La Route fraternelle/29

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La Route fraternelleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 109-112).


LE PALMARÈS DES DAUPHINOIS[1]

À Léon Barracand.



Oui, c’est un palmarès — nom qui dans la mémoire
De tous les lycéens a si souvent chanté,
Évoquant pour les uns une heure de victoire
Et rappelant à tous un jour de liberté.

C’est un fier palmarès aux pages radieuses
Que j’ai transcrit, pensant que vous m’approuveriez,
Si je laissais tomber, dans ces coupes rieuses
Où mousse le vin d’or, des feuilles de lauriers ;

Et si je faisais lire, à l’éclat de ces lustres,
Comme un menu splendide au banquet ajouté,
Le catalogue long des Dauphinois illustres,
Vainqueurs au grand concours de l’Immortalité.

Car, de tous ces combats, de ces luttes courtoises
Où la mère-patrie invite ses enfants,
Combien de nobles fils des Alpes dauphinoises,
Les premiers prix en main, sortirent triomphants ?


S’agissait-il de vaincre aux tournois du courage,
Combien d’adolescents, dans ces vallons grandis,
Sur les pas de Bayard s’élançant d’âge en âge,
Vers la palme des preux levaient leurs bras hardis ?

Faut-il les nommer tous, depuis le connétable
Lesdiguières, debout sur son castel hautain,
Jusqu’à ce Miribel, dans son front redoutable,
Construisant l’échiquier des guerres de demain !

Et parmi les vivants, je ne cite personne ;
Mais vous, les morts d’hier, je ne vous tairai pas :
Marchand, Randon, Vinoy, dont le triple nom sonne
Comme un triple clairon au matin des combats !

Prix d’éloquence ! C’est à Mirabeau sans doute
Qu’il revenait de droit et qu’il fut décerné,
Mais l’aigle provençal plus d’une fois redoute
L’intrépide Barnave, aiglon du Dauphiné !

Prix de philosophie ! Il est votre partage,
Condillac et Mably, dont les nacelles sœurs
Sur les flots de l’Isère ont laissé leur sillage
Et l’ont aussi tracé sur le lac des penseurs.

Prix de diplomatie ! Un Servien, un Lyonne
Ont cueilli dextrement, double et subtil glaneur,
— Car ils savent glaner si Richelieu moissonne —
Sur un terrain glissant une gerbe d’honneur.


Prix de musique ! Et qui donc oserait prétendre
Qu’il ne t’appartient pas, Berlioz, génial
Inventeur de frissons, maître puissant et tendre,
Qui fais vibrer les cœurs sous le rythme orchestral !

Pour le prix du théâtre, autant qu’il m’en souvienne,
Le Dauphiné n’a pas de Racine ou d’Hugo,
Mais Augier de Valence avec Ponsard de Vienne
Partagent le premier accessit… ex-aequo.

Et quant aux lauréats en peinture ou sculpture,
Vingt maîtres dauphinois en vingt salons palmés,
Formés à ton école, ô sublime Nature,
Justement à leur tour pourraient être nommés.

Mais par une lointaine et chère préférence,
Toi dont les bleus pinceaux, tous trempés d’idéal,
Parlaient d’un ciel mystique à mon adolescence,
Je te nommerai seul, suave abbé Guétal.

Voici qu’un nom célèbre éclate sur la liste,
Le tien, Stendhal, toi qui, le microscope en main,
Pénétrant romancier et sagace analyste,
Sondais avant Balzac le triste cœur humain.

Et prenant à leur tour le compas ou l’aiguille,
Vaucanson et Jouvin, et tant d’autres encor,
Travaillent autrement pour l’humaine famille,
Mais inscrivent leurs noms au même livre d’or.


Et ce n’est pas fini : le sol des Allobroges
À de riches moissons est encor destiné ;
Et pour clore d’un toast filial ces éloges,
Buvons au vieux pays, au père, au Dauphiné !


Juin 1898.



  1. Poésie lue au banquet annuel de l’Association des anciens élèves du Lycée de Grenoble.