La Route du bonheur/03/09

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 363-370).


IX

Leur éducation et la nôtre


Brighton.


Ma chère cousine, vous n’auriez pas voulu que, me trouvant si près de Londres, je n’y allasse faire un tour. C’est à quoi je n’ai pas manqué, et en reviens, tout à la fois, désappointée et ravie…

Je ne pousserai pas l’impudence, cousine, jusqu’à vous faire une description de cette cité qui, despotiquement, rayonne sur l’univers, et que tout le monde, peu ou prou, connaît… Cependant, j’étoufferais, si je ne vous confiais que, de ma vie, je n’ai rien vu de plus enfumé : les rues, en général étroites, sont coupées en deux par de nombreuses stations de cabs qui séjournent au milieu de la chaussée, et donnent l’illusion d’un encombrement perpétuel.

C’est là que, du haut de leur vigie, les cochers, vêtus avec le plus aimable pittoresque, la trogne enluminée, la pipe à la bouche, attendent, flegmatiques, qu’un coup de sifflet les appelle près du client. Tout le long de ces voies grouillantes, bruyantes et sombres, traversées d’omnibus criards, disparaissant sous la bariolure des réclames, s’alignent des immeubles étrangement décapités, et qui noircissent de honte d’être obligés de se montrer aux Français sans la parure décente de leurs toits. Les murs, les édifices, les boutiques, les maisons et les palais se confondent dans un même air poussiéreux et charbonneux. C’est la symphonie du noir !…

Londres ressemble beaucoup plus à une magnifique usine — lançant, avec le jet noir de sa vapeur, des forces vives chargées d’électricité — qu’à une belle ville dans le sens esthétique du mot.

Cependant, la vie, l’activité, le mouvement, la sève, qui débordent de ces rues trop étroites, lui donnent un caractère particulier qui subjugue après avoir déplu, et surtout, ce qui étonne et qu’on admire, c’est le Londres qu’on découvre derrière ces murs gris, dans la douceur de ses homes confortables, dans la splendeur incomparable de ses musées… Il semble que, par une pudeur orgueilleuse, les Anglais ne tiennent à la Beauté qu’en champ clos, loin de tout regard indiscret. Eux-mêmes, aperçus dans la rue, ressemblent assez à ces Inglishs que l’on rencontre en voyage, un peu partout, et qui bousculent, sur leur chemin, les gêneurs, afin de s’adjuger la meilleure place !… Chez eux, à l’abri de leur foyer, sous la clarté étincelante des lampes, dans la dignité de leur frac et la bonne grâce hautaine de leurs propos, ils sont, avant tout, de parfaits gentlemen, soucieux de courtoisie et de bonne éducation.

— Nous prisons tellement les hommes bien élevés, me disait un personnage d’ici, que nous les admettons dans notre intimité, même pauvres, même déchus, même occupant une de ces situations humbles qu’en France vous jugez dégradantes…, tandis que nous rejetons impitoyablement de notre société les gens riches ou de bonne naissance qui ne sont pas ce que nous appelons des « gentlemen ».

Et, comme le souvenir de certains fils d’Albion, installés cyniquement à l’Opéra, en culotte courte et casquette de voyage, mettait sans doute, dans mes yeux, une lueur d’incrédulité :

— Cela vous étonne ? me demanda mon interlocuteur ; cependant, rien n’est plus exact. Les Anglais ignorent le préjugé de castes ; ils estiment, d’abord, ceux qui gagnent leur vie, et ne connaissent, ensuite, que la différence des éducations. Le sentiment de la fausse honte, cette plaie française, n’existe pas, ici. Et cela est si vrai qu’il n’est pas rare qu’une femme de la meilleure éducation, ayant subi des revers de fortune, s’installe couturière ou modiste, et devienne l’amie intime de ses clientes. Une lady, après avoir commandé son chapeau et discuté le prix qu’il coûte, ne croit pas déroger en acceptant à déjeuner chez un fournisseur, né dans le même monde qu’elle.

Il me cita, comme preuve, l’exemple d’une modiste, installée à Piccadilly, et chez laquelle la haute société de Londres ne craignait pas de fréquenter.

— C’est dans la salle à manger de cette commerçante charmante, dit-il, que j’ai eu l’honneur d’être présenté à une ou deux femmes d’ambassadeur et de ministre, et de partager avec elles et leurs maris des luncheons tout à fait selected. D’ailleurs, ses illustres amies ne sont point en reste d’hospitalité avec elle, et l’accueillent, l’été, avec d’infinis égards, dans les châteaux et cottages qu’elles possèdent aux environs de Londres. De part et d’autre, cette courtoisie est jugée naturelle. L’Anglais, affirma-t-il en guise de conclusion, est essentiellement bien élevé.

Voyez, cousine, comme on s’instruit en voyageant. Je me figurais à peu près tout le contraire ; pour moi, l’Anglais était un être de conquête, énergique, solide et musclé…, très respectueux de la dignité humaine, mais dépourvu, au plus haut point, des qualités séduisantes dont nous aimons à parer l’éducation.

Peut-être, après tout, ne donnons-nous pas au mot la même signification !

— Chez-nous (comment expliquerai-je cela ?), l’éducation tend, il me semble, à modeler de formes agréables des sentiments toujours aimables et, quelquefois, profonds. La correction ne suffit pas à faire, de nos petits Français, de nos Françaises, des enfants accomplis. Nous essayons de glisser, en eux, ce je ne sais quoi d’ailé qui est la grâce et dont il nous est doux d’embellir notre vie. Nous illuminons la politesse d’un sourire et ne la jugeons satisfaisante qu’à ce prix ; nous enseignons, à ceux que nous élevons, que le don de soi, l’art d’en faire les honneurs à ceux que nous aimons tient de la plus délicate des civilités ; au besoin, nous remplaçons le respect par la tendresse et mettons la bonne humeur au rang d’une vertu. Nos esprits ensoleillés, nos cœurs expansifs, s’accommodent mal d’une discipline rigide et sèche, et c’est la bonté, la gaieté discrète que nous voulons exprimer dans le « fin du fin » d’une jolie éducation.

Chez les Anglais, ma cousine, l’éducation est toute de dignité et de façade. Elle trempe des volontés ; elle stimule les énergies par l’orgueil de la race ; elle n’est point illuminée d’amour. Elle ignore notre culte pieux de la beauté, de toutes les beautés païennes et chrétiennes qui nous troublent et nous ravissent.

Deux Anglais se rencontrent-ils, ils n’auraient garde de se serrer la main. Cette marque de sympathie leur semble puérile ; ils ne sentent pas la douceur d’une pression exprimant, en nuances infinies, tous les degrés de l’amitié. Ils ne réservent cette étreinte que pour les occasions solennelles, car la sensibilité — cette précieuse et fragile fleur de chez nous — n’existe pas chez les Anglo-Saxons. Les enfants n’embrassent point leurs parents, leur parlent sans intimité, et, d’ailleurs, se trouvent rarement en leur présence. Babys, ils sont relégués à la nursery, plus tard à la pension, et ils s’émancipent dès que l’âge le permet.

J’ai considéré, ma cousine, le spectacle, vingt fois renouvelé, d’une jeune fille de seize ans, assise vis-à-vis de sa mère et, durant tout un repas, n’échangeant point, avec elle, deux paroles. Et, comme cette tenue me scandalisait et que j’y voyais l’indice d’une brouille ou d’une éducation détestable :

— Ça était tout naturel, m’expliqua une jeune miss, qui jugea mon émoi stupide.

Il n’est pas rare de voir deux jeunes gens entrer dans un restaurant, s’attabler, tels de bons amis, commander des vins copieux, force viandes et « végétables », et n’ouvrir la bouche, pendant une heure et demie d’horloge, que pour mastiquer.

Et, comme mon sang de Française ne faisait qu’un tour devant un flegme si peu dans notre caractère, toujours prêt à l’effusion, il me fut répondu cette phrase, que je livre à vos pensées :

— Les Anglais ne parlent que lorsqu’ils ont quelque chose à dire.

Eh bien ! c’est du joli !… Que deviennent, alors, ces riens charmants dont pétille notre conversation, ces menus propos qui volent, vont, viennent, passant du grave au léger, du tendre au spirituel, s’interrompant en demi-silences pour repartir en saillies, et n’admettant le doux et vrai silence que lorsqu’il est le prolongement délicieux d’intimes pensées ?

Et, tenez, un autre trait, qui vous aidera mieux encore à saisir tout ce qui nous sépare :

En Angleterre, chaque soir, les femmes arborent une toilette décolletée pour faire honneur à leur époux ; chez nous, nous n’y mettons pas tant de façons : un visage aimable, une pointe de gaieté, un œil de poudre, et voilà nos cérémonies prêtes. Les maris anglais tiennent, avant tout, à un décorum, où leur respectability trouve son compte ; les nôtres s’accommodent d’un peu plus d’abandon et d’intimité.

Vous sentez bien, n’est-ce pas ? cousine, que l’éducation anglaise et la nôtre n’expriment point les mêmes sentiments, ne sont point puisées aux mêmes sources.

Les Anglais soignent surtout l’ « armature », comme dirait M. Paul Hervieu ; nous avons la faiblesse de nous occuper davantage du cœur.

Ils sont, certes, plus blindés et, partant, plus forts que nous ; mais je crois que nos familles ont meilleure grâce et voilà toute la différence.