La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 19

La bibliothèque libre.
Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 216-227).
1re partie


XIX

Maman Soulas.


Paris a bien changé depuis 1835. Marion est morte, la pauvre bête, incessamment insultée. M. Flamant, son maître, fit son oraison funèbre vers l’an quarante en ces termes :

— Elle n’avait pas de mine ; mais elle allongeait comme une divinité, la guenon !

M. Flamant est mort aussi. Le pays Latin a maintenant des calèches comme père et mère.

Les guenons vont dedans, dit l’histoire.

Le pays latin a des boulevards magnifiques, des cafés fastueux. À peine reste-t-il un bout de la rue de Laharpe, comme une traînée de boue, oubliée par les balayeuses au beau milieu d’une route impériale bien tenue.

Marion ne s’y reconnaîtrait plus, et M. Flamant, redivivus, s’y refuserait à lui-même une place de garçon d’écurie.

Mais étant donnés M. Flamant et son attelage, tous deux appartenant au quartier de la Sorbonne en 1835, nous ne surprendrons personne en constatant que Mme Soulas, revenant de Saint-Germain, descendit au coin du quai des Orfèvres et de la rue de Jérusalem vers neuf heures du matin.

Il avait fallu le tour entier du cadran pour faire le voyage.

Mme Soulas ne rentra pas tout de suite dans l’établissement du père Boivin, son propriétaire ; elle avait bien autre chose en tête.

Tout le long de la route, ou du moins, depuis que le jour était venu, l’hôtesse de MM. les inspecteurs avait passé son temps à lire et à relire les deux lignes tracées par le général comte de Champmas au moment du départ :

« Ysole, Suavita, mes filles chéries, aimez et respectez celle qui vous portera ce mot, comme vous m’aimez, comme vous me respectez moi-même. »

Bien des fois ses yeux s’étaient mouillés.

— Ysole ! s’était-elle dit, radotant à satiété ce mot délicieux qui jamais ne lasse les mères : ma fille ! Elle était haute comme mon genou la dernière fois que je l’ai embrassée. Ah ! je ne sais pas si j’ai bien fait, mais j’ai bravement souffert pour cette enfant-là… souffert, souffert, souffert !

Elle riait des larmes.

Mlle de Champmas n’en saura jamais rien, poursuivait-elle. Tant mieux ! Elle doit avoir bon cœur ; ça lui mettrait du triste dans sa richesse et dans sa noblesse.

Le croiriez-vous ? il y avait un grain d’amertume en ceci.

Vous ne pratiquerez jamais aucune amputation sans faire saigner et crier.

Thérèse Soulas s’était opérée elle-même, héroïquement, mais la plaie énorme n’était pas guérie.

Il restait une blessure vive, incurable, à la place où était son bonheur de mère, avant l’amputation.

— Et l’autre enfant, reprenait-elle (mais alors, son bon sourire renaissait tout entier), la fille de la sainte femme ! Y a-t-il assez longtemps que j’ai envie de la voir ! Lui ressemble-t-elle ? Ah ! celle-là était belle sur son visage comme dans son âme !

Et le billet était relu encore, relu cent fois !

— « Celle qui vous portera ce mot… » c’est moi. Il me semble que si on m’avait montré maman, la pauvre chère femme, sans que je la connusse, mon cœur aurait sauté à son cou. Mais bien des gens disent que ce sont des folies. Me devinera-t-elle ?… « Aimez-la ! » Oh ! oui, aimez-la ; elle a fait de son mieux… « Respectez-la, » respecter maman Soulas qui cuit la soupe des chiens de garde ! C’est fort ! Mais elles ne sauront pas cela plus que le reste… Hue donc, Marion ! tu n’es pas heureuse non plus, pauvre bête !

Aussitôt qu’elle eut mis pied à terre, au lieu de tourner par la rue de Jérusalem, elle suivit le quai au pas de course et arriva en quelques secondes à la porte de la maison à deux étages.

Son cœur battait, elle se sentait toute faible.

— C’est le besoin, se dit-elle ; je n’ai rien pris depuis hier cinq heures, et j’aurais mieux fait de tremper une croûte de pain dans un verre de vin avant de venir ; mais c’est que j’avais tant de hâte !

Elle s’arrêta pour se demander :

— Ah çà ! qu’est-ce que je vais leur dire en commençant ?

D’ordinaire, la porte de la rue était toujours fermée.

Mme Soulas savait bien cela, parce qu’elle passait devant la maison le plus souvent qu’elle pouvait.

Il n’y avait point de concierge, et le rez-de-chaussée était habité par les domestiques du général.

Aujourd’hui, la porte de la rue était entrebâillée.

Sans autrement s’étonner, Thérèse la poussa et se trouva en face de M. Badoît, qui avait le bras en écharpe, une bande de taffetas noir sur la joue, et qui semblait être là en sentinelle.

Mme Soulas recula à sa vue.

— Tiens, tiens ! fit l’inspecteur d’un air un peu contraint, ce n’était pas vous que j’attendais là !

Une seconde de réflexion suffit à Thérèse pour se remettre.

Selon toute apparence, la police était sur pied à cause de l’évasion du général.

— Comme vous voilà arrangé, Monsieur Badoît ! dit-elle.

L’agent retint une parole qui était sur sa lèvre et répondit :

— Après ça, vous êtes libre de vos pas et démarches, Madame Soulas. On a travaillé cette nuit, rapport à l’arrestation du marchef.

— Ah ! fit Thérèse, il est arrêté le marchef ?

— Vous sauriez ça depuis un bout de temps, Madame Soulas, prononça gravement l’inspecteur, si vous aviez été présente à votre domicile, quand les habitués de votre ordinaire sont venus vous demander, — sans vous commander, car ce n’était pas dû, — un morceau à manger après la besogne faite. C’est drôle qu’une femme de mœurs comme vous découche, Madame Soulas.

— Chacun a ses devoirs à remplir, Monsieur Badoît, repartit Thérèse doucement. Feu Soulas était un brave homme et disait : Foin de ceux qui jugent leurs amis !

M. Badoît lui tendit la main et dit avec émotion :

— Celle-là irait au feu comme quoi vous n’êtes pas coupable, Madame Soulas.

— Coupable ! répéta Thérèse en riant, comme vous y allez ! mais ça gênerait-il le service de vous demander ce que vous faites ici ?

— Avec vous jamais d’affront, belle dame ! répondit l’agent. Vous êtes de la partie par la bonne soupe que vous lui communiquez et votre discrétion à l’épreuve de l’eau et du feu. Souricière ! Par quoi nous en avons installé une ici de l’autorité privée du commis principal, les chefs et sous-chefs étant absents, vu l’heure indue où elle a commencé… cinq heures du matin !

— Et pourquoi la souricière ?

— Pour contre-pincer les Habits-Noirs.

Tant de gens avisés et instruits ont fait l’éducation des lecteurs à l’endroit de la langue savante des bagnes que nous jugeons complètement inutile d’expliquer le mot « souricière. »

Autant vaudrait recommencer l’histoire naturelle des pieuvres et des trichines, ces deux bêtes « pourries de gloire. »

— Les Habits-Noirs ! répéta Mme Soulas, vous êtes donc sur leurs traces, Monsieur Badoît ?

— On a des motifs majeurs de le supposer. Mais laissez-moi pousser la porte tout contre, pour ne pas nous montrer à ceux du dehors. Voilà la chose en succinct : ma mouche, le jeune Clampin, dit Pistolet, et je vous engage à bien veiller sur votre minet, belle dame, est du bois dont on les fait dans la haute : sang-froid, langue dorée et astuce infernale ; mais pas de prestance physique jusqu’à présent. Il nous a rabattu le Coyatier cette nuit, de dessus le mur où il s’était perché à califourchon, commodément, partisan de ses aises… je vous dirais bien l’affaire de Gautron à la craie jaune, que mon Clampin a gâchée par ses passions de Bobino, mais ça n’en finirait plus ; d’autant que j’ai à vous parler du premier étage, ici dessus, où on a dévalisé le pied-à-terre du général et enlevé ses deux demoiselles.

Mme Soulas s’appuya au mur. Ces derniers mots la frappèrent comme un coup de foudre.

— Je sais, je sais, poursuivit l’inspecteur d’un ton dégagé, les dames, c’est sensible à ce genre particulier de sinistres. Si vous leur mentionnez un vol avec circonstances, ou le meurtre d’un homme établi, ça les amuse ; mais dès que vous arrivez à un enlèvement de jeunesses, elles partent dans la voie de leur sensibilité impressionnable. Il y a donc qu’à l’étage du dessus, les Habits Noirs se sont réunis en propre original, pas plus tard qu’hier soir.

— Mais ces enfants ! Monsieur Badoît, fit Thérèse en un cri d’angoisse.

— Une enfant et une qui ne l’est plus, rectifia l’agent. Comme quoi on présoupçonne que l’aînée s’est enfuie avec son chacun, garnement de la belle espèce, et qu’elle s’est arrangée de manière à mettre l’autre dans l’embarras.

Mme Soulas appuya ses deux mains contre son cœur.

— Ysole ! murmura-t-elle ; c’est un mensonge !

— C’est effectivement le nom de la particulière, poursuivit M. Badoît, et je me suis laissé dire que cette jolie fille-là c’est toute une histoire. Elle appartient au général, si on veut. Le général a connu jadis, au temps des bamboches et cabrioles du jeune âge, dans le militaire, une villageoise qui en savait long. En conséquence de quoi, elle lui a collé Mlle Ysole, sous prétexte de paternité, qu’elle était vraisemblablement le fruit d’un facteur de la poste ou d’un porteur d’eau du pays. Connu.

Mme Soulas laissa échapper un gémissement.

— C’est comme j’ai l’honneur, continua cet imperturbable Badoît, et de fil en aiguille, il arrive toujours malheur quand on introduit comme ça des petits en fraude dans les familles respectables.

— Monsieur Badoît, dit Thérèse, qui faisait effort pour parler, vous calomniez Mlle Ysole de Champmas !

L’agent la regarda en face, puis salua courtoisement.

— Dès l’instant que vous vous y intéressez, murmura-t-il, elle est blanche comme la neige aux yeux de mon cœur. Je vous ai fait le rapport de ce qui se dit, mais l’inspecteur peut se tromper comme le vulgaire, et ce n’est peut-être pas l’aînée qui s’est occupée de la cadette, quoique les insectes, introduits comme ça en contrebande dans les familles… mais je l’ai déjà mentionné ; et quoique, aussi, la disparition de la petiote augmente juste de moitié la succession de cette Mademoiselle Ysole, qui est peut-être une vertu de premier numéro, puisque vous en répondez.

— Mais, objecta Mme Soulas dont le trouble était à son comble, pourquoi parlez-vous de succession ? Le général est bien portant, ce me semble.

— Nous sommes tous mortels, repartit Badoît, le général a eu le malheur d’être assassiné hier soir par le même Coyatier, dit le marchef, la porte en face de chez vous. Dernières nouvelles.

Badoît eut ici de sérieux motifs pour s’endurcir dans sa religion à l’endroit de la sensibilité des dames, car l’annonce du meurtre de M. de Champmas ne fit pas sourciller Thérèse.

— J’avais toujours cru, murmura-t-il, désappointé, que vous aviez des mystères et des attaches de ce côté-là, mais va te faire fiche ! sonder l’âme de l’autre sexe, c’est la pierre philosophale !

Comme Thérèse, littéralement anéantie dans ses réflexions, gardait le silence, M. Badoît ajouta :

— Je dois spécifier à la décharge de la demoiselle Ysole, car l’équité avant tout, qu’il y a eu fausse clef, petite effraction de rien du tout et un vol partiel, de quoi on peut inférer un malfaiteur mâle… Mais le Coyatier…

— Monsieur Badoît, s’écria ici Thérèse, au nom du ciel, laissez-moi pénétrer dans l’appartement du général. Les femmes trouvent parfois des indices qui échappent aux yeux des hommes.

— Exact, interrompit l’inspecteur, mais pas possible. M. Mégaigne est au premier, et quant aux indices, c’est superflu : on est fixé. Les oiseaux sont envolés : voilà l’axiome ! Envolés au premier, envolés au second, car il devait y avoir des accointances entre les deux étages, j’en signe mon billet à quatre-vingt-dix jours ! Les oiseaux envolés, ça ne revient pas. Nous gobons ici le marmot, tenant la maison du haut en bas, pour le roi de Prusse. Nous ne reverrons ni les jeunes filles ni les Habits-Noirs. Par quoi, Madame Soulas, si vous alliez nous en tremper une toute prête pour l’heure de onze heures, j’y serais particulièrement sensible, ayant trimé exceptionnellement depuis la dernière fois que j’ai eu l’avantage de la manger chez vous.

Thérèse se retira sans répondre.

Dans la rue, elle sentait sa tête tourner : elle était ivre.

Ivre de terreur et de douleur, car l’accusation portée contre sa fille répondait à un cri de sa propre conscience.

Non point qu’elle se reconnût coupable elle-même dans le sens ordinaire du mot, mais une parole de M. Badoît l’avait violemment frappée.

M. Badoît avait dit :

— « Les enfants étrangers qu’on fait entrer ainsi dans les familles portent malheur. »

Cette pensée préexistait-elle dans l’esprit honnête et droit de Mme Soulas ?

Était-ce pour cela qu’elle aimait, sans la connaître, à l’égal de sa propre fille, la fille de feu la comtesse de Champmas qu’elle appelait la sainte femme ?

Quand elle eut monté les trois étages de l’escalier tournant, elle vit la porte de Paul Labre grande ouverte. Celui-ci la guettait et l’appela.

— Il y a eu bien du nouveau cette nuit, maman Soulas, lui dit-il. Je n’ai pas à me mêler de vos affaires, mais j’aurais donné un doigt de ma main pour vous avoir.

Thérèse lui répondit tout autrement qu’elle n’avait fait à M. Badoît.

— J’ai accompli une besogne dont je ne me repens pas, Monsieur Paul, dit-elle. Ça n’empêche pas que je suis bien fâchée de n’avoir pas été là, puisque vous avez eu besoin de moi.

Son regard se fixait sur la petite table où il y avait du pain, du vin, et un reste de fromage de Brie dans un lambeau de journal.

Paul était en train de manger.

— Ce n’est pas pour le déjeuner que j’ai eu besoin de vous, reprit-il. Quand la Renaud est venue pour faire votre ménage, je l’ai envoyée me chercher cela, car je ne pouvais pas sortir, maman Soulas. J’ai quelqu’un à garder ici.

Je ne sais pas pourquoi la pensée d’Ysole traversa l’esprit de Thérèse.

Ce ne fut pas frayeur qu’elle eut, mais bien espoir.

Expliquons-nous clairement et d’un mot : Mme Soulas, ayant à choisir entre deux malheurs, aurait mieux aimé trouver en sa fille une victime qu’un fléau.

Elle regarda Paul et dit, craignant d’interroger :

— Il y a quelque chose de changé en vous, Monsieur Labre. Ce matin, vous n’êtes plus le même homme.

— C’est que l’idée de me tuer m’a passé, maman Soulas, repartit simplement le jeune homme.

— Vous tuer ! répéta Thérèse étonnée. Vous vouliez vous tuer !

— Quand je vous ai embrassée hier au soir, je croyais bien que c’était pour la dernière fois. Mais comme je m’en allais mourir, Dieu m’a envoyé plus d’une raison de vivre.

Il se leva et découvrit le lit sur lequel il avait jeté la courte-pointe de soie pour garder le visage de Suavita contre les rayons du soleil.

Mme Soulas poussa un grand cri à la vue de l’enfant.

— Est-ce que vous la connaissez ? demanda Paul vivement.

— Moi ? répondit Thérèse comme si on l’eût accusée.

Puis elle ajouta :

— Non, sur ma conscience, Monsieur Paul, jamais je ne l’ai vue !

Il y eut un vague soupçon dans le regard du jeune homme : Thérèse aussi était absente, cette nuit.

Mais ce fut l’affaire d’un instant, et il dit :

— Vous êtes la meilleure femme que j’aie jamais rencontrée, maman Soulas.

Celle-ci avait les yeux fixés sur Suavita, dont maintenant le sommeil était paisible. Elle pensait :

— C’est elle ! je jurerais que c’est elle !

— Étaient-elles deux ? demanda-t-elle brusquement.

— Comment, deux ! fit Paul étonné.

— Quand vous l’avez sauvée ?

— Qui donc vous a dit que je l’avais sauvée, maman Soulas ? demanda Paul presque sévèrement.

Elle releva les yeux sur lui comme une personne qui s’éveille, et il vit deux grosses larmes rouler lentement sur sa joue.

— Monsieur Paul, dit-elle, au nom de votre mère, ne croyez jamais du mal de moi. Il y a quelqu’un ici-bas que j’aime plus que moi-même, oh ! cent fois ! et mille fois aussi ! j’ai bien souffert pour elle ; je souffrirai peut-être davantage encore. Dites-moi ce qui vous est arrivé, je vous en prie, sans rien omettre, sans rien cacher. Dieu m’est témoin que je lui crois un bon cœur, à celle que j’aime et à qui j’ai donné plus que mon sang. Elle ne peut être que malheureuse. Si je la croyais coupable, je mourrais.

Paul Labre lui prit les deux mains.

— Vous parlez comme les paraboles, maman, murmura-t-il : c’est égal, je l’ai dit et je le répète : je ne sais point au monde une meilleure femme que vous. Je ne vous demande pas vos secrets, et je vais vous dire les miens.

— Ah ! fit Thérèse souriant dans ses larmes, vous êtes un cœur, vous ! J’ai pensé à cela bien souvent. J’aurais mieux fait… J’aurais mieux fait ! Deux jeunes mariés autour de moi. Le bonheur dans ma pauvre maison…

Elle s’interrompit brusquement et essuya ses yeux mouillés d’un revers de main.

— Quel ange d’enfant ! murmura-t-elle en regardant Suavita. Puis elle dit :

— Ne me croyez pas folle, Monsieur Labre. Voilà qui est fini. Parlez, je vous écoute.