La Route fraternelle/34
SACRIFICE
- le prieur, du monastère
- raoul,novice.
- louise.
Cellule de novice ayant pour meubles un lit, une table, une chaise, une bibliothèque, un prie-Dieu. Grand crucifix suspendu au mur. Il fait nuit. Une lampe éclaire faiblement la cellule.
Scène I
Vous vous taisez, mon fils !… Vous craignez de me dire
Quel souvenir cruel cause votre martyre ;
Et d’un entier aveu rejetant la douceur,
À mon cœur paternel vous fermez votre cœur.
Puisque le ciel m’a fait Prieur du monastère,
Je puis donc, sans manquer à cette règle austère,
Qui prescrit nuit et jour le silence en ce lieu,
Je puis venir à vous qui revenez à Dieu ;
À vous qui, dans ces murs, depuis un mois à peine,
Cachez mal à mes yeux une secrète peine,
Et sous ce toit, si triste à tout nouveau venu,
Traînez comme un fardeau quelque mal inconnu.
Si le Christ aima Jean d’une tendresse sainte,
Je puis bien vous aimer, et vous pouvez sans crainte
Vous confier à moi. Dieu seul saura guérir ;
Mais l’homme peut du moins avec l’homme souffrir.
C’est le père et l’ami qui vous parle à cette heure,
Qui vous aime de vous avoir compris, et pleure
Par la seule raison que vous avez pleuré :
C’est un consolateur, ô cœur désespéré !
Allez ! quelle que soit la blessure profonde,
Qu’en cet asile pur vous apportiez du monde,
Moi qui dans mon passé compte aussi des douleurs,
J’ai pitié de vos maux et respecte vos pleurs.
Ô mon père ! merci de cette sympathie
Que vous avez pour moi dès l’abord ressentie ;
Merci de cet accueil, si rempli de bonté,
Que j’ai reçu de vous sans l’avoir mérité ;
Moi, l’humble pénitent et le pauvre novice,
Moi sur qui reste encor la souillure du vice
Comme on bénit un saint, je vous bénis tout bas.
Un saint !!!
Ne cherchez pas à lire au fond de ce mystère.
Si vous avez souffert, vous savez, ô mon père !
Que tout chagrin profond est un chagrin discret,
Et qu’aux grandes douleurs il faut le grand secret.
Oui, toute âme qui souffre aime la solitude !…
Mais répandre en un cœur plein de mansuétude,
Et toute sa misère et tout son repentir,
Tout le flot de ses pleurs qui demande à sortir,
C’est peut-être un tourment, mais est-il donc sans charmes ?
Pourtant, si vous avez la pudeur de vos larmes,
Gardez ce lourd secret dont vous êtes chargé ;
Je garderai pour vous, ô cœur trop affligé !
La même affection religieuse et tendre.
Reposez quelque peu. Je viendrai vous reprendre
Quand les cloches, sonnant Matines, nous diront,
Au milieu de la nuit, d’aller courber le front
Devant l’autel du Dieu qui relève et console.
La prière vaut mieux que mon humble parole.
Puissiez-vous jusque-là dormir, puisse la nuit
Apaiser un moment votre éternel ennui !
Dieu vous garde, mon fils !
Mon père, Dieu vous garde !
Oui, dors, toi que le Ciel a remis à ma garde,
Toi qui, sans le savoir, ne souffres que par moi,
Dors ! je vais prier Dieu pour qu’il veille sur toi.
Scène II
Dormir ! Ah ! lorsque l’âme est toujours obsédée
D’un même souvenir et d’une même idée,
Le corps peut-il trouver un instant de sommeil ?
Moi, qui pour horizon n’ai plus que la montagne,
Je naquis sur les bords de la mer, en Bretagne,
Et de la vie, à peine, eus-je touché le seuil
Que sur mon front d’enfant vint se poser le deuil.
Le drame a commencé mon existence amère.
Mon père fut tué dans un duel ; et ma mère
Mourut bientôt après…… sans doute de douleur.
Par cette double mort, marqué pour le malheur,
Je quittai le château paternel, et des prêtres
Furent pendant longtemps mes hôtes et mes maîtres.
Séduit par leurs vertus, je me tournai vers Dieu.
Pour me donner à lui je faillis dire adieu
Dès l’âge de vingt ans à l’humaine tendresse.
Je te vis et, bientôt, m’attira le péché.
Le lévite d’hier devint un débauché.
Portant le capuchon, la robe et les sandales,
Pourrait-il reconnaître en ce moine attristé,
Ce Raoul de Régnieu qu’à travers la cité
On regardait passer magnifique et splendide,
La bourse toujours pleine…… et le cœur toujours vide.
Une femme de cœur a-t-elle donc passé ?
Pourquoi l’aimai-je tant et pourquoi m’aima-t-elle ?
Pourquoi cette barrière entre nous éternelle ?
Et pourquoi donc un autre ?
Sainte épouse attachée au rigide devoir,
Je redevenais pur, car c’est toujours la femme
Qui fait l’amant sublime ou qui le fait infâme ;
Et quand elle m’a dit : « Par notre amour sacré,
Par nos pleurs, jurez-moi de partir ! » — j’ai juré.
Pour tenir mon serment, j’ai traversé le monde,
Mais au Nord, au Midi, sur la terre ou sur l’onde,
J’avais toujours, gravés dans mes yeux et mon cœur,
Son sourire attirant et son regard vainqueur.
Tout seul contre l’amour, l’homme était sans défense ;
Alors je me souvins du Dieu de mon enfance,
Et j’accourus ici pour mettre entre nous deux,
Non plus de vastes mers, mais d’immuables vœux ;
J’accourus, mais en vain, car toujours dans mon âme,
Vivante est la blessure et brûlante la flamme.
Saint Augustin… lisons, car il aimait aussi.
Ô Christ ! je te le dis tout bas, en rougissant,
Quand, au pied de ta croix, je viens te rendre hommage,
Même en te regardant je vois une autre image.
Quelle beauté le jour ! et quelle paix, le soir !
Te contempler, ô nuit ! c’est une autre prière…
Ô vous, étoiles d’or à la douce lumière,
Et vous, piliers du ciel, Alpes aux grands sommets,
Ô monts silencieux et calmes, où jamais
Ne montent les clameurs des cités et des plaines,
Ô neige toujours pure, ô forêts toujours pleines
De murmure ineffable et de recueillement,
Me mettrez-vous au cœur un peu d’apaisement ?
Qu’elle laissa tomber de sa bouche adorable
Dans mon cœur enivré l’inoubliable aveu !
C’était… Mais qu’ai-je dit ?
Quand je viens te prier d’apaiser mon supplice,
De mon coupable amour tu te fais la complice.
Ferme-toi bien, mon cœur, à son regard subtil.
Scène III
Raoul !
Oh ! cet accent !
Raoul !
Mon Dieu ! c’est elle !
Oui, c’est moi, moi ta sœur, ta compagne fidèle,
Moi qui sous cet habit viens ici te chercher
Pour y mourir enfin… ou pour t’en arracher !
Ô ciel ! qu’ai-je entendu ? Mais savez-vous, Madame ?…
Oui, je sais que mon acte est sacrilège, infâme ;
Je sais qu’à toute femme est interdit ce lieu,
Et que, te reprenant, je te reprends à Dieu.
Ce que je sais aussi, c’est qu’il m’est impossible
De vaincre jusqu’au bout un amour invincible ;
C’est que portant au cœur d’âpres et longs regrets,
Loin de toi, je souffrais, je pleurais, je mourais ;
C’est qu’on proscrit l’amant, mais non pas sa pensée,
Et c’est qu’enfin du jour où ma bouche insensée
T’eut dit : « Ne me vois plus ! » je n’eus plus qu’un espoir,
Qu’un rêve, qu’un désir, qu’un projet : nous revoir.
Nous revoir ! Mais pour nous ce seul mot est un crime.
Entre nous désormais s’est ouvert un abîme.
L’abîme est supprimé, puisque je l’ai franchi.
Va ! j’ai dans la douleur longuement réfléchi ;
Nul précepte divin et nulle force humaine
N’arrêteront jamais ceux que l’amour entraîne.
J’étais loin, et pourtant me voici.
Mais comment ?
Lorsque j’eus dans mon cœur cédé secrètement,
Pour une ville d’eaux, à ces monts adossée,
Je partis seule un jour, avec cette pensée
Que de là je pourrais arriver jusqu’à toi.
La femme ne pouvait pénétrer sous ce toit ;
Sous ce déguisement j’ai dérobé la femme.
J’entrai sans peur, l’amour enhardissant mon âme,
Et Dieu, sans doute, aidant mon projet hasardeux.
Dans le long corridor, devant moi, deux à deux,
Des moines tout à coup passèrent, toi du nombre.
— Comme en te revoyant je frissonnais dans l’ombre !
Et tous regagnaient leur cellule, et c’est ainsi
Que j’ai connu la tienne et que je suis ici.
Et que je suis à toi, tout à toi !… Mais que dis-je ?
Parle donc, mon Raoul, et laisse encor ta voix
Arriver à mon cœur, tendre comme autrefois.
N’est-ce pas, mon amant, c’était une folie
De chercher à briser la chaîne qui nous lie,
Et nous-mêmes, luttant contre nous nuit et jour,
De vouloir surmonter l’insurmontable amour ?
Non ! c’était un devoir.
Lorsqu’on s’aime.
Qui me parlez ainsi ! Vous ne savez donc pas
Quel double et noble rôle est le vôtre ici bas !
Moi je ne sais plus rien, je t’aime !
Quelques mois à ce point ont-ils changé votre âme ?
Est-ce vous, dont la voix m’ordonna de partir ?
Vous dont je vénérais le chaste cœur martyr ?
Est-ce vous, dont l’image, à la fois douce et sainte,
Visitait l’exilé dans cette sombre enceinte,
En lui montrant du doigt le paradis ouvert ?
Tu ne comprends donc pas tout ce que j’ai souffert !
Tant que l’amant est là, tant qu’on peut voir encore
Ce regard qui vous parle et ce front qu’on adore,
On se croit du courage, on a de la vertu !
Mais dès qu’il est parti, le cœur tombe abattu.
L’héroïsme d’hier paraît une démence,
Et l’exil commencé, le supplice commence,
Ce supplice honteux aussi bien qu’étouffant :
Se trouver toujours seule auprès de son enfant,
Auprès de son mari, se trouver toujours veuve.
Non ! non ! je ne veux plus recommencer l’épreuve.
J’ai lutté vainement, vainement j’ai prié.
Ah ! que de fois à Dieu, dans la nuit, j’ai crié
Ces seuls mots : « Ô Seigneur ! faites que je l’oublie ! »
Mais toujours de toi seul mon âme était remplie.
Mon âme, t’ai-je dit ? Mais toute ma maison,
Et la vaste nature, et le vaste horizon,
Tout était plein de toi ; mais le parc, les allées
Où mêlant nos deux cœurs, nos voix s’étaient mêlées,
L’espace où, dans le vent, pleurait ton souvenir,
Les eaux, les fleurs, les cieux, tout semblait nous unir,
Nous unir à jamais.
Ô doux cœur féminin que la tendresse égare,
Aujourd’hui comme hier nous sommes séparés :
Nos pleurs n’ont pas détruit les obstacles sacrés ;
La souffrance n’a pu renverser la barrière ;
Regardons devant nous, regardons en arrière :
Que voyez-vous là-bas ? Votre époux, votre fils.
Et moi, devant mes yeux, que vois-je ?… Un crucifix.
Un crucifix ?… Tes vœux sont-ils faits ? Et quand même
Ta bouche aurait juré quelque serment suprême,
Quand des liens sacrés t’enchaîneraient ici,
Tu peux bien les briser, puisque j’en brise aussi !
Non ! des vœux absolus mon âme est libre encore,
Mais…
L’amour t’y renferma ; l’amour t’y vient chercher.
Si tu veux en sortir, qui peut t’en empêcher ?
Nul ne peut malgré toi disposer de ta vie.
Suis-moi : nul ne saura que tu m’auras suivie.
C’est moi qui sortirai d’abord ; puis, tu viendras
Pour quelque nid lointain m’emporter dans tes bras ;
Et libres tous les deux nous jetterons à terre,
Moi, ce masque emprunté, toi, cette robe austère ;
Et par d’autres pays, sous un ciel plus clément,
Ayant droit au bonheur après le long tourment,
Et sentant en leur sein leur angoisse endormie,
Le voyageur et sa mélancolique amie,
Dresseront une tente à leurs calmes amours…
Tu m’aimes, je le sais… je le sens !
Par lui j’ai pu fermer, entrant dans ce séjour,
Mon souvenir au monde et mon cœur à l’amour.
Je ne vous aime plus.
Tu me caches en vain l’amour qui te dévore ;
J’en crois tes yeux, j’en crois ton trouble et ta pâleur,
J’en crois ton premier cri d’ivresse et de bonheur
Qui t’échappa soudain quand tu me vis paraître.
Eh ! bien, oui ! j’ai menti ! Je t’adore !… Ah ! cher être
Qui, dans ma sombre nuit, t’es de nouveau levé,
Comme l’aube attendue et le bonheur rêvé ;
Chère âme, qu’en ce cloître où la tristesse habite,
L’étoile de l’amour ramène au cénobite ;
Chère absente, qui viens dans ces austères lieux
Me rendre le rayon qui tombe de tes yeux,
Et de ta bouche en fleur m’apporter le calice ;
Oui, malgré l’abstinence et malgré le cilice,
Je n’ai pu rejeter ton brûlant souvenir,
Si bien que tout à l’heure en te voyant venir,
Je croyais simplement continuer mon rêve !
Oui, nous allons partir ! Va ! je sais une grève
Dans ma Bretagne, au pied d’un rocher de granit,
Où l’océan commence et le monde finit :
Je sais une retraite, ombreuse et solitaire,
Où nous pourrons trouver, oublieux de la terre,
L’éternelle union après l’exil amer !
Où, n’ayant pour témoins que le ciel et la mer,
Nous pourrons dans l’amour, enfermant notre vie,
Rassasier enfin notre âme inassouvie !…
Oui ! je t’aime et je suis bien heureux !…
Moins que moi !
Mon cœur est envahi d’un indicible émoi !
Voici que mon regard de ton regard s’enivre,
Et voici qu’en ce jour je recommence à vivre !
Aimons-nous.
L’autoritaire Amour prévaut sur la défense,
Et que le ciel ne peut tenir pour une offense
Notre humble obéissance au maître impérieux.
C’est toi, c’est toi mon maître !… et mes nuits d’agonie
Voyaient reluire, ainsi qu’un lumineux fanal,
Ces mots sacrés — les tiens — « L’Amour n’est pas un mal,
Le mal étant la haine et non pas l’harmonie. »
Aimons-nous, aimons-nous, puisqu’une volonté
De nous indépendante et sur nous souveraine,
Irrésistiblement vers ton baiser m’entraîne
Et te créa pour moi, de toute éternité.
C’est toi ma volonté ! car loin de ta présence,
S’envole mon courage et ma bonté s’enfuit ;
Mais dès que mon destin vers toi me reconduit,
Je redeviens ardeur, dévouement, bienfaisance.
Aimons-nous, aimons-nous, puisque sur mon chemin
La loi du cœur sublime et douce te ramène,
Et qu’au fond, tout au fond, la conscience humaine
Ne se sépare pas d’avec le cœur humain.
C’est toi ma conscience ! et compagne fervente,
Je m’incline à ton joug adorable et fatal,
— Et comme saint François guidait sainte Chantal —
Vers un splendide hymen tu guides ta servante.
Aimons-nous, aimons-nous, puisque ce martyr-là
Fut clément à l’Amour rencontré sur sa route,
Ne le maudit jamais, toujours le consola.
Ah ! c’est toi mon seigneur et mon Dieu ! je suis tienne
Comme la Magdeleine était toute à Jésus ;
Au manteau de tes jours que mes jours soient cousus,
Pour que je me réchauffe et que je t’appartienne.
Aimons-nous.
Ciel !
Qu’as-tu ? Ton cœur a frissonné ?
N’as-tu pas entendu ?
Quoi ?
La cloche a sonné !
Et que me fait sa voix ? Qu’importe si par elle
D’autres sont appelés ? Nous, l’amour nous appelle.
Oh ! sors un moment, sors !
Qu’est-ce donc ?
Mais va-t’en, il le faut !
Trop tard… je savais bien !
Scène IV
Dieu ! Quel est ce visage, et quel est ce mystère ?
Une femme a franchi le seuil du monastère !
Une femme ! mon fils !
Je vous condamne, hélas ! mais je vous plains surtout.
Jeunes cœurs imprudents aussi bien que coupables,
Vous touchez donc sans crainte aux lois inviolables !
Pauvres enfants !
Mon père ! oh ! je tombe à genoux !
Je sens que votre cœur est bon : pardonnez-nous.
Je profane ces lieux, vous pourriez me maudire,
Je le sais ; mais tenez, nous allons tout vous dire.
Le regret nuit et jour tous deux nous consumait ;
Le tendre souvenir de celle qu’il aimait
L’a suivi malgré lui sous ces voûtes austères ;
Et moi qui pressentais ses larmes solitaires,
Moi qui pleurant aussi souhaitais son retour,
Je viens vous le ravir pour le rendre à l’amour.
Quand le cœur doit céder sous le poids qui l’opprime,
L’amour n’est plus un mal.
Lorsque des deux amants l’un, étant marié,
À de sacrés devoirs est pour jamais lié ?
Marié ! qui vous dit ?
Dans l’éternel chagrin l’auriez-vous donc jetée ?
Auriez-vous déchiré votre cœur et le sien
Si cette femme était libre de tout lien ?
Non, non, si vous avez fui pour jamais la terre,
Ce n’était pas pour fuir l’amour, mais l’adultère.
Hélas ! dites aussi que nous avons lutté.
Vous êtes secourable aux faibles cœurs, mon père !
Mais vous ne savez pas, et pour vous, je l’espère,
Vous n’avez jamais su ce qu’au cœur ulcéré,
L’irrévocable adieu du seul être adoré
Laisse de meurtrissure et de désespérance.
Peut-être !
Pour suivre le chemin de l’austère vertu,
Nous avons tant prié, mon Dieu ! tant combattu !
Mais justement, mon fils, ces longs mois de noblesse
Ne nous permettent plus une heure de faiblesse.
Eh quoi ! lorsque vos cœurs, chastes crucifiés,
Sur l’autel du devoir s’étaient sacrifiés ;
Lorsque, sans un délai, sans une défaillance,
Vous avez pu montrer une telle vaillance,
Que moi, vieillard meurtri par d’intimes combats,
Devant tant de grandeur je m’incline tout bas,
Vous oseriez ternir votre héroïque gloire,
Et tomberiez vaincus, touchant à la victoire !…
Et pourquoi ? Quel plaisir vous attend en retour ?
Vous partez, mais où donc allez-vous ?
À l’amour !
C’est-à-dire au bonheur !
Ah ! d’être heureux toujours vous avez l’assurance,
Et dans la fausse route où demain vous partez
Vous ne pensez cueillir que des félicités.
Comme vous vous trompez ! Dans les coupables voies,
On rencontre toujours, même au milieu des joies,
De terribles chagrins, de mordantes douleurs,
Ainsi que des serpents qui rampent sous les fleurs.
Dieu laisse quelquefois, de sa main vengeresse,
Au jardin d’adultère, où fleurit la caresse,
Tomber ce fruit amer qu’on nomme châtiment,
Et dans la coupe d’or où rit le vin charmant
Des plaisirs, s’amasser l’amertume et la lie.
Croyez-moi, croyez-en, oh ! je vous en supplie,
Celui qui vers la mort s’en ira plus heureux,
S’il peut vous arrêter au bord du gouffre affreux.
Dieu n’est pas si cruel à l’humaine misère !
Dieu punit le péché.
Et douloureux. Il est le Juge intelligent
Qui, pénétrant tout l’homme est pour l’homme indulgent.
Aux voluptés de chair qui blessent sa paupière,
Il jette l’anathème.
À l’humble pécheresse au front épouvanté ?
Il ne fut jamais dur que pour la dureté !
Sans doute au repentir Jésus n’est pas sévère,
Mais lorsque le pécheur orgueilleux persévère
Dans la faute et l’offense, il frappe sûrement.
Il est le Dieu très juste
D’ailleurs quand l’amour crie, en nous se tait la crainte.
Le cœur parle une voix plus pressante et plus sainte
Que tous les arguments et que tous les effrois.
L’âme a ses devoirs, soit ; mais le cœur a ses droits.
Impiété coupable encor plus que subtile !
Et vous-même savez le creux d’un pareil style.
Vous habillez en vain de mots pompeux et chers
Les appétits des sens et les erreurs de chairs ;
Vous ne pouvez toucher à la femme d’un autre,
Vous ne pouvez jouir d’un bien qui n’est pas vôtre,
Vous ne pouvez fonder, sans pitié pour autrui,
Votre propre bonheur sur un bonheur détruit.
Cela n’est pas humain et cela n’est pas juste,
Et votre loyauté si droite et si robuste,
Même quand le sophisme est par vous répété,
En discerne déjà toute l’iniquité.
Oh ! mon Dieu ! pourquoi donc laisses-tu dans nos âmes
S’allumer et grandir les criminelles flammes ?
Ou pourquoi nous ravir le pouvoir, ô mon Dieu !
D’échapper à ce crime et d’étouffer ce feu !
S’en vont à l’inconnu, l’une à l’autre enchaînées ;
Revenir sur nos pas ne nous est plus permis,
Puisque, dans notre cœur, tout le crime est commis ;
Malgré nous, malgré vous, ô vieillard magnanime !
Nous courons à l’amour, nous courons à l’abîme…
Qui peut me retenir, alors que, sans pleurer,
Ou si j’avais des pleurs, du moins sans les montrer,
À l’heure du départ décisif et suprême,
J’ai quitté mon pays, mon foyer…
Et quoi ! vous êtes mère, et vous êtes ici !…
Doit faire cet aveu qu’il aurait voulu taire,
Écoutez ! comme vous, j’aimai, je fus aimé !
Et notre amour était suave et parfumé ;
Mais il était fragile, étant illégitime ;
Et nous fûmes bientôt surpris dans notre crime.
Celui que j’offensais pouvait être cruel,
Mais, généreux, au meurtre il préféra le duel.
Un duel !
Que lui donner mon sang pour laver son injure.
Mais lui-même, aveuglé par sa juste fureur,
Se jeta sur mon fer en me visant au cœur.
Il tomba. Cette mort est dans mes yeux restée…
Et que devint l’épouse ?
Ce lugubre récit, afin de les sauver ?
Mon père, répondez, que devint cette femme ?
Refoulant ses douleurs dans le fond de son âme,
Par un reste d’amour, mais surtout par pitié,
Du crime et du remords elle prit la moitié.
J’avais dû fuir. Bientôt elle vint me rejoindre.
Emportant notre amour, — notre amour déjà moindre —
Nous partîmes bien loin !… Déjà moindre, ai-je dit ?
Déjà mort, déjà mort dans notre cœur maudit.
La tendresse jamais ne survit à l’estime,
Et l’estime finit où commence le crime.
Elle, héroïquement, s’attachait à mes pas.
Mais je voyais ses pleurs qu’elle ne montrait pas.
Les saintes voluptés nous étaient interdites !
Elle en mourut bientôt.
Le nom de son mari ?
C’était !
Eh ! bien ?
C’était le comte de Régnieu.
Honte et malheur sur toi, qui m’as tué mon père !
Va-t’en, moine, va-t’en, car je sens la colère
Me monter à la bouche et me gronder au sein
Contre le séducteur et contre l’assassin !
Oui ! donnez-moi ces noms que le cœur vous inspire ;
Et que votre courroux puisse en un jour me dire
Ce que, depuis trente ans, me disent mes remords.
Punissez le coupable et, pour venger les morts,
Accablez le pécheur au front sexagénaire.
Mais j’ai voulu tout dire, afin que, quelque jour,
Vous ne méritiez pas de voir, à votre tour,
S’élever contre vous le fils de cette femme,
Afin qu’un premier drame épargne un second drame
Et que vous rejetiez cet amour meurtrissant,
Qui ne laisse après lui que la honte ou le sang.
Ah ! soyez sans pitié pour moi, soyez sévère,
Tant mieux, mais sauvez-vous.
Votre passé n’est plus, vos pleurs l’ont expié !
Le Prieur s’est assez et trop humilié !
Il est plus grand que nous celui dont la vieillesse,
S’abaissant noblement devant notre jeunesse,
Veut encourir la honte, afin de nous l’ôter.
Soyons forts, et trouvons, évitant toute chute,
Un suprême triomphe en la suprême lutte ;
Et puisque en ce récit, qui nous a fait trembler,
La voix de Dieu lui-même a paru nous parler,
Reprenons tous les deux notre tâche sur terre,
Moi dans le monde, hélas ! vous dans le cloître austère,
Et si nous chancelons dans notre dur chemin,
Nous prierons l’un pour l’autre en nous tendant la main.
Oh ! qu’une âme de femme est généreuse et forte,
Quand, vers le sacrifice, un saint élan l’emporte,
Et si, par trop d’amour, elle tombe un moment,
Qu’elle remonte vite au noble dévouement !
Il faut donc qu’elle parte, alors que je demeure ;
Et tristes pèlerins s’étant rejoints une heure,
Nous devons entre nous remettre désormais
Ce mot irréparable et déchirant : Jamais !
Eh ! bien, séparons-nous. Dans notre âme blessée
Nous garderons, du moins, cette chère pensée,
Que plus nous souffrirons de l’exil, plus nos cœurs
Iront se rapprochant dans les mêmes douleurs.
C’est vrai ! nous nous quittons et pourtant il me semble
Que, restant vertueux, nous resterons ensemble.
Hélas ! j’en souffrirai, mais j’aurai la douceur
De me dire tout bas : Elle est toujours ma sœur,
Ma sœur dans la vertu comme dans la souffrance.
Oh ! mon frère !
Qu’après les pleurs, qu’après les longs jours douloureux,
Elle est sans doute heureuse auprès d’un fils heureux.
Qu’elle s’en aille donc, ainsi qu’elle est venue ;
Sa faiblesse d’un jour ne sera pas connue,
Et l’œil du voyageur demain ne pourra pas
Retrouver sur ce seuil la trace de ses pas.
Moi seul je garderai, dans mon âme meurtrie,
Le souvenir sacré de l’absente chérie,
Et par ce sentiment, chaste et tout fraternel,
J’essaierai d’adoucir mon martyre éternel,
En attendant qu’au ciel nos âmes réunies
Puissent goûter enfin les amours infinies !
Adieu pour la dernière fois !
Tu pleures.
De ces nobles enfants le sacrifice insigne,
Puisque de les bénir un vieillard n’est pas digne,
Bénis-les pour ton prêtre, et conduis-les, Seigneur,
Des tourments passagers à l’éternel bonheur !