes qui rapetissent l’histoire à sa taille et, cependant, la grandissent de tout son amour.

Il me harcèle de questions :

— Dis, comment était son armure ? Est-ce qu’on va voir le lit dans lequel elle couchait ?… C’est vrai que Jeanne d’Arc aussi pleurait quelquefois ?…

Et la route lui paraît pleine de spectacles merveilleux ; lui aussi, il éprouve que notre âme a un regard et distingue dans le passé ce que nos yeux ne savent plus trouver.

Tout près de lui, il sent l’ombre radieuse de Jeanne… Les cailloux du chemin, les ruisseaux qui courent, et les vieilles maisons lui chuchotent des secrets… Ils ont vu la pastoure, ils ont entendu ses prières ferventes, ils ont connu ses angoisses, ils ont adoré sa foi… C’est le pays de Jehanne la Pucelle qui, tout entier, chante à ses oreilles un hymne de liesse, de joie et de ferveur. Car, de ce village humble, mélancolique, petit à faire pitié, un jour, dans les temps anciens, une lumière éclata, qui illumina le monde et apprit d’âge en âge, à travers les siècles, aux enfants éblouis, que l’héroïsme ne meurt jamais sur la terre de France.

Ah ! qu’il est joli, cousine, le culte de Jeanne, l’héroïne, sensée et bonne, qui aima son pays jusque sur la croix de son bûcher et le délivra par un miracle d’amour… Et comme ces plaines graves et recueillies sont remplies de son immortel souvenir.

Je ne me lassais point d’emplir mon regard du spectacle de ces pauvres chemins poudreux qui savaient une si belle histoire, et, dans ma main, une menotte, tendrement pressée contre la mienne, disait tout bas, dans un langage muet :

— Moi aussi, je comprends ! Moi aussi, j’aimerai mon beau pays de France ! Moi aussi, je suis content de connaître Son village.