La Route du bonheur/03/06

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Librairie des annales (p. 341-345).


VI

Le Travail et la Gaieté


Ma chère cousine, j’ai pris souvent trop de plaisir à vivre dans le voisinage des enfants, j’aime trop tendrement leurs visages clairs, le désordre délicieux de leurs idées et le monde de petites passions qui les agitent, pour ne pas éprouver une douceur à vous en parler.

La jeunesse, cousine, m’attire comme le soleil, comme la lumière, comme tout ce qui répand de la chaleur, de la vie, — et, si j’avais l’âme païenne, je dirais :

— Faites, ô Zeus, que les ans qui pèsent sur ma tête et qui, bientôt, blanchiront mes cheveux et rideront mon front, doublent la jeunesse de mon cœur ; car, tant qu’il sentira la gaieté, partagera la joie, et goûtera l’adorable amitié des enfants, il connaîtra le bonheur et vous rendra grâce.

Mais étant, vous et moi, de bonnes chrétiennes, il nous faut, cousine, songer avec gravité à perfectionner ce qui, naturellement, est déjà charmant ; il nous faut redresser les petites cervelles qui folâtrent sens dessus dessous, et remettre dans le chemin de la raison les têtes qui s’égarent. En un mot, il faut, au nom de la sagesse et de l’expérience, tourmenter un peu nos filles, étouffer souvent leur joie, en leur montrant le Devoir avec un grand D, et même le Travail comme une pénitence.

Or, cela est-il possible, cousine, quand on croit à la jeunesse, quand on éprouve pour elle le plus délicat des cultes et qu’on la veut épanouie, heureuse, puisant dans son bonheur même la force de conduire vaillamment sa destinée ?

Le nombre est bien petit de ceux pour qui la vie semble bonne. C’est qu’ils n’en possèdent pas le secret, ils n’en découvrent pas le sens mystérieux ; on ne leur a pas appris que la gaieté est la poésie des âmes fortes, la vertu charmante qui dissipe le malheur. Les êtres sans rayonnement sont comme ces pays embrumés, dans lesquels rien ne pousse : la bonne semence n’y germe point, la plaine demeure aride et le sol stérile.

Vous entendez bien, cousine, que je ne veux point, par là, glorifier cette gaieté bruyante, qui se complaît dans la sottise… Je donne à la gaieté une signification plus noble. Elle semble, — comment expliquerai-je cela ? — elle semble monter Les consciences heureuses et marquer leur détente. Elle exprime le devoir satisfait, les heures bien remplies, les plaisirs de l’amitié, la confiance en l’avenir, et les rêves charmants réalisés sur la terre. Elle dit, parfois, la tâche bravement acceptée. Elle cache aussi des larmes ; elle est une force et un repos ; elle illumine tout ce qui l’entoure.

Considérez, autour de vous, les intérieurs aimables, paisibles, où le bonheur s’étend du mari aux enfants et jusqu’aux amis, vous reconnaîtrez aisément que « la gaieté habite ces lieux », comme on disait jadis.

Une égoïste, une enfant dépourvue de cœur, une créature méchante ou coquette, ou frivole, peut-elle être gaie, dans le sens vivifiant que nous prêtons au mot ?

Je suis persuadée du contraire. Et, si j’étais homme, je ne voudrais choisir, pour compagne de mon existence, qu’une jeune fille tendre et gaie. Pour tout dire, cousine, la gaieté me paraît le meilleur et le plus profond des devoirs.

On ne l’enseigne pas assez aux jeunes filles, et, parce qu’on la leur interdit comme un péché, on fausse leur compréhension de la vie, on étouffe leur grâce naturelle, on éteint la lueur éclatante de leurs yeux, on étiole la fraîcheur de leur sourire.

Je me souviens d’une vieille Allemande, qui m’entonnait, avec un sérieux imperturbable, les déclinaisons de sa langue et les prépositions qui demandent l’accusatif ou le datif. De temps à autre, j’essayais d’égayer la leçon de quelques réflexions innocentes qui me faisaient rire, quoiqu’elles ne déridassent pas mon cerbère.

Sévèrement, ma vieille Fraulein me rappelait au souci des convenances, et, avec un fort accent, elle laissait tomber sur moi cette glaciale remarque :

— Quand on joue (elle prononçait choue) quand on choue, on choue ; quand on trafaille, on trafaille.

Eh bien ! cette pauvre Fraulein, n’en déplaise à sa mémoire, commettait une hérésie, un crime de lèse-jeunesse ; elle énonçait là une ânerie plus grosse qu’elle, car, non seulement on peut être gai dans l’étude, mais c’est même la condition essentielle d’un bon travail.

Il est indispensable d’aimer ce que l’on fait et, par conséquent, d’apporter à l’ouvrage toutes ses facultés d’attention, de volonté et de joie.

C’est le grand malentendu qui sépare si souvent les maîtres des élèves, les parents des enfants. Ils s’imaginent que l’étude doit revêtir un caractère solennel, sacré, sévère, rigide, alors que c’est tout le contraire.

Il faudrait, dans les premières années surtout, envelopper le travail de tant de bonne humeur que les enfants se prissent à l’aimer, afin d’en garder le goût toute leur vie.

Le plus merveilleux maître, à mon avis, serait celui qui persuaderait à son bambin d’élève que, lorsqu’il trafaille, il choue, et à un jeu particulièrement amusant auquel les élus du ciel seuls ont la faveur d’être initiés.

Je voudrais, cousine, que la jeunesse fût adorablement gaie et qu’elle connût des félicités si aimables, dans l’exercice du travail, qu’elle ne pût en perdre ni l’habitude ni l’amour.