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La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 12

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 132-143).


XII

Maman Soulas.


Vers cette heure, à quelques pas de là, une scène assez curieuse avait lieu. Elle tient de trop près à notre drame pour que nous puissions nous dispenser de la mettre sous les yeux du lecteur.

Il nous faut pour cela tourner de nouveau le coin de la rue de Jérusalem, rentrer dans l’établissement du père Boivin, et monter une fois encore les trois étages du fameux escalier en colimaçon.

Ce sordide palier, entouré de trois portes bâtardes, chasse réservée de Clampin, dit Pistolet, est décidément notre principal rendez-vous.

Mme Soulas dormait depuis longtemps déjà. Elle fut éveillée par un bruit faible qui venait du carré. Elle se mit sur son séant pour écouter.

— C’est M. Paul qui rentre, pensa-t-elle. On voudrait être quelque chose pour faire le bonheur d’un pareil amour de jeune homme.

Mais M. Paul, quand il rentrait de nuit par hasard, allait droit à sa porte et l’ouvrait ; c’était l’affaire d’un instant. Il savait son chemin.

Ici, le bruit persistait. On eût dit un homme qui tâtonnait, ou peut-être un animal.

— Je suis bête, se dit Mme Soulas, les minets, c’est comme le monde : quand on les appelle, ça s’en va, mais dès qu’on ne les appelle plus, ça veut revenir.

Cette réflexion philosophique la fit sourire. Elle mit un pied hors de son lit, puis l’autre.

Les chats ont ce privilège d’inspirer des tendresses presque maternelles.

— Quel vagabond ! reprit-elle. Il en a dans le quartier, des minettes !

Elle chaussa ses pantoufles et traversa la chambre.

— Mou, mou, mou ! appela-t-elle doucement, pendant qu’elle tenait sa porte entrebâillée ; mou, mon minouchon, mou, mou !

Puis, changeant de ton tout à coup et tirant à soi la porte pour s’en faire une défense, elle ajouta :

— Il y a quelqu’un là, que voulez-vous, l’homme, à l’heure qu’il est ?

À trois pas d’elle, juste sous le jour de souffrance qui laissait sourdre quelques rayons de lune, elle venait de distinguer une grande ombre immobile.

— Madame, répondit l’ombre d’un ton qui ne s’entendait pas souvent dans la maison Boivin, je ne connais pas les êtres ; c’est la première fois que je viens ici. Dans l’obscurité, toutes ces portes se ressemblent. Je cherche celle de M. Gautron. Son nom doit être écrit en dehors.

Mme Soulas ne répondit point tout de suite. Il semblait qu’elle écoutât encore après que l’étranger eut fini de parler.

Sans qu’elle eût pu dire pourquoi, cette voix l’avait fortement frappée.

— Gautron ! murmura-t-elle enfin, connais pas… Mais attendez donc ! ces messieurs ont parlé de Gautron toute la soirée. Il y a une affaire Gautron.

Elle rentra et alluma vivement sa chandelle en ajoutant :

— C’est peut-être le nouveau locataire du no 9 ; nous allons voir.

Avant de venir sur le carré, elle passa un jupon et une camisole.

— Il y a, songeait-elle, des voix qui vous retournent sens dessus dessous !

Elle sortit enfin, tenant son bougeoir à la main et alla droit à la porte de la tour qu’elle éclaira.

— Rien, dit-elle. Pas un brin d’écriture !

— Et l’autre ? demanda l’étranger.

— L’autre… commença Mme Soulas :

Elle n’acheva point, parce que, machinalement, elle avait éclairé la porte de Paul Labre.

— Hein ! fit-elle. La carte est arrachée. Il veut nous quitter, bien sûr !

L’étranger, cependant, dit avec un accent de trouble qui allait presque au découragement :

— Madame, je vous remercie. Veuillez me pardonner de vous avoir dérangée.

Au son de cette voix qui la frappait pour la seconde fois, Mme Soulas se retourna. Son regard tomba sur l’étranger. Elle recula, et son bougeoir faillit lui échapper des mains.

L’étranger ne prit pas garde parce que, se ravisant, il heurtait à la porte du no 9 en appelant :

— Monsieur Gautron ! Monsieur Gautron !

Il n’y eut point de réponse.

L’hôtesse lui toucha l’épaule par-derrière.

— Il faut entrer chez moi, dit-elle d’un accent qui força l’attention de l’étranger.

— Bonne dame, balbutia-t-il, est-ce que vous me connaissez ?

Thérèse répondit :

— Vous êtes le général comte de Champmas.

L’étranger se redressa.

— C’est vrai, dit-il, mais je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue.

Un sourire amer essaya de naître sur la lèvre de Mme Soulas, qui répéta :

— Il faut entrer chez moi ; les gens qui se cachent ne sont pas bien ici. Passez, Monsieur le comte.

Et comme le général hésitait, elle ajouta :

— J’aime vos deux petites demoiselles.

Le général passa sur le seuil aussitôt.

Dès qu’il fut entré, Mme Soulas ferma la porte et mit le verrou.

— Asseyez-vous, dit-elle. Vous êtes chez une honnête femme.

Le général s’assit.

L’hôtesse dit encore :

— Voulez-vous boire et manger ? C’est de bon cœur que je vous l’offre.

— Je n’ai ni faim ni soif, répondit le général.

Alors l’hôtesse demanda :

— Puis-je vous rendre un service ?

— Peut-être, murmura M. de Champmas.

Thérèse s’assit et répéta, comme si elle eût parlé sans savoir :

— J’aime vos deux demoiselles : l’aînée, que je connais, et la cadette, que je n’ai jamais vue… On dit que c’est un pauvre ange du bon Dieu !

— Il y a bien longtemps, prononça le comte à voix basse, que je n’ai embrassé mes filles.

— Ah ! fit Thérèse qui croisa ses mains sur ses genoux, je n’ai pas tout dit : je connaissais l’autre aussi, la sainte… celle qui est morte.

— Je n’ai jamais eu d’autre enfant… commença le général.

Thérèse l’interrompit et dit avec effort :

— Je parle de Mme la comtesse de Champmas, votre femme.

Elle était très pâle et sa physionomie exprimait une profonde émotion.

— Qu’est-ce que vous veniez demander à ce Gautron ? reprit-elle tout à coup.

— J’ai confiance en vous, Madame, dit le général. Ceux qui ont préparé mon évasion, en quelque sorte sans mon aveu, m’ont fait savoir que ce Gautron me donnerait les moyens de quitter Paris et la France.

— Voilà tout ?

— Voilà tout.

Thérèse réfléchit un instant.

— À cette table où vous appuyez votre coude, dit-elle brusquement, six inspecteurs de police déjeunent et dînent tous les jours.

Le général ne sourcilla pas.

— Oh ! reprit-elle en souriant avec tristesse, je sais bien que vous êtes brave ; c’est pour vous dire que vous pouvez rester ici longtemps.

Elle se leva et ouvrit son armoire, d’où elle retira un costume complet d’ouvrier aisé, plié avec un soin religieux.

— Je suis veuve, dit-elle, et j’aimais mon mari. Il le fallait bien ; il était si bon…, car il y a des hommes qui sont de nobles créatures, Monsieur le comte. Mettez cela, je vais tourner le dos pendant que vous vous habillerez.

Elle tendit les vêtements au général, qui la considérait attentivement, désormais, comme si un vague souvenir se fût réveillé en lui.

Elle alla s’asseoir à l’autre bout de la chambre, mais elle ajouta :

— Oui, oui, j’aimais bien mon mari ! pauvre cher homme.

— Pourquoi me parlez-vous ainsi, bonne dame ? demanda le général qui commençait sa toilette.

— Parce que je pense à défunte votre femme, répondit Thérèse. Mon mari était presque aussi bon que la comtesse de Champmas.

— Ma bien aimée femme, vous avait-elle donc rendu un service ?

Thérèse hésita, puis elle répliqua avec une sorte de rudesse :

— Comme vous l’entendez, non… Avez-vous fini ?

Le général passait la redingote de gros drap.

— J’ai fini, répondit-il.

Mme Soulas lui mit une serviette blanche sur les épaules et prit une paire de ciseaux.

— Je vais couper vos cheveux et abattre votre moustache, dit-elle.

— J’allais vous le demander, répliqua le fugitif.

Quelques boucles de beaux cheveux bruns où déjà les fils d’argent abondaient tombèrent sur le carreau.

— Votre main tremble, bonne dame, dit le général.

— C’est ce que je me fais vieille à présent, répondit Thérèse.

Il n’y eut pas d’autres paroles échangées.

Thérèse mit une mante et un bonnet.

— De quel côté voulez-vous aller ? demanda-t-elle.

— Route de Normandie, répondit M. de Champmas. Si je peux atteindre Le Havre, je passerai facilement en Angleterre.

— Venez donc. Vous êtes mon mari, et nous allons voir notre enfant malade à Saint-Germain, voilà toute l’histoire.

En disant ces mots sa voix trahissait une étrange émotion.

Ils sortirent. Le général, dans la rue, lui offrit son bras qu’elle prit.

Ils passèrent la rivière et montèrent la rue de la Harpe jusqu’à la hauteur de la Sorbonne.

Là, Mme Soulas s’arrêta devant une porte cochère qui ressemblait à l’entrée d’une ferme et au dessus de laquelle une lanterne presque éteinte montrait, en silhouette, une voiture attelée d’un cheval, avec cette légende :

Flamant, loueur et messager.

Elle frappa longtemps en vain.

Au bout d’un gros quart d’heure on vint ouvrir.

— Que diable veut-on à pareille heure ? demanda une grosse voix endormie.

— Nous venons de la part de M. Badoît, répliqua Thérèse.

— Diable ! M. Badoît ?

— Ah ! ah ! M. Badoît ! Va bien, M. Badoît ?

— Pas mal, merci. Je suis Mme Soulas, la maîtresse de l’ordinaire de ces messieurs, rue de Jérusalem.

— Ah ! ah ! maman Soulas ! Bonne soupe ! une renommée, quoi ! et après ?

— Mon mari et moi…

— Tiens, tiens ? fit la grosse voix, je la croyais veuve, Mme Soulas.

— Voici mon mari avec moi, monsieur Flamant, dit Thérèse qui se força de rire.

— Va bien, le mari ? Tant mieux !… Et après ?

— Nous voulons aller à Saint-Germain.

— Demain matin, c’est dit… Bonsoir, madame Soulas, à l’avantage.

— Non, tout de suite. On nous mande par exprès, pour un enfant malade. Combien nous prendrez-vous ?

— Cinquante francs et les guides.

Thérèse se récria.

— Soit, cinquante francs et les guides, dit le général qui n’avait pas encore parlé.

— Fameux, papa Soulas ! s’écria M. Flamant. Il ne parle pas souvent, mais il parle d’or ! Entrez voir tous deux. Bijou a ses mouches, Coco boite ; je vais vous atteler Marion. Ça n’a pas de mine, mais ça allonge comme une folle ! Bonne bête, madame Soulas.

Le général et sa compagne s’assirent dans l’écurie pendant qu’on attelait.

En passant, M. Flamant leur mit une fois sa lanterne sous le nez.

— Excusez ! fit-il. Papa Soulas n’est pas encore trop déchiré ! Qu’est-ce qu’il a, le mioche ? Le farcin court. Nous avons perdu deux poulains la semaine passée.

Au bout d’une grande demi-heure, un véhicule, appartenant au genre coucou, se trouva attelé. Le général et Thérèse prirent place à l’intérieur. M. Flamant s’assit sur l’un des brancards ; sa femme, en chemise et en bonnet de coton, ouvrit les battants branlants de la porte cochère.

— Hie ! Marion ! poison ! cria-t-elle. Gagne ta vie !

La vieille jument trembla sur ses quatre pieds ; le pavé égratigné fit feu, et la carriole s’ébranla.

— À te revoir, maman Flamant, dit le loueur, attention à Bijou, mijote Coco. Tu conduiras, s’il vient du monde. Hie ! poison ! Ça ne ressemble à rien, ça allonge comme un serpent… La femme ! ne perds pas trop de temps à dorloter les petits, rapport aux bêtes.

La carriole descendait cahin-caha la rue de la Harpe. Il est certain que Marion n’avait pas d’apparence ; mais pour allonger, jamais !

Jusqu’à la barrière de Neuilly, la route fut silencieuse.

À la barrière, la double évasion de Coyatier et du général avait été signalée. On visita la voiture, et Mme Soulas de répéter sa fable.

Du reste, la vue seule de Marion témoignait de ce fait qu’on n’entreprenait point un voyage de long cours.

Aussitôt la barrière franchie, le général dit :

— Bonne dame, sans vous j’étais probablement perdu. Je ne voudrais point vous blesser, mais j’ai grand désir de vous prouver ma reconnaissance. Aidez-moi. Que puis-je faire pour vous ?

— Rien, répliqua Thérèse.

— Êtes-vous heureuse ?

— Je ne suis ni heureuse ni malheureuse.

— Le métier que vous faites vous plaît-il ?

— Non, mais il ne me déplaît pas.

— Vous avez l’air d’avoir connu des temps meilleurs.

— Je suis une paysanne, et j’étais la femme d’un ouvrier.

Il y eut une pause. Le général reprit avec un certain embarras.

— Il m’a semblé un instant que je vous avais vue autrefois quelque part ?

— Vous vous êtes trompé, répondit Thérèse avec un singulier accent.

— Pourtant, vous me connaissiez ?

— Une femme comme moi peut connaître un homme comme vous, sans être connue de lui.

Autre pause.

— Bonne dame, dit encore le général, j’avoue que je suis intrigué. Vous avez été envers moi compatissante, excellente, et pourtant, il semble qu’il y ait en vous contre moi je ne sais quelle amertume.

Thérèse eut un rire sec.

— N’allez-vous pas croire que j’ai de la rancune ? dit-elle.

— Si je vous avais fait du mal, sans le savoir…

Elle l’interrompit par un second éclat de rire.

— Vous avez deviné, murmura-t-elle. Un jour que vous passiez dans votre belle voiture, j’étais sur le trottoir, et vous m’avez éclaboussée. Il y a des taches qui restent.

— Je donnerais beaucoup pour voir votre visage au moment où vous me parlez ainsi, pensa tout haut le général.

Thérèse répondit :

— Vous l’avez vu. Je n’ai pas changé depuis tantôt.

— Avez-vous des enfants ? demanda le général.

— J’ai eu une fille, murmura Thérèse, dont la voix s’altéra tout d’un coup.

— Vous êtes donc seule au monde ?

— Toute seule.

— Je vous disais, poursuivit le général après un silence : je suis intrigué ; j’ajoute : je suis embarrassé. J’ai de la fortune…

— Tant mieux pour ceux que vous aimez ! dit vivement Thérèse.

Le général la regarda fixement malgré l’obscurité.

— Voyons ! fit-il avec bonhomie, n’y a-t-il pour moi aucun moyen de reconnaître le service que vous m’avez rendu ?

— Si fait.

— Dites !

Thérèse réfléchit, puis elle murmura :

— Vous me donnerez une lettre pour Mlle Ysole de Champmas, et j’irai embrasser vos deux filles. C’est un caprice que j’ai.

— Je le ferai, chère dame ; mais… Si vous me disiez votre histoire, je suis sûr que mon embarras cesserait. Dès qu’on connaît bien une personne, il y a mille moyens de s’acquitter envers elle.

Thérèse se renfonça dans son coin et répondit péremptoirement :

— Je n’ai pas d’histoire.

Mais, se ravisant tout à coup, elle ajouta d’un accent profond :

— Si c’est pour passer le temps, j’en sais une… J’en sais une qui vous intéressera. Écoutez !