La Route du bonheur/03/07

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 346-354).


VII

Une Promenade à Fontainebleau


Ma chère cousine. Le printemps est une saison adorable…, tous les poètes l’ont dit et le répéteront, avec des mots rares et précieux, jusqu’à la consommation des siècles ; mais il n’est pas besoin de penser en vers sonores, magnifiques ou subtils, ni d’avoir du génie, pour sentir l’allégresse radieuse d’un beau jour d’avril.

Il semble qu’une sorte de joie soit répandue sur toute la nature. Les arbres verdissent, les bourgeons craquent ; l’air est léger et frais, attendri seulement de soleil ; des rayons d’or s’accrochent aux toits, aux vitres, aux lanternes des voitures qui passent ; et le ciel, d’un bleu chaste, a d’infinies douceurs. Il met, sur les êtres et les choses, des clartés fragiles qui sont comme des caresses… C’est un enchantement et aussi… un supplice de Tantale, car, le printemps, — le doux printemps des poètes, — qu’on devine à Paris, en humant le zéphyr par la croisée ouverte, vous inspire de furieuses envies de planter là plume et paperasserie, et d’aller où il éclate dans toute sa splendeur : à la campagne.

Pour le plaisir de cueillir soi-même quelques brins de muguet dans les bois, d’entendre le pépiement des oiseaux jacassant d’un nid à l’autre, on donnerait le meilleur des manuscrits, le plus poétique des livres…

En semaine, il faut savoir secouer cette nostalgie de l’espace, de l’air, des champs et rester très sage, là où le devoir vous enchaîne ; mais, le dimanche, quand le temps est idéalement pur et embaume le printemps, que faire, si ce n’est se griser de campagne, voir du gazon, des arbres, des routes et des grands morceaux de ciel ?

C’est à quoi je songeais, un peu mélancolique, dimanche dernier, juste au moment où la corne d’un automobile se mit à déchirer l’air. Tout aussitôt, un violent coup de sonnette ébranla la maison.

— Nous venons vous enlever, vous et les vôtres, prononça une voix affectueuse ; entendez-vous le tu, tu, tu, tu, qui vous réclame en bas ? Cest notre grande Serpollet qui chauffe et s’impatiente. Dépêchez-vous. On vous emmène à Fontainebleau, et, si le cœur vous en dit, on passera dire bonjour à l’ami Georges d’Esparbès, dans son musée.

Ah ! ma cousine, quelle joie d’enfant, d’élève en vacances j’éprouvai… Il faut vivre très sédentaire pour comprendre le plaisir intense que l’on a à s’évader à travers champs, de parcourir du pays, de dilater ses poumons à l’air, au vent, au soleil. Toutes celles qui, dans la semaine, tirent l’aiguille ou alignent des chiffres derrière un guichet, ou se tiennent immobiles devant un pupitre avec les horizons bornés de quatre murs, connaissent cette sensation délicieuse de l’école buissonnière. Les travailleuses, surtout, la savourent profondément. C’est leur petite revanche.

Donc, nous partîmes, l’auto glissant comme une anguille le long des rues et des boulevards, dans un mouvement que les piétons devaient trouver vertigineux et qui me donnait un frisson de terreur.

Nous traversâmes en flèche le bois de Vincennes, paisiblement le pont de Joinville. Nous saluâmes au passage la bonne ville de Melun, archaïque et charmante ; puis, nous ne vîmes bientôt plus, sur la route argentée, que des arbres qui couraient au-devant de nous, frémissant à notre passage, et dont les branches nues riaient, de leur impudeur, sous les rayons du soleil. De loin en loin, des sapins corrects, vêtus de vert, des marronniers précoces recouverts de fleurs blanches ou roses, semblaient leur faire la leçon, tandis que les chaînes séculaires, les dépassant de leur trône orgueilleux, tendaient vers le doux ciel d’avril des bras tordus et tragiques… Nous étions arrivés, en moins de deux heures, dans cette forêt admirable que les rois, depuis Saint Louis, ont aimée, que les peintres ont immortalisée par leurs chefs-d’œuvre, et qui dirait de belles histoires, si elle pouvait parler :

Elle raconterait toute la terre,
Elle raconterait tout le ciel.

Elle réciterait aussi notre histoire de France, car elle en vit passer, des rois et des empereurs et des reines, et des favorites !… Elle chuchoterait tout bas des idylles royales et des amourettes champêtres ; les jours d’orage, elle clamerait l’épopée gigantesque qui la fit tressaillir… Et, par un jour radieux de printemps, si la forêt pouvait parler, elle dirait, accompagnée par le murmure des bourgeons qui éclatent sous la sève, tandis que les feuilles desséchées de l’arrière-saison fuient on ne sait où, — elle dirait ou, plutôt, elle chanterait :

Ne crois pas que les morts soient morts.
Tant qu’il y aura des vivants,
Les morts vivront, les morts vivront.

Comment vous exprimer, cousine, ce miracle du renouveau, dans la plus belle des forêts ? et le charme des routes sinueuses qui contournent la vallée de la Solle, et le chaos sinistre des gorges de Franchard, et la rapidité de notre course à travers les choses mortes, éternellement vivantes ? Des carrosses, pesants et lents, passèrent, emportant vers leur destinée des seigneurs chamarrés d’or, là où notre automobile file, vole, ondoie, marquant, dans la fuite brève du temps, une minute de bonheur, une parcelle de progrès. Ce fut une journée de délices.

On déjeuna gaiement dans ce coin pittoresque de Barbizon pour lequel les Rousseau, les Corot, les Troyon et les Diaz eurent des prédilections particulières, et l’on se dirigea vers le château dont l’ami Georges d’Esparbès est le conservateur dévot.

N’avez-vous point remarqué, cousine, que certaines gens semblent créés et mis au monde pour occuper certaines situations ?

L’auteur de la Légende de l’Aigle, le fanatique poète du Petit Caporal devait, par la force mystérieuse de l’attraction, se retrouver dans ce palais, tout imprégné de Lui. Chaque marche, chaque mur évoque son ombre, l’ombre du grand Empereur !… Son souvenir flotte dans cette adorable cour ovale, plantée d’arcades délicates, où, solitaire peut-être. Il rêva…, et dans cette salle du Trône devant laquelle l’Europe, terrorisée, se courba…, et dans la chambre du rez-de-chaussée qu’occupait modestement Madame Mère où, chaque jour, il vint lui rendre ses devoirs…, et autour de cette chétive petite table sur laquelle se joua le drame déchirant de l’Abdication…, et tout du long de cette magnifique cour d’honneur, où les vieux grognards pleurèrent en écoutant les adieux de leur empereur.

Georges d’Esparbès, chantre de l’Épopée, ne pouvait être ailleurs qu’à cette place.

Et comme, en riant, nous le lui faisions remarquer, il nous répondit, très grave :

— Je vais vous montrer ce que le public ne voit pas encore, et vous me direz, ensuite, si le souvenir n’est pas une chose émouvante.

Il prit de grosses clés, et, après nous avoir conduits à la chambre de repos de Napoléon, que tout le monde connaît, il nous désigna un escalier dérobé.

— C’est par là, dit-il, que l’empereur descendait à sa bibliothèque particulière, qui est au rez-de-chaussée ; c’est par cette retraite qu’il s’esquivait du monde ; c’est au bout de ces marches qu’il trouvait le recueillement d’une pièce solitaire, et pouvait, dans le silence, donner libre cours à ses instincts de domination et de conquête… C’est là, acheva-t-il, que de géniales conceptions prirent naissance, que des plans formidables furent élaborés ; c’est là que l’Europe fut secouée sur ses bases ; c’est là que Napoléon, vainqueur d’Iéna, d’Austerlitz, vit s’effondrer sous lui l’Empire qu’il avait conquis ; c’est là, peut-être, que le roi des rois pleura sa gloire déchue, et la fatalité de son ambition.

Un rayon de soleil tapait sur les vitres et dorait les jeunes pousses du parc ; dehors, c’était le printemps, et, dedans, c’était le temple, qui laisse passer les hommes, et garde le meilleur d’eux-mêmes : leur âme.

Tant qu’il y aura des vivants,
Les morts vivront, les morts vivront.

Napoléon reposait sous la terre, et tout de lui, dans cette pièce haute, demeurait : les livres qu’il avait touchés, la pendule qui avait marqué ses heures troubles et heureuses, le bureau sur lequel il pencha son front pensif, l’escabeau qu’il gravit pour atteindre les gros bouquins de voyage meublant les murs et que tant de fois, fiévreusement, il consulta ; les cartes auxquelles il travailla, écartant à les faire éclater les frontières françaises ; et, comme nous restions un peu oppressés devant cette saisissante évocation :

— Quelquefois, dit à voix presque basse Georges d’Esparbès, nous venons ici, ma femme et moi, lorsque le crépuscule tombe, et, à certains jours, il nous semble entendre craquer l’escalier en colimaçon que, jadis, ses pas ont foulé, et, dans une brève hallucination, nous Le voyons. C’est de l’imagination, reprit-il bien vite en souriant ; mais, tout est si plein de son souvenir, dans cette pièce secrète, qu’il doit flotter un peu de son ombre…

Et, pensif, il ajouta :

— On ne connaît pas assez nos musées, poursuivit-il, mélancolique ; c’est une si belle leçon d’histoire !

Nous partîmes à la nuit tombante : la forêt était silencieuse, rougie des mille feux du soleil couchant ; la lune lentement se levait ; les étoiles, une à une, s’allumaient au ciel et notre auto prenait sa course vers Paris, comme s’il avait hâte de se retrouver dans le royaume tumultueux des vivants.

— Oui, songeai-je tout bas, on devrait, par ces radieuses journées d’avril, envoyer nos collégiens et toute notre jeunesse des écoles et nos fils et nos filles humer l’air des bois et respirer dans nos musées le souvenir du passé. Ils apprendraient peut-être quelques bribes d’histoire et retiendraient cette vérité éternelle : c’est que,

Tant qu’il y aura des vivants,
Les morts vivront, les morts vivront.

Et voila, cousine, pourquoi il faut marquer d’un caillou blanc un beau jour de printemps.