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La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 09

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 96-107).
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1re partie


IX

Les Habits Noirs.


Toutes choses avaient été ainsi convenues à l’avance entre Ysole et le prince libérateur.

Ysole aimait sincèrement son père à qui elle devait une double reconnaissance ; elle était follement éprise de cet invraisemblable héros de roman qui lui promettait une couronne, — et elle avait un rôle.

Il ne faut pas mépriser ce dernier point. Les jeunes filles du genre d’Ysole et même quelques femmes d’un certain âge, foncièrement respectables, donneraient leur petit doigt pour avoir un rôle.

Un rôle pour les filles d’Ève, c’est le bonheur.

Ysole était heureuse, émue, ivre d’espoir et d’orgueil.

Son rôle consistait à occuper cette voiture qui l’attendait au coin de la rue Harlay-du-Palais, et à attendre son père, dirigé de ce côté par les instructions de ses mystérieux sauveurs.

C’était là, du moins, ce qu’on avait dit à Ysole. Nous verrons tout à l’heure si on lui avait dit la vérité.

Le général devait monter dans la voiture, dont le cocher avait ordre de prendre aussitôt le galop, au cas où l’ombre d’un danger se présenterait. Dans le cas contraire, le général devait s’introduire dans la maison du quai des Orfèvres, embrasser la plus jeune de ses filles, cette chère petite malade qu’il avait si grand peur de perdre, et revêtir un déguisement complet. L’absence concertée de tous les gens de service assurait le secret.

Si le lecteur trouve quelque chose de défectueux dans ce plan, nous confesserons qu’il n’avait pas le sens commun ; mais nous ajouterons que cela importait peu : le plan était uniquement destiné à tromper, pour quelques instants, notre belle Ysole. Un stratagème plus naïf encore l’eût pareillement satisfaite. Elle était subjuguée, et c’était elle-même qui serrait le bandeau sur ses yeux.

Et si le lecteur, devant cet aveu, juge notre Ysole par trop crédule, nous le renverrons aux histoires authentiques d’imposture et d’amour. N’essayez jamais d’assigner une limite aux aveuglements d’une fille ambitieuse, aux crédulités d’une femme qui aime.

Volontiers dirions-nous la même chose des hommes les plus mûrs et les plus sages, dès que la passion est en jeu.

Le prince d’Ysole n’était pas, d’ailleurs, le premier venu. Au début du règne de Louis-Philippe, on croyait encore et beaucoup, dans certains coins, à l’existence de Louis XVII.

Nous avons eu entre les mains des pièces volumineuses et originales se rapportant à deux des quatre personnages qui, précisément, se firent passer pour Louis XVII.

Avec ces dossiers, nous comptons bien élever quelque jour un monument à l’audace des charlatans et à l’éternelle splendeur de la bêtise humaine.

Ici, l’âge du comédien voulait qu’il fût, non point Louis XVII lui-même, qui aurait été un homme de plus de cinquante ans, mais son fils. — Si les circonstances politiques y prêtent par hasard, soyez certains que la race de ces hardis menteurs n’est pas éteinte. Vous verrez les petits-fils de Louis XVII et aussi ses arrière-petits-fils.

Nous laissons notre Ysole à la fiévreuse attente de « son rôle » et nous rentrons dans la maison du quai des Orfèvres pour monter, comme le prince, l’escalier du second étage, non pas sur ses traces, mais une heure avant lui.

Il nous tarde de voir enfin ce qu’il y avait en deçà de ce romanesque balcon, et quels étaient les personnages que nous avons surpris, correspondant, à l’aide d’une lueur télégraphique et du fameux foulard rouge, avec le charpentier, le maçon et l’assassin, réunis au dernier étage de la tour Tardieu, dans la chambre no 9.

C’était la pièce située immédiatement au-dessus de celle où la plus jeune des filles du général languissait sur sa chaise longue. Comme le jour baissait déjà et que les persiennes closes interceptaient la lumière, on avait allumé deux lampes qui, coiffées de leurs abat-jour verts, répandaient dans l’appartement de parcimonieuses clartés.

Il y avait en fait de meubles un canapé, recouvert de drap brun, des fauteuils et des chaises de même nuance, le tout forme Empire, une grande pendule d’albâtre, à colonnes, sur la cheminée, une table carrée, avec tapis de drap, pareillement brun, et une vaste armoire à coins de cuivre.

Sur la table, quelques papiers étaient épars, avec tout ce qu’il faut pour écrire.

Au centre de la table un vieillard était assis dans un fauteuil de bureau à dos circulaire et en cuir.

De l’autre côté de la table, quatre messieurs d’apparence bourgeoise et cossue occupaient également des fauteuils. Sur le canapé une femme jeune encore, très élégante et remarquablement belle, prenait place à côté d’un homme à robuste carrure, dont le visage énergique exprimait une singulière intelligence.

Le vieillard avait atteint les dernières limites de l’âge, on lui aurait donné cent ans. À dix pas, il faisait l’effet d’un ivoire antique.

C’était une figure calme et froide, immobile jusqu’à faire naître l’idée de la pétrification.

Ses traits avaient dû être beaux, mais l’aspect vitreux de ses prunelles faisait peur.

Il lisait, sans lunettes, d’une voix faible et placide, un cahier ouvert devant lui et chargé de cette écriture large, ronde, évasée qui fait connaître les actes et contrats du dernier siècle.

Le cahier, cependant, ne datait pas de si loin. C’était la main de l’écrivain qui avait cent ans.

Les autres assistants écoutaient.

— Mes enfants, dit le vieillard, interrompant sa lecture au moment où il achevait le préambule de son acte, je vous prie de m’accorder une scrupuleuse attention. Les affaires sont les affaires. Je suis fâché que l’héritier de l’infortuné fils de Louis XVI ne soit point ici, car il s’agit spécialement de ses intérêts, et le présent travail lui est dû en grande partie.

Avant que ces mots : « fils de Louis XVI » eussent été prononcés, un étranger, introduit par hasard dans ce pacifique conciliabule, aurait cru assister à une séance commerciale ou industrielle. Cela ressemblait à quelque conseil d’administration où cette belle personne du canapé se fût égarée pour un motif quelconque.

J’ai vu des dames faire l’ornement de plus d’une assemblée générale.

Après que ces mots « fils de Louis XVI » eurent été prononcés, l’intrus, changeant d’avis, aurait, certes, eu l’idée d’une de ces dévotes conspirations, organisées dans quelque trou, par des bourgeois moisis et des gentilshommes archi-myopes, en faveur d’un faux prophète quelconque, Naundorf, Richemond, Pimprenelle ou Patouillet.

Les Louis XVII abondaient ; l’un d’eux pouvait bien avoir un héritier.

Et ici, la physionomie du vieillard président cadrait merveilleusement avec le caractère de la réunion, ainsi que la présence de cette charmante dame, gracieusement appuyée au dossier du canapé.

Mais ces coquins de mots, précisément, amenèrent un sourire moqueur à toutes les lèvres, ce qui n’eût point manqué de dérouter les conjectures de l’intrus.

Le vieillard parut mécontent de ces sourires, mais pas trop. Il ajouta débonnairement :

— Mes enfants, il ne faut pas se fâcher ; j’ai toujours remarqué qu’il est bon de jouer la comédie même entre soi : cela entretient. On ne saurait mettre trop de soin aux petites choses. Les affaires sont les affaires. Du temps que j’avais le malheur de porter un déguisement, je couchais avec mon faux nez.

La belle dame montra ses dents perlées en un sourire de franche gaîté.

— Toi, Marguerite, reprit le vieil homme, tu es une effrontée, mais tu me comprends, et il n’y a peut-être que toi pour me bien comprendre, mon ange.

La belle dame hocha la tête et dit :

— Père, puisqu’il est bon de jouer la comédie, même en famille, pourquoi ne m’appelez-vous pas de mon nom de théâtre ?

— Très bien, Madame la comtesse de Clare ! Vous avez raison et vous irez loin, si votre comte ne vous écrase pas la tête d’un coup de talon, en route.

— Je suis là ! murmura l’homme du canapé.

— C’est juste, et tu es un rude coquin, Toulonnais, mon fils, dit le vieil homme, qui partagea un paternel sourire entre lui et la comtesse. Travaillez bien, amusez-vous bien, la vie n’a qu’un temps, et ce temps passe comme un éclair.

Un des assistants, figure austère et amère, dit sèchement :

— S’il vous plaît, l’ordre du jour !

— Et faisons vite, ajouta un beau grand garçon, vêtu avec élégance, dont les traits pâles accusaient une nuit de fatigue ou d’orgie.

Le vieillard répliqua, sans rien perdre de la placidité de son accent :

— Monsieur l’abbé, nous sommes à vos commandements et toi, Corona, mon neveu, la paix ! Un de ces matins, nous nous expliquerons au sujet de ma petite Fanchette, que tu ne rends pas heureuse, et qui t’étranglera quelque nuit dans ton lit. Ah ! ah ! neveu, gare à toi ! ce sera bien fait !

Celui qu’on appelait Corona haussa les épaules, mais il devint plus pâle.

Mes lecteurs d’habitude et ceux qui, par fortune, auraient parcouru les deux premières séries des Habits Noirs[1] me pardonneront ici une explication courte et nécessaire.

Le présent récit, comme action, n’a point de connexité avec les deux autres dont il n’est en aucune façon la suite. Les seuls personnages communs aux trois drames sont les Habits-Noirs eux-mêmes.

Les gens rassemblés dans cette chambre, ce vénérable et doux vieillard, cette femme élégante et souverainement distinguée, son compagnon à l’énergique regard, M. l’abbé, le comte Corona et les autres étaient les Habits-Noirs ou du moins l’état-major de cette criminelle association, organisée si fortement, conduite si habilement, qu’après avoir épouvanté deux grands pays pendant les trois quarts d’un siècle, elle n’a laissé dans nos fastes judiciaires qu’une trace insignifiante.

L’affaire relatée dans les causes célèbres, sous ce titre : Les Habits-Noirs, n’eut en effet pour héros que les comparses d’une puissante affiliation, que les goujats d’une terrible armée.

Il y a à parier même que les Habits-Noirs de nos causes célèbres étaient des contrefacteurs. Rien dans le procès ne prouve qu’ils appartenaient à la redoutable frairie du scapulaire corse.

Si j’en parle si net, c’est que je sais. Il faut me pardonner : c’est tout ce qui m’est resté de mon long et triste voyage autour de la préfecture de police.

Là, — au lieu même qui fait le titre de ce livre, — dans la rue de Jérusalem, en une maison qu’il ne m’est point permis de désigner, car la maison a laissé des souvenirs et l’homme est presque célèbre, je rencontrai un homme, vivant répertoire de ce qui touche aux Habits-Noirs.

Un Corse, un serviteur de la maison Bozzo-Corona, — un Habit-Noir.

Qu’on me pardonne ce que j’ai écrit et aussi ce que j’écrirai sans doute, car il y a dix romans encore dans les souvenirs à moi laissés par cet homme.

Cela dit, je résume en peu de mots ce qu’il faut savoir pour comprendre.

Les Habits-Noirs viennent d’Italie. Les Veste Nere (2e camorra de Naples et des Abruzzes) étaient connues dès le milieu du dernier siècle. Leur chef, Frère-Diable (Fra Diavolo) était immortel à la façon des Pharaons d’Égypte. Les hommes tombaient, le nom restait debout. Le titre de Fra Diavolo était : Il Padre d’ogni (le père-à-tous).

Le dernier Père-à-tous de la 2e camorra, qui combattit longtemps, refoulé dans les Calabres, pendant les guerres de l’Empire, avait nom le colonel Bozzo. Il fut exécuté à Naples, dit l’histoire, en 1806.

Mais les bonnes gens du pays de Sartène, en Corse, savent bien à quoi s’en tenir à cet égard. En 1807, le colonel Bozzo, qui avait déjà les cheveux blancs, vint prendre ses quartiers dans les souterrains du fameux couvent de la Merci, où les chefs des Camorre avaient fait tant de belles et bonnes orgies. On l’appelait Il Padre d’ogni et Fra Diavolo comme devant.

Et il est avéré qu’en 1842, année où, pour la dernière fois l’association donna signe de vie, le couvent de la Merci, sous Sartène, était encore le refuge des Habits-Noirs de France et des Black-Coats d’Angleterre.

Par quelle filière cependant et selon quelle métamorphose les sauvages bandits de l’Apennin étaient-ils devenus chez nous ces malfaiteurs cauteleux, ces diplomatiques coquins, liant une affaire avec des habiletés miraculeuses et faisant servir le Code lui-même à la réussite de leurs desseins ?

Les choses changent selon les lieux ; les hommes font comme les choses. La géographie a des lois absolues. Dans les sentiers ouverts de la montagne, la violence ; dans les rues encombrées des villes, l’adresse.

C’est ainsi, prétend un philosophe, que les loups tombèrent au rang des chiens par l’éducation et la culture.

Mais dans le principe même de l’association, et lorsque les veste nere de la 2e camorra n’étaient que de rudes brigands, leur dogme avait déjà quelque chose de raffiné. Ils disaient, et c’était le seul commandement de leur catéchisme : PAYEZ LA LOI.

Payer la loi, c’était pour eux, se mettre sous la sauve-garde du droit romain qui n’a jamais cessé d’être en vigueur au-delà des Alpes et qui régit encore la France sous l’autorité du Code Napoléon.

Payer la loi, c’était se faire un bouclier de l’axiome vénérable : « Non bis in idem. » On ne peut pas punir deux coupables pour le même fait.

La loi tient ses comptes en partie double comme toute honnête personne qui a un doit et un avoir. Pour la loi, le problème se pose toujours ainsi, le lendemain du crime : — Doit X, l’inconnu, à tel meurtre ou à tel vol.

Il s’agit de dégager X, de mettre la main sur l’inconnu pour balancer la faute par le châtiment.

Le compte est alors réglé, le bilan a repris son solennel équilibre : on n’y peut plus revenir.

Payer la loi, c’était fournir un coupable à la justice pour chaque crime commis.

La justice avait son dû, et cela ne coûtait aux Habits-Noirs qu’un crime commis en plus. Tout le monde était content, sauf les morts.

Ceci étant dit ou rappelé, nous reprenons notre histoire.

Le vieil homme assis au fauteuil de la présidence s’appelait le colonel Bozzo. Il était le père à tous des Habits Noirs. Il avait été pendu à Naples.

L’homme assis sur le canapé était son ancien secrétaire, Toulonnais l’Amitié, un déterminé malfaiteur, qui avait dans Paris une position et une célébrité, sous le nom de M. Lecoq de La Perrière, agent d’affaires.

Le beau cavalier un peu ruiné de santé à qui le Père avait parlé de « sa petite Fanchette » était le comte Bozzo-Corona, petit-gendre du colonel. Sa femme, la malheureuse et belle comtesse Corona avec qui il avait engagé un duel à mort, était le seul côté humain par où pût être touché le cœur de caillou du vieux Maître.

Il y avait encore l’abbé X…, prêtre renégat ; le docteur Samuel, grande science avilie dans le vice ; et Jouan, le prêteur sur gages, qui n’avait jamais eu la peine de déchoir.

Quant à la femme élégante et charmante assise sur le canapé auprès de M. Lecoq, elle a été l’héroïne de notre second récit (Cœur d’Acier). Il ne restait rien, en apparence du moins, à cette fière comtesse de Clare, de l’ancienne Marguerite de Bourgogne, amour de tous les Buridan du quartier des écoles.

Nous n’avons plus qu’un seul mot à ajouter : quel que soit l’effet produit par les lignes qui précèdent, le lecteur est ici en face des plus dangereux bandits qui aient effrayé jamais les veillées parisiennes.

Au moment où le vieillard reprenait son cahier, M. Lecoq éleva la voix :

— Je dois mentionner, dit-il, que Mme la comtesse de Clare est ici pour une communication très importante.

— Mes enfants, répondit le Père-à-tous, je vais vous lire mon rapport, et je vous prie d’en remarquer la rédaction. J’y ai mis tous mes soins. Ce sera peut-être le dernier, vu mon grand âge. Quand j’aurai achevé, nous nous occuperons de la communication très importante de notre belle Marguerite. Je commence, mes mignons ; taisez-vous.

« Le général comte de Champmas est un brave militaire qui nous a été désigné, il y a un an, par notre excellent collègue Nicolas, comme pouvant donner matière à spéculation. Il est très riche, et ce sont de bons biens qu’il a, au soleil. Sa famille se compose de deux filles : l’aînée, illégitime, mère inconnue ; la seconde, née dans le mariage. Mme la comtesse de Champmas est morte.

» La fille légitime est maladive et ne vivra pas. Notre premier dessein à Nicolas et à moi était de porter le général à réaliser sa fortune, sous prétexte politique. Une fois ses biens vendus et payés, on aurait saisi le moment pour liquider le général.

» La fillette ne comptait pas ; Toulonnais avait un jeune homme tout prêt pour payer la loi : le nommé Paul Labre qu’il a employé ultérieurement à un autre usage. »

— Celui-là ne vaut plus rien, dit Lecoq ; je le donne à qui voudra le prendre. Il est brûlé.

« — Sur ces entrefaites, reprit le vieillard, le général comte de Champmas ayant appelé près de lui sa fille aînée, l’idée d’une autre combinaison moins grossière naquit en nous.

» C’est l’exécution de ce plan, mis en œuvre avec le concours de l’association, que je vais avoir l’honneur de rapporter au conseil.

  1. 1re série : les Habits noirs ; 2e série : Cœur d’acier.