La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 11

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 120-131).


XI

L’affaire de la comtesse.


Le Père était tout ragaillardi. Les rides innombrables de sa face s’agitaient et se mêlaient de façon à former un jubilant sourire.

— J’avais parlé d’un sac de nuit, dit-il, il paraît que c’était une valise : on peut se tromper de cela.

Les membres du conseil approuvèrent du bonnet ; Coyatier dit :

— Je voudrais de l’argent et m’en aller.

— Tu auras de l’argent, mon fils ; mais nous avons encore du drap noir à tailler. Il fait jour, cette nuit.

C’était la locution sacramentelle parmi les Habits-Noirs, pour exprimer l’idée du service obligatoire.

La demande et la réponse de leur formule de ralliement étaient ainsi :

Fera-t-il jour demain ?

De minuit à midi, et de midi à minuit, si c’est la volonté du Père.

Le marchef répliqua :

— Je suis las et j’ai déjà fait beaucoup de besogne.

— Tu te reposeras, mon ami, quand tu auras fini ta journée : pas avant. Et il faut que je t’apprenne une chose, mon brave garçon ; j’ai tout dit au conseil. Le conseil a été fort mécontent de tes menaces. Si on n’avait pas eu besoin de toi, tu étais un homme mort.

— Fallait-il aller jusqu’à l’échafaud ? gronda le bandit.

— Oui, mon fils, répondit paternellement le vieil homme. Il est sans exemple que nous ayons abandonné l’un des nôtres, mais nous voulons agir à notre manière et à notre heure. Tu as une mauvaise note désormais, marche droit.

Le sang monta aux joues de l’assassin, mais il courba la tête et grommela entre ses dents :

— On marchera droit.

— Chut ! fit tout à coup le vieux en prêtant l’oreille.

Sur le palier on frappa six coups espacés ainsi : trois, deux, un.

Puis quelques mots furent échangés dans le vestibule, et on gratta doucement à la porte.

Àla demande du Père, le nouvel arrivant répondit :

— Frère de la Merci.

— C’est Son Altesse royale, dit le Père ; cela tombe bien. J’étais au bout de mon rouleau… Entrez avec le voile ! ajouta-t-il en élevant la voix.

L'illustre amant de notre Ysole franchit le seuil, la figure voilée.

— Prince, reprit le vieil homme, toujours gaiement, car c’était bien le plus aimable caractère que l’on pût voir, soyez le bienvenu, mon très cher, nous avons besoin de vous pour diriger cet honnête garçon. Vos petites affaires vont assez bien, grâce à Dieu, mais je dois vous confesser que notre entreprise n’a pas été accueillie par nos excellents amis avec une complète faveur.

— Il me suffit d’avoir l’estime et l’affection du Père, répondit le prince qui salua et prit place.

— Bien parlé ! s’écria le vieillard. Comme il comprend la situation ! quoique, certes, chacun des membres de ce conseil ait sa part d’influence… Ah ! comte, mon neveu, si j’avais aussi bien donné ma Fanchette à celui-là, c’eût été un joli ménage ! Povera ! j’ai fait un malheur.

Le comte Corona haussa les épaules, suivant sa coutume, et s’étendit plus commodément dans son fauteuil.

— Voyons, Altesse, reprit le Père, où en sommes-nous avec la demoiselle ?

— Où nous en devons être, repartit le prince, elle n’a pas d’autre volonté que la mienne. Elle m’aime éperdument.

— Parfait ; où est-elle ?

— À son poste. Elle attend son père, en voiture fermée, au coin de la rue Harlay-du-Palais.

— Son père ! répéta le vieux. Et c’est toi qui viendras, mon gaillard ! Tout est au mieux. Les domestiques du premier étage ?

— Tous éloignés sous différents prétextes.

— Et la petite fille ?

— Endormie.

— Tu as la clef ?

— Non pas ! J’ai engagé moi-même Ysole à fermer la porte et à en prendre la clef.

— Mes trésors, dit le Père en s’adressant au conseil, on ne peut pas enlever tous les jours la réserve de la Banque de France. C’est une modeste affaire, peut-être, quoique la fortune du général soit très belle, mais, sangodemi ! je ne prendrai pas votre avis pour dire que la chose a été supérieurement menée : Nicolas a décidément du talent.

— Toi, marchef, reprit-il, attention. Tu as tes outils, pas vrai ? Tu ouvres la porte de l’appartement du premier ; tu entres, et tu fais comme chez toi : il n’y a personne à la maison. Il ne sera pas mauvais que tu prennes ce qui pourra être à ta convenance ; une armoire ou deux, brisées, seront bien ; tu peux aussi, avant de t’en aller, fausser un peu la serrure de l’entrée, mais ne perds pas trop de temps, et surtout ne prends pas une trop lourde charge. Voici le principal : dans la chambre située immédiatement au-dessous de celle où nous sommes, tu trouveras une fille endormie. C’est une malade. Tu la bâillonneras légèrement et sans la faire souffrir, puis tu l’envelopperas dans sa couverture, et tu l’emporteras. As-tu compris ?

— Oui, répondit le marchef d’un air sombre, c’est mauvais pour moi, je dois avoir du monde à mes trousses, ce soir.

— Bah ! tu sais ton métier, garçon, je n’ai pas d’inquiétude.

— Où faudra-t-il porter le paquet ?

— L’Amitié ! fit le vieillard, soyons à la question !

M. Lecoq, qui était en conversation fort animée avec la belle comtesse, répondit :

— Plaît-il, Père ?

— Avons-nous des gens en partance pour la Merci, au dépôt du chemin des Amoureux ?

— Cinq.

— Y a-t-il des femmes ?

— Deux.

— C’est parfait. Marchef, tu porteras ton paquet, comme tu dis, au dépôt, derrière l’estaminet de L’Épi-Scié. Et si le cœur t’en dit, va jusqu’à Sartène, prendre un peu le vert. Tu en as besoin, mon bon.

— L’enfant vaut-elle beaucoup ? demanda le bandit.

— Pourquoi cela ?

Le marchef hésita, puis repartit :

— Voyez-vous, j’ai méfiance. Il y a loin d’ici la Galiotte et L’Épi-Scié. Si je trouvais, en route, des embarras ?…

— Carte blanche ! répondit le Père, qui ajouta cependant :

— Pourvu que ce soit bien fait, tu m’entends ?

Le bandit respira et sortit en disant :

— J’ai idée que ça va être dur !

Aussitôt qu’il eut refermé la porte, les voiles tombèrent, et le Père, frottant l’une contre l’autre tout doucement ses mains sèches comme des osselets, reprit avec empressement :

— Mes enfants, notre séance tire à sa fin, je n’aime pas veiller tard et je tiens à mon premier sommeil. Coulons à fond l’affaire de la comtesse. À vue de pays c’est une mine d’or que cette Normande, payant 22,876, d’une part, et 14,000 fr. de l’autre en contributions foncières. Cela donne un revenu colossal ! Mais ce sont des terres, d’abord, en second lieu c’est une Normande, troisièmement, elle est paysanne. Cela doit tenir ferme !

— Vous avez oublié les valeurs… commença la comtesse.

— Non pas, non pas ! 1,850 fr. de commission chez le banquier d’Alençon. Vous voyez que la mémoire ne baisse pas trop. C’est tout uniment féerique… et je suis sûr qu’elle mange du pain noir, cette bonne femme ?

— Pas tout à fait. Elle dépense une centaine de mille francs par an, répondit Marguerite.

— Peste ! alors elle vit bien, la luronne !

— Attendez. Je dis 100,000 fr. environ, dont 98,000 sont affectés à l’entretien de ses terres et maisons.

— À la bonne heure ! Et par où voulez-vous prendre une pareille créature ?

— Si je ne le savais pas, il n’y aurait pas d’affaire, répondit la comtesse.

Tout le monde devint attentif et le vieux remit sur la table ses papiers qu’il était au moment de serrer.

— Charmante ! charmante ! murmura-t-il. L’Amitié, c’est un cadeau sans prix que tu nous as fait là… Parlez, mignonne.

— Je parlerai de moi d’abord, dit la comtesse avec sang-froid et netteté. Je suis entrée dans l’association, parce que j’avais un but. Pour atteindre ce but, il me faut des ressources, et mon mari n’a que la fortune d’un hobereau breton…

— Qu’il est, ma toute belle ! l’interrompit le vieillard. Et honnête avec cela ! vous êtes mal mariée, voilà le mot. Le Joulou ne vaut pas cher au marché.

La belle dame soupira.

— Je veux qu’on me paye, dit-elle ; j’ai besoin de cent mille écus.

— Pour un renseignement ! se récria le docteur, c’est absurde.

— Je vote non ! déclara le prince. On ruinerait l’association à ce jeu-là.

— Attendez, enfants, attendez ! dit le Père. L’Amitié, tu as la parole.

— J’ai qu’à répéter votre mot, papa ; il est la sagesse même, comme tous ceux qui tombent de votre bouche : Attendez ! Marguerite n’a pas fini.

M. Lecoq ayant ainsi parlé, fit un geste pour réclamer le silence et dit à la comtesse de Clare :

— Déboutonnons-nous. Hé ! bébelle ! chacun est ici pour soi. Marche !

Marguerite reprit de ce même ton précis et froid qui étonne toujours chez les femmes :

— Il n’y a qu’un instant, je soutenais M. Nicolas absent, et je disais pour motif : Il nous servira dans mon affaire.

Le grand jeune homme au profil bourbonien dressa l’oreille.

— Je vais m’expliquer d’un mot, poursuivit Marguerite : la bonne femme dont il est question croit à Louis XVII, et c’est là précisément ce qui a fait naître en moi l’idée de la mettre en rapport avec vous.

Il y eut un mouvement autour de la table. Tous ceux qui étaient là savaient juger d’un coup d’œil le fort et le faible d’une ténébreuse combinaison.

— Hé ! papa ! fit Lecoq, est-ce joli ? une serrure à combinaison dont on a le mot et la clef.

Le souffle du vieil homme enfla le creux de ses joues. Ses yeux eurent un éclair.

— Au moment où nous venons de rendre un service au prince, commença-t-il, j’ose espérer qu’il se montrera coulant.

— Je demande la parole, interrompit celui-ci.

— Il va nous témoigner sa reconnaissance ! s’écria le Père. Parle, mon ami.

— Bien obligé, dit le prince. D’abord, je vote pour le projet de Mme la comtesse qui peut porter très haut la fortune de l’association. Cent mille écus sont une misère devant un pareil monceau d’or. En second lieu, j’offre de tout cœur mon concours actif…

— Bravo ! fit-on autour de la table.

— Ah ! le gentil garçon ! enchérit le vieil homme. Quel esprit ! et quel cœur !

— Permettez ! fit Son altesse royale. J’ai besoin de compléter ma pensée. En raison de ce concours, je serai dispensé de payer à l’association les deux cent mille francs que je lui dois sur la dot de ma femme…

— Oh ! oh ! murmura-t-on. Excusez du peu !

— Et, en outre, l’association m’allouera une prime de cinq mille louis comptant.

— Allons donc ! s’écria Corona, vous êtes un Arabe, Monseigneur.

— C’est à prendre ou à laisser, acheva le prince, qui salua à la ronde poliment.

Quelque chose comme une larme vint aux yeux du vieil homme.

— Ah ! si je lui avais donné ma petite Fanchette ! soupira-t-il avec un regret profond.

Puis il ajouta :

— Mes enfants, il n’y a rien de si beau sur la terre qu’un jeune homme sans préjugés, qui a de l’économie. Écoutez votre Père : il est plein de jours et d’expérience ; il ne se souvient pas d’avoir joué jamais une pareille partie. Sangodemi ! avez-vous calculé le revenu que supposent de semblables cotes foncières, et avez-vous calculé le capital de ce revenu ? C’est gigantesque ! Et une paysanne ! qui croit à Louis XVII ! C’est-à-dire que la porte de ce trésor des Mille et une Nuits est ouverte à deux battants. Je déclare que ce sera ma dernière affaire… et je soumets au conseil les propositions suivantes : trois cent mille francs seront alloués à notre bien-aimée comtesse, à la condition qu’elle fournira les preuves de son dire ; trois cent mille francs sont alloués à notre cher prince, à la condition que, le cas échéant, il se mette à notre entière disposition, et cent mille francs sont votés pour études, dépenses préliminaires et travaux d’art. Aux voix ! Je vote oui des deux mains. Qui m’aime me suive !

Le triple vote fut enlevé à l’unanimité.

— Papa, dit Lecoq, vous êtes un amour. Marguerite, maintenant, va vous donner l’adresse de ses millions. Prenez note.

Marguerite dicta :

— Veuve Mathurine Hébrard, dite la Goret, au hameau des Nouettes-en-Mortefontaine, canton de La Ferté-Macé (Orne).

Le vieux écrivit cette adresse sur son calepin et leva la séance en ces termes :

— Mes enfants, je tiens à mon premier sommeil ; allons nous mettre au lit et réfléchissons à ce grand travail. J’ai dix ans de moins. Quel coup de filet ! Il me semble que je suis encore dans la montagne, et que je commande à mes veste nere ; camarades ! rompez les rangs ! Bonne nuit, mes tourtereaux !

— Qui soupe ? demanda Lecoq. La comtesse en est, et je régale.

Seuls, le colonel Bozzo et le fils de Louis XVII résistèrent à cet appel.

Depuis des années, cet homme qui entassait, au moyen du crime passé à l’état de science professionnelle, d’incalculables trésors, vivait plus sobrement qu’un ermite. Il n’avait aucune des passions que l’or assouvit. Il n’était pas capable de dépenser pour lui-même les appointements d’un garçon de bureau des ministères.

Et il n’aimait personne au monde, sauf cette petite Fanchette, — la comtesse Corona, — belle et ardente créature qu’il avait livrée à un ignoble bandit !

Il y a ici-bas des choses étranges. Dans un autre ordre d’idées, on connaît ce financier dont l’aspect effraie comme celui d’un mort sorti de sa tombe. Il ne peut ni manger, ni boire, ni dormir ; l’argent est pour lui un signe sans valeur, puisque Dieu lui a enlevé tout moyen d’utiliser l’argent, et il continue de courir après l’argent, avec enthousiasme, avec folie. Il se damne à gagner des millions, lui qui ne saurait savourer le plaisir enfantin qu’on achète, pour un sou !

C’est le châtiment du roi Midas. Et comme Midas se vengerait du sort s’il pouvait acheter un cœur et faire le bien éperdument, ainsi que, naguère, il spéculait avec folie sur le mal.

Mais notre financier-vampire n’a pas de ces idées-là.

Quant au prince, il était dans le cas de Coyatier : sa journée n’était pas finie.

Le Père et lui se séparèrent à la porte même de la maison.

Le Père prit un modeste fiacre le long du quai et regagna son hôtel.

Le prince atteignit le coin de la rue Harlay-du-Palais, où une voiture stationnait. Il s’approcha de la portière qui s’ouvrit.

— C’est vous, Louis ? dit la voix altérée d’Ysole ; est-il donc arrivé malheur ?

— Non, répondit le prince, M. le comte de Champmas a passé par la rue de Nazareth. Dieu merci, aucun accident n’est survenu. Donnez-moi votre main, Ysole ; le général a déjà embrassé sa plus jeune fille, je vais lui rendre l’autre.

Ysole tendit sa main et sentit celle de son amant qui tremblait.

— Qu’avez-vous, Monseigneur ? demanda-t-elle. Vous me cachez quelque chose !

— Sur ma parole, répondit le prince d’une voix qu’il faisait grave à plaisir, vous n’avez rien à craindre pour ceux que vous aimez.

— Pour ceux que j’aime ! répéta Mlle de Champmas.

Et attachant sur lui son regard inquiet, elle ajouta :

— Vous savez bien que je n’aime rien au monde autant que vous !

Le prince, au lieu de l’attirer au-dehors, la repoussa doucement et entra avec elle dans la voiture.

— Pourquoi faites-vous cela ? balbutia-t-elle, pendant que ses beaux yeux humides souriaient.

— Parce que, lui fut-il répondu, je ne suis plus en sûreté à Paris.

Ysole garda le silence ; son sein battait avec force.

— En voulant sauver autrui, poursuivit le prince, on se compromet soi-même…

— Oh ! l’interrompit la jeune fille ; c’est pour moi ! c’est pour mon père !

Le prince dit encore :

— Je suis obligé de fuir.

— Je vous accompagnerai ! s’écria Ysole.

— Y pensez-vous ?… On peut accepter le dévouement d’une femme… d’une fiancée…

Ysole se jeta dans ses bras.

— Je suis à vous, murmura-t-elle dans un long baiser, rien qu’à vous. Je vous suivrais au bout de l’univers !

Le prince se pencha à la portière et appela :

— Giovan-Battista !

Il ajouta quelques mots en italien, et la voiture partit au grand galop.