La Route du bonheur/03/08

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 355-362).


VIII

Apprenons à nos enfants
le « All Right ! »


Ma chère cousine, je vous écris de Brighton, où je suis venue, pendant les vacances de Pâques, prendre une teinture d’anglais et me donner, à bon compte, l’idée que je vagabonde chez l’étranger… De fait, rien n’est plus simple que de pousser une pointe jusqu’ici : il suffit de quarante-cinq minutes de mal de mer et d’une couple d’heures en car pour s’en offrir la fantaisie. Mais, pour nous autres Français, qui aimons par-dessus tout notre « chez nous », franchir les frontières, surtout quand elles se présentent sous les aspects d’une mer agitée, c’est déjà un acte méritoire, et cela prend les proportions d’un événement pour peu qu’on l’accomplisse en famille. Je connais un jeune Pierre qui se rengorgeait en lançant la nouvelle à ses amis, exactement comme s’il se fût agi de la conquête de la Toison d’Or ou de la découverte de l’Amérique.

— Je pars pour l’Angleterre, ! annonçait-il, bouffi d’enthousiasme.

Et il emplissait son sac des choses les plus invraisemblables, croyant, sans doute, aborder dans quelque île sauvage, où, nouveau Robinson, il lui faudrait pourvoir à sa subsistance.

Il s’était forgé, sur l’Angleterre, un certain nombre d’idées humées on ne sait où, et qu’il tenait pour indiscutables. On eût défrisé toutes ses illusions patriotiques, par exemple en lui certifiant qu’au delà des mers il existait des ladies aussi jolies, aussi gracieuses que les amies de sa maman et ne ressemblant pas du tout à Footit costumé en vieille Anglaise. Nous sommes, sous ce rapport, un peu enfants nous-mêmes ; les pays avec lesquels nous ne sommes pas familiarisés nous apparaissent à travers un tas de légendes qui s’écroulent comme des châteaux de cartes devant la réalité. Peut-être, autrefois, au temps des diligences et des bateaux à voiles, existait-il, d’une frontière à une autre, ces démarcations de mœurs, d’attitudes, de costumes, qui contentaient notre orgueil national. Aujourd’hui, à première vue, rien ne ressemble plus à une Française qu’une Anglaise, fût-elle vue de dos ou de face. Ce sont les mêmes modes, les mêmes parures, les mêmes saluts ; il y a tout juste, entre elles, la différence d’un idiome, et probablement ce qui ne peut se voir, et qui est leur âme, l’âme même du pays.

Celle-là, on la sent confusément partout, et très distincte de la nôtre, et le sentiment le plus vif que j’éprouve, depuis que je suis ici, c’est la diversion insaisissable, mais aiguë, de tout ce qui fait leur race et la nôtre.

Il suffit de passer huit jours à Brighton pour comprendre que c’est une ville confortable, cossue, hygiénique et dépourvue, à un point qu’on ne saurait imaginer, de fantaisie. Il n’y a pas le plus petit mot pour rire dans le haut ni dans le bas Brighton, ni rien qui accroche ou amuse l’œil. Les rues sont propres et correctes, s’encadrant, à droite et à gauche, de maisons basses, aux windows ventrues, si pareilles de couleurs, de conception, de hauteur, de largeur, de profondeur, d’entrées et de fenêtres, qu’on les croirait alignées par ordre de Sa Majesté pour quelque casernement mystérieux. Jamais il ne pourrait venir à quiconque l’idée saugrenue que ces habitations ont été construites pour le bon plaisir et l’agrément de chacun.

L’art si noble et si vivant de l’architecture — sauf pour les bâtisses importantes — semble ici être absolument tenu en mépris : les maisons se plantent tout le long d’une voie, comme un carré de choux, et, n’étaient les numéros qui les spécifient, il serait impossible de les distinguer les unes des autres.

Nos yeux, habitués à regarder, à comparer, épris de forme, amoureux de l’originalité, amateurs de pittoresque et de vie, — nos yeux latins, enfin, s’offusquent d’une telle monotonie. Si, d’aventure, ils s’égarent à l’étalage des magasins, ils ont de nouvelles raisons de s’attrister. Tout le monde sait que la devanture des boutiques reflète, en quelque sorte, le goût d’une ville. C’est presque un plaisir esthétique de longer, à Paris, certaines rues pimpantes, spirituelles, élégantes, où le génie du marchand, le caprice léger de la mode, l’harmonie des couleurs, la sobriété des lignes, l’éclat des lumières, se confondent en un spectacle délicat et tentateur.

Ici, on ne sollicite pas le client : on lui présente la marchandise, sans autre souci. Les hautes glaces laissent apercevoir tous les objets usuels, rapprochés au petit bonheur, pressés, tassés, avec des airs tout à fait fâcheux de « bazar-magasin de soldes ». À moins d’être obligé à faire quelque emplette, l’envie de s’arrêter, de fixer un choix et d’acheter, ne fût-ce qu’en pensée, quelque colifichet, ne pourrait venir. Les Anglais, apparemment, sont des gens pratiques, qui méprisent ces séductions futiles dont notre esprit demeure friand. Ils vont droit au but, entrent dans leur maison sans s’inquiéter de son aspect extérieur, pénètrent chez leurs fournisseurs par nécessité, sans s’émouvoir de la laideur de l’étalage. Ils ignorent les chatteries, la coquetterie, les grâces ; le solide, l’utile, font mieux leur affaire… Ils sont habillés comme nous, semblables à nous, et, cependant, notre sensibilité souffre à chaque pas ; ils sont Anglais et non français : voilà toute la différence.

Je voudrais, ma cousine, que vous puissiez considérer, une seconde, l’étalage d’un pâtissier de Brighton. C’est à dégoûter à jamais de la gourmandise : les gâteaux, gros, lourds, indigestes à l’œil, mal présentés, rappellent ces boutiques foraines, où les fritures, les berlingots, les pâtisseries, les chocolats et les pains d’épices, voisinent de la plus intempestive manière. Il faut toute la robustesse des estomacs britanniques pour n’être pas découragé devant des appâts si grossiers : et la cuisine est à l’avenant. Ces grands mangeurs devant l’Éternel ignorent le velouté des sauces, le fondant et le fondu des plats bien mijotés, la suavité des coulis. Ils ne soupçonnent pas davantage les gratins onctueux, ni les béchamels savoureuses, et leurs légumes sont platement accommodés à l’eau.

Mon compagnon de voyage, que Dieu fit gourmand, peste, tout le long des repas, contre M. Demolins, qui osa vanter, quelque part, la supériorité des Anglo-Saxons, et s’entête à vouloir dénicher un restaurant où l’on « sache » manger. C’est peine perdue, cousine : les Anglais ingurgitent viandes et « végétables » en conscience, sans être gourmets pour deux sous. Ils contentent la matière et n’amusent point l’esprit. Ce n’est, en aucune façon, un peuple artiste, prime-sautier ou fantaisiste…

Cependant, cousine, arrangez la chose comme vous l’entendrez, — car je la ressens mieux que je ne saurais l’expliquer — on éprouve, ici, une douceur singulière à vivre…, peut-être parce que la mer y est admirablement belle et mouvante, et que la plage s’étend à l’infini, rappelant une Nice plus sombre, mais plus grandiose ; peut-être aussi parce qu’on y respire une atmosphère saine, au moral comme au physique, et que les enfants y sont jolis, vigoureux, énergiques, avec un je ne sais quoi de viril, qui évoque l’idée d’une race forte ; peut-être seulement par la surprise charmée qui vous saisit au seuil de ces homes, si laids aperçus du dehors, si doux, si confortables dès qu’on y pénètre ; — peut-être tout cela à la fois, ou autre chose encore… Toujours est-il que les enfants, ces êtres d’instinct, se trouvent chez eux, en Angleterre.

— Qu’est-ce qui vous amuse tant, ici ? demandai-je, intriguée, à mes enfants, qui vivent très paisiblement dans une famille anglaise dont ils partagent les us et coutumes, en même temps qu’ils apprennent la langue.

— Je ne saurais pas te dire, maman, me répondit, après une minute d’hésitation, l’aînée de mes filles ; mais, ici, nous faisons ce que nous voulons… et je t’assure, ajouta-t-elle très vite, — sans doute pour me tranquilliser, — nous sommes très raisonnables, plus raisonnables qu’à Paris !

— Oh ! oui, c’est chic, reprit Pierre, tout épanoui d’aise : on sort tout seul !

Et je remarquai que, déjà, tous quatre avaient pris cet air décidé et brave qui m’avait frappée chez les garçons et les fillettes de Brighton…

La liberté et le respect de soi sont deux vertus qui doivent s’acquérir sans peine au contact des Anglais, et rien que cette raison vaudrait que nous envoyions tous nos enfants faire un tour chez eux… Mais combien, aussi de supériorités bonnes et charmantes il nous resterait à leur enseigner ! C’est en passant par l’Angleterre qu’on se prend à aimer notre pays comme il mérite de l’être. Si nous voyagions davantage au dehors de chez nous, nous sentirions mieux tout le bien qu’il faut en penser et ne perdrions pas notre temps à en dire tant de mal.

Les Anglais crient : All right ! en toutes circonstances, même quand ils ont des ennuis graves ; nous ne manquons pas une occasion d’exprimer que nous sommes un pays perdu, même lorsque nos préoccupations n’ont rien d’alarmant.

La voilà, leur vraie supériorité, ma cousine. Il nous faut aller apprendre, chez eux, l’art de pousser les All right ! qui nous manque ; nous serons, ensuite, le peuple le plus spirituel du monde.

Au revoir, cousine, et All right !