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La Route fraternelle/33

La bibliothèque libre.
La Route fraternelleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 125-128).
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LE PANACHE[1]

À Edmond Rostand.



Poète, sois heureux : car c’est ton vieux collège
Qui voulut envahir la Porte Saint-Martin,
Et près de toi, par toi, goûte le privilège
De s’asseoir en famille à ton royal festin.

Poète, sois joyeux : car, fervent d’allégresse,
Tout un peuple d’amis se presse avidement
Vers la coupe enchantée où tu verras l’ivresse
De ton vin généreux au clair pétillement.

Poète, sois béni : car le ciel était sombre,
Et, né dans la splendeur, finissait dans le deuil ;
Mais ton œuvre apparut, et fit du jour dans l’ombre,
Astre de son couchant ou fleur de son cercueil ;


Et peut-être encor mieux, une aurore qui lève,
Un âge qui commence…… et l’on reste incertain
Si la fraîche lueur où scintille ton rêve
Est l’étoile du soir ou celle du matin.

Oui ! l’Arachné du Nord, au ciel de notre Gaule,
Filait de la tristesse, et tissait de la nuit ;
Mais superbe, tu vins, trouant d’un coup d’épaule
Le réseau de torpeur et le plafond d’ennui.

Tout le pôle chez nous débarquait sans vergogne ;
Mais l’enfant du soleil, mousquetaire ou lion,
Conduisant au combat les enfants de Gascogne,
Fit enfin reculer l’obscur Septentrion.

Vainqueur, la France a pris ta victoire pour sienne ;
Car ton drame ressemble à son meilleur passé ;
Ta jeune frondaison, c’est sa richesse ancienne ;
Et quel arbre jamais sans racine a poussé ?

Le tien plonge au sol pur, au vrai sol atavique,
D’où la sève monta de verve et de gaîté ;
Et la chevalerie au souffle magnifique,
Comme un clairon de gloire en sa cime a chanté.

Dans sa souple verdure, elle aussi, la ballade
Fit de ses rimes d’or sonner le cliquetis ;
Et le burlesque même en tente l’escalade,
Mais âpre aux seuls félons et clément aux petits ;


La tendresse à son tour visite son feuillage,
Et Roxane au balcon sent parfois sous sa main,
Des mots divins et doux le caressant sillage
Remonter « tout le long des branches du jasmin » ;

Et tandis que l’amour, oiseau subtil, s’y cache,
La chimère y suspend son splendide oripeau,
Et Cyrano mourant, son immortel panache,
Hautain comme un cimier, sacré comme un drapeau !

Ah ! pour ce fier panache où flotte une espérance
D’intrépide réveil et d’avenir vainqueur,
Pour ton cœur si français, la jeunesse de France
À toi, jeune comme elle, apporte tout son cœur.

Sous sa tunique, vois, la jeunesse s’approche,
Vibrante à ton appel et prête au bon combat ;
Et pour tout chevalier « sans peur et sans reproche »
Sentant à coups pressés sa poitrine qui bat.

Jette-lui tes beaux vers, pour qu’elle les savoure ;
Jette à ces affamés, bouches et cœurs ravis,
L’enthousiasme saint, l’honneur et la bravoure,
Tous ces fruits d’héroïsme à ton banquet servis.

Sois leur amphitryon, leur charmeur… et leur maître,
Car les Cyranos morts font d’autres Cyranos ;
À ton école exquise un artiste peut naître,
À tes mâles accents peut surgir un héros.


Ainsi le but sublime à tes yeux se dessine.
Monte aux sentiers de l’Art, pèlerin éclatant :
Port-Royal refusait ses bravos à Racine,
Stanislas, moins austère, applaudira Rostand.

De t’égaler à lui, je n’ai pas cette audace,
Et toi-même sais bien que tu fis autrement ;
Mais au sommet du Pinde il est plus d’une place,
Plus d’une aile en voyage au fond du firmament.

Poursuis donc en plein ciel ta lumineuse voie,
Et ton collège — aînés et cadets réunis, —
De ta part de triomphe aura sa part de joie :
C’est le vol des aiglons qui fait l’honneur des nids.



  1. Poésie dite le 3 mars 1898, sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, à la matinée accordée par l’auteur de Cyrano de Bergerac à ses anciens et jeunes camarades du collège Stanislas.