La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 18

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 204-215).
1re partie


XVIII

Raisons de vivre.


Paul Labre mourait comme on s’endort, par fatigue pure, sans regrets ni colère.

Quand il revint à la surface, comme fait tout corps humain avant de prendre sa position définitive entre deux eaux, il respira et ouvrit les yeux, laissant ses bras inertes le long de ses flancs.

La lune resplendissait au ciel.

Un bruit de chute, tout différent de celui qu’il venait d’entendre, se fit au même endroit, sous le Pont-Neuf.

Et presque immédiatement, ce second bruit fut suivi d’un troisième.

C’étaient le marchef et Pistolet qui commençaient leur pleine-eau.

Malgré lui, Paul fit un mouvement de nageur qui mit sa tête au-dessus du niveau.

Comme la première fois, il n’aperçut rien, parce que l’ombre formait une large bande tout le long du pont ; mais presque aussitôt après, un objet blanc se détacha du noir et flotta, immobile, en suivant le courant.

Paul hésita. Son parti n’était pas pris à demi : « Il n’avait plus affaire à personne. »

Et néanmoins, son bon cœur se serra à l’idée de laisser périr une créature humaine qu’il pouvait sauver si aisément.

— La nuit est longue encore, se dit-il, je mettrai la pauvre créature à la rive, et j’aurai encore tout le temps d’en finir.

Pour lui, l’objet blanc était une femme, soutenue par sa robe bouffante.

Seulement, il s’étonnait de ne l’entendre point crier.

Il s’allongea sur l’eau et se mit à nager en contrariant le courant qui l’avait porté déjà à cent pas de la pointe de l’île.

L’objet blanc flottait toujours, mais il allait évidemment en diminuant et semblait s’enfoncer avec lenteur.

Comme presque tous les enfants de Paris, Paul était un nageur. Au lieu de l’effort indifférent et paresseux qu’il avait fait naguère, il tendit ses muscles, donna du jeu à son mouvement et surmonta, par une coupe puissante, la dérive qui l’entraînait.

Au bout de dix minutes d’efforts il atteignit, à la pointe même de l’île, l’objet blanc, qui allait sombrant et qui ne laissait plus au dessus de l’eau qu’un rond étroit, semblable à un ballon gonflé d’air.

Paul le saisit ; au premier contact, il vit qu’il ne s’était point trompé. C’était une femme — ou un enfant.

Mais si c’était une femme, elle n’avait pas été soutenue par le ballonnement de sa robe.

Il y avait là un crime.

On l’avait jetée à l’eau littéralement empaquetée, et, comme l’enveloppe était de soie, c’était le paquet lui-même qui avait fait ballon, perdant son air avec lenteur, mais enfonçant toujours de plus en plus.

Il n’eût pas fallu trois minutes désormais pour que son contenu devînt le cadavre d’une noyée.

Paul aborda à la pointe de l’île et dénoua vivement le paquet.

Les rayons de la lune frappèrent le pauvre doux visage de Suavita qui avait les yeux fermés et ressemblait à une gracieuse statue de vierge décédée.

— Une petite fille ! murmura Paul qui frissonnait sous ses vêtements mouillés et ne s’en apercevait point. Quel pauvre joli ange !… et ils ont eu le cœur de l’assassiner !

Comme nous le savons, Suavita avait été prise par le marchef sur son lit de repos ; elle était à peine vêtue. Paul, en découvrant sa frêle poitrine, fut pris d’un immense sentiment de pitié.

Puis tout son sang eut froid, parce qu’il la crut morte.

Il tâta ses mains et ne put juger parce qu’il était glacé lui-même. Néanmoins, ces mains si déliées et si douces lui semblèrent inanimées.

Il la pressa contre son sein, afin de la réchauffer ; son cœur à lui battait, mais celui de l’enfant restait immobile.

— Au secours ! cria-t-il sourdement et sans savoir.

L’île était déserte à cette heure de nuit.

Pour réponse, il n’eut que le morne clapotement de l’eau qui murmurait en frôlant la rive.

Il éprouva un moment d’indicible angoisse à l’idée de son ignorance et de son impuissance. Il ne savait que faire. Deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.

Puis, tout à coup, il poussa un cri de joie, souleva l’enfant dans ses bras, et se mit à courir de toute sa force en la tenant toujours serrée contre sa poitrine.

— Maman Soulas ! disait-il, je n’avais pas pensé à maman Soulas !

Celle-là était un brave et digne cœur. Elle saurait bien trouver ce qu’il fallait pour secourir la jeune fille.

En une minute, il eut traversé toute l’île et gagné l’escalier qui monte au terre-plein de Henri IV.

La clôture l’arrêta un instant : il avait si grand’peur de blesser sa fillette !

Car elle était à lui, et Dieu sait qu’il vous eût malmené si vous lui aviez parlé de mourir maintenant.

La mort est bonne pour ceux qui n’ont affaire à personne ;

Pour ceux qui n’ont rien à défendre ni à aimer.

Il avait cette enfant, lui, Paul, qui s’était résigné à ce que vous savez pour soulager la détresse de sa mère ! Paul, qui était tout dévouement et tout amour. Il avait cette enfant ; elle lui venait de Dieu.

Aussitôt qu’il eut franchi la clôture, il reprit sa course à travers le pont, puis le long du quai des Orfèvres.

Il ne touchait pas terre.

L’escalier tournant de la rue de Jérusalem fut franchi quatre à quatre et il arriva, haletant, à la porte de Mme Soulas.

C’était là qu’était le salut.

Paul ne prit pas même le temps d’appuyer sa main contre sa poitrine révoltée et dans laquelle il sentait un feu. Il frappa à grands coups de poing à la porte de Thérèse en criant :

— Madame Soulas ! ma bonne maman Soulas !

Mme Soulas était, en ce moment, sur la route de Saint-Germain, emportée par le trot cahotant de Marion, (poison !) qui n’avait pas de mine mais qui allongeait comme une reine.

Paul Labre frappa de nouveau et plus fort.

L’idée ne lui venait pas que Mme Soulas pût être hors de chez elle à cette heure.

Il s’étonnait de n’avoir point de réponse ; la bonne femme connaissait si bien sa voix. Après sa mère, c’était elle qui l’avait le mieux aimé.

Quand il comprit enfin que frapper était inutile, les bras lui tombèrent, et il fut saisi par une sorte de terreur.

— C’est maintenant qu’elle est morte ! pensa-t-il tout haut. Moi, je ne sais rien, je ne peux rien.

— Vous voulez donc la tuer, à la fin, maman Soulas ! s’écria-t-il avec un désespoir naïf, qui eût fait rire certaines gens, mais qui aurait mis des larmes dans les yeux de bien d’autres.

Toujours le même silence.

Paul prit sa propre clef et entra dans sa chambre.

Il n’avait plus de courage. Ce n’était pas en lui-même qu’il avait espéré.

Il déposa l’enfant sur son lit et alluma un flambeau. Il fut longtemps à faire cela. Ses mains maladroites lui refusaient service.

Il hésita avant de porter la lumière sur les traits de la fillette.

— Si maman Soulas avait été là, murmurait-il, je n’aurais pas peur de la voir si pâle, car elle l’aurait sauvée.

Il avait raison de craindre ; son premier regard rencontra une morte.

La pâleur de la pauvre Suavita avait des tons bleuâtres ; ses chairs, touchées par la lumière, semblaient transparentes.

Partout où le marchef, puis Paul lui-même l’avaient étreinte tour à tour pour la porter, sa peau délicate montrait de larges meurtrissures, non point rouges, mais livides.

Ses cheveux blonds mouillés, collés à ses tempes si frêles, n’en cachaient point entièrement les marbrures sinistres.

Elle avait les yeux demi-ouverts, on n’y voyait plus de prunelles.

Paul rendit un grand soupir.

Il eut le courage de toucher après avoir vu.

La rapidité de sa course l’avait réchauffé jusqu’à la fièvre. Au contact de ce corps humide et froid, il chancela sur ses jambes tremblantes.

— J’ai voulu me tuer, dit-il, Dieu me punit.

Il s’accroupit sur le carreau et resta immobile, tenant toujours son flambeau à la main.

— Pourquoi n’est-elle pas là ! murmurait-il comme un pauvre fou. Jamais elle ne s’absente ! Où peut-elle être ?… Et que faire ! que faire !

Son regard éperdu parcourut la chambre, cherchant, il ne savait quoi.

Dans la chambre il n’y avait rien, pas même un peu d’eau.

Il avait l’habitude de tout prendre chez sa bonne voisine.

Que faire ?

Il se traîna jusqu’au lit, et mit sa main sur le cœur de l’enfant.

Quelque chose battait là, mais si faiblement !

C’en fut assez, il se leva. Il reprit Suavita dans ses bras, il la réchauffa comme sa mère aurait fait.

Il passait de la terreur à l’espoir, sans cause ; puis l’épouvante revenait en lui plus terrible.

— Froide ! toujours froide, dit-il avec une soudaine colère. Il me faut quelqu’un ! J’aurai quelqu’un !

Il la déposa sur le lit et s’élança au-dehors.

Ces gens du no 9, il ne les connaissait pas. Qu’importe ? Il frappa à tour de bras au no 9.

La maison était donc abandonnée ! Point de réponse non plus de ce côté.

Paul lança un coup de pied dans la porte qui s’ouvrit aussitôt, parce que M. Badoît, en sortant, ne l’avait pas fermée à clef.

Paul entra.

Dans cette chambre triste et vide, il ne vit rien de ce que les autres avaient vu, mais il aperçut du premier coup d’œil une bouteille posée à terre, près de l’endroit où le panneau replacé cachait le trou.

Il prit la bouteille qui était vide mais qui, renversée, laissa tomber dans le creux de sa main quelques gouttes d’eau-de-vie.

Ces gouttes, il les apporta précieusement dans sa chambre et en frotta le visage de Suavita, dont les lèvres blanches donnèrent passage à un léger souffle.

Alors, vous ne l’auriez pas reconnu, ce vaincu de naguère. Il se redressa comme un pauvre qui aurait gagné le gros lot de cent mille francs et prit sa tête entre ses mains pour réfléchir, car une joie désordonnée lui faisait bondir le cœur.

Il se sentait devenir fou d’une autre manière ; un transport d’allégresse montait à son cerveau.

Elle vivait ! elle allait parler ! elle allait sourire !

Le résultat de ses réflexions ne se fit pas attendre.

Il sortit pour la seconde fois sur le palier et y prit à pleines brassées du bois et du charbon qu’il empila dans sa petite cheminée.

Il y avait de quoi mettre le feu dix fois.

Il introduisit la lumière sous un tas de copeaux qu’il avait amoncelés par devant, et bientôt une flamme brillante pétilla.

Alors, Paul arracha les draps de son lit et les approcha du foyer au risque de les flamber. Ses mains n’avaient plus de maladresse ; il travaillait bien ; il allait vite.

Ce fut avec un sentiment de respect pieux, mais aussi avec cette volupté dont frissonnent les doigts de la jeune mère, « changeant » l’enfant bien-aimé, qu’il dépouilla ce pauvre petit corps glacé de ses vêtements encore humides pour l’envelopper doucement dans le premier drap chaud.

Il sentait, cette fois, le bien qu’il allait produire, il éprouvait ce bien en lui-même ; son cœur était réchauffé en même temps que ces membres frêles et gracieux où la chaleur allait ramener la vie.

Suavita, en effet, au bout de quelques minutes, poussa un second soupir, bien faible encore, puis ses paupières battirent imperceptiblement.

Paul qui la contemplait en extase crut voir un peu de rose sous la peau diaphane de ses joues.

Il étendit le second drap sur le lit, et, développant sa chère enfant, sa fille, on peut le dire, avec précaution, il la coucha toute moite d’une douce chaleur entre les deux toiles tièdes.

Puis il arrangea la couverture, et avec quel soin ! Il drapa le bord du lit, il disposa l’oreiller. Il était heureux plus qu’un roi.

Et il avait déjà des fantaisies d’homme heureux. L’ambition le prenait. Il se surprit à dire :

— Je donnerais n’importe quoi pour savoir son nom.

N’importe quoi ! voyez ce faste ! n’avait-il pas assez de la voir vivre et de la sentir respirer ?

Elle ouvrit les yeux cependant, et son regard vague se fixa devant elle.

Ses lèvres remuèrent, sans laisser échapper aucun son.

Paul écoutait passionnément, attendant une parole qui ne devait pas venir.

Il hésitait à parler lui-même.

— Vous sentez-vous mieux ? demanda-t-il enfin d’une voix mal assurée.

Il eût mieux fait de ne point oser.

Suavita tressaillit de tous ses membres et une indicible terreur se peignit sur son visage contracté.

Ses lèvres s’agitèrent encore ; on eût dit qu’elle voulait pousser un cri : un appel.

Aucun son ne sortit.

— Je vous en prie, murmura Paul désolé, ne vous effrayez pas…

Elle ferma les yeux, sa pâleur de morte était revenue.

Paul, désormais, retenait son souffle. Il pensait :

— Malheureux que je suis ! c’est l’épouvante qui l’a tuée, et moi, je vais renouveler ses frayeurs !

Pendant plus d’une minute, il resta immobile et silencieux. Par degrés, Suavita se calmait.

Après une autre minute écoulée, une nuance rose, moins fugitive, monta aux pommettes de l’enfant, qui leva ses deux bras à la fois et appuya ses mains sur son front dans une attitude pensive.

Les pauvres êtres qui ont perdu la raison font souvent ce geste qui trompe. Il est cruel à voir.

Chez Suavita, il était empreint d’une inimitable grâce.

Elle ouvrit les yeux lentement, et lentement elle les tourna vers Paul dont le cœur cessa de battre tant l’émotion le domptait.

C’étaient de grands yeux d’un bleu obscur.

Leur morne prunelle, en se fixant, donnait une sensation de froid.

Paul eut peine d’abord à soutenir ce regard de folle.

Mais bientôt ce regard changea d’expression. Si ce n’eût été là une chose insensée, Paul aurait juré que la fillette le reconnaissait, car il y eut sous les longs cils de sa paupière immobile un rayonnement doux et recueilli.

Une nuance d’étonnement passa parmi cette émotion inexplicable.

Puis l’enfant eut comme un vague sourire.

Ses longs cils retombèrent, la tête pesa davantage sur l’oreiller ; le souffle s’égalisa et devint plus bruyant, tandis que la transpiration amenait des perles de moiteur sur le front ravivé.

Suavita s’était endormie, toujours tournée vers Paul, récompensé au centuple par son dernier regard.

La nuit était désormais fort avancée.

La première fois que Paul écouta l’heure, cinq coups tintèrent à l’horloge de la Sainte-Chapelle.

Au-dehors, les bruits de Paris naissaient.

Paul ouvrit sa fenêtre, parce qu’une odeur de linge brûlé emplissait la chambre. Le feu avait gagné les copeaux jetés tout autour du foyer, puis la chemise de l’enfant que Paul avait mise à sécher sur les chenets.

Il ne donna pas grande attention à l’accident. On pouvait pardonner au feu cette fredaine ; il avait fait tant de bien.

Paul revint s’agenouiller près du lit et n’en bougea plus. Il n’avait pas changé de vêtements.

À vrai dire, depuis son retour, sa pensée ne s’était pas tournée un seul instant vers lui-même. Son linge et ses habits avaient séché sur son corps.

Une heure se passa, puis deux ; le grand jour inondait la chambre de Paul, et Mme Soulas, sa voisine, n’était pas encore rentrée.

Paul songeait à elle quelquefois, car la bonne dame avait part à ses calculs, c’était sur elle qu’il comptait pour donner à sa protégée ces soins qui n’appartiennent qu’aux femmes.

Mais il songeait surtout à l’enfant.

Dans sa pensée et en attendant qu’elle pût dire son nom, il l’appelait Blondette, — depuis que le premier rayon du matin avait fait resplendir l’or de ses admirables cheveux.

Blondette dormait toujours. Elle dormait bien. Son sommeil était calme, presque souriant.

Depuis quelques instants, Paul souriait aussi : il souriait à un rêve.

Au-dessus de cette tête enfantine et blonde, une autre tête se penchait, brune et tout autrement belle.

Le cœur de Paul éprouvait un trouble où il y avait du plaisir et de la souffrance. C’était la première fois que la pensée d’Ysole venait le visiter, depuis qu’il avait voulu mourir, et la pensée d’Ysole amenait toujours en lui cette double sensation d’angoisse et de volupté.

Il murmura :

— Ce pauvre ange serait-il de trop entre nous deux ?

Puis il rougit, songeant avec amertume :

— Que lui importe ce qui se passe dans le grenier d’un inconnu ? Elle aime.

Il eut froid ; de toute la nuit il n’avait pas ressenti ce frisson qui lui perçait les os maintenant.

Il tâta ses vêtements qui étaient secs. En touchant le côté droit de sa poitrine, sa main rencontra, à travers l’étoffe de sa redingote, un papier dans sa poche.

Il le retira sans empressement. C’était la lettre à lui donnée, la veille au soir, par Mme Soulas, et qu’il n’avait pas même regardée, à cette heure où il n’avait plus affaire à personne.

Il poussa un cri aussitôt que ses yeux eurent effleuré l’adresse.

— De mon frère ! s’écria-t-il, de mon bien-aimé Jean !

Le cachet sauta et Paul poursuivit, le rouge de la joie au front :

— Embarqué pour la France ! Il arrive.

Il se leva tout droit en ajoutant :

— Il est arrivé !… arrivé d’hier soir !