La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 05

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 312-323).
2e partie


V

La fermière de Carabas.


Nous arrivons à l’histoire du fils du roi qui voulait épouser la vieille bergère normande et ses millions.

Ceci n’est point un conte de fées, et Jules Sandeau, dans son admirable comédie : Mlle de la Seiglière, a eu bien raison de placer ce paysan chevaleresque qui se dévoue si simplement, mais si magnifiquement, à sauvegarder l’héritage de son maître.

Le fait est vrai, il y a eu nombre de faits du même genre qu’il est bon de livrer à la publicité pour réhabiliter l’honneur campagnard, un peu compromis par les révélations des observateurs modernes, qui semblent avoir regardé l’homme des champs de très près et à un autre point de vue.

Je suis bien sûr qu’il y eut jadis une Arcadie où les bergers paresseux se renvoyaient, au flageolet, les adorables distiques du poète. Ces bergers, vivant de châtaignes et de lait, avaient des mœurs blanches comme un fromage à la crème.

J’ai vu de mes yeux les choses que je vais dire, sans intention aucune d’insulter l’Arcadie ni d’amoindrir les mérites du généreux villageois de Jules Sandeau.

Mathurine Hébrard, née Goret, et qu’on appelait dans le pays « la Goret », était une paysanne du hameau des Nouettes, en la paroisse de Mortefontaine, qui possédait, en 1838, environ deux millions cinq cent mille francs de revenus, en terres, au soleil, sans compter une masse véritablement énorme de valeurs mobilières.

Elle savait lire sa messe et signer son nom à peu près.

Il y avait à peine cinq ou six ans que ses plus proches voisins avaient deviné, non pas sa fortune invraisemblable, mais une humble aisance dont elle avait laissé sourdre les symptômes après le décès de son mari.

Son mari était mort dans une misère noire. Il ramassait habituellement du crottin sur les grandes routes et faisait à pied le chemin de La Ferté pour y vendre des hottées de dix sous.

Les gens du voisinage lui envoyaient du bouillon et du pain ; jamais on ne l’avait vu rien dépenser, même au cabaret, et pourtant, certains disaient qu’on l’avait trouvé ivre plus d’une fois dans les bas chemins qui entouraient sa loge.

La Goret aussi était de temps en temps « gaie de boire », ou, du moins, elle en avait la mine.

Leur loge, perdue au fond d’un trou, présentait l’image de la plus parfaite détresse.

Et pourtant, dès cette époque, ils auraient pu acheter la moitié du canton et la payer comptant, haut la main.

Ils étaient laids à voir tous les deux, pour ne pas dire repoussants ; la femme, qui se trouvait être de beaucoup la plus forte, battait l’homme cruellement.

Ils avaient l’air alors de deux horribles amoureux.

Ceux qui les avaient écoutés, par hasard, derrière les haies, riaient bien en racontant qu’ils parlaient argent, les deux mendiants sordides, et or aussi, par cent mille francs… par millions !

Leur fils, ils avaient un fils, qui était le plus vilain gars à dix lieues à la ronde, avait été exempté de la conscription pour cause de mutilation. Un commencement de procédure avait établi que le père et la mère l’avaient estropié de parti-pris avec un merlin à fendre le bois, pour éluder la loi.

L’instruction s’était arrêtée par pitié : Ils étaient si misérables !

Pour ces sortes de crimes, les paysans ne sont pas sévères entre eux. On n’en regardait les Goret ni mieux ni plus mal.

Le mari mourut vers 1831, faute d’une potion de quelques sous que le médecin des pauvres avait ordonnée et que sa femme ne voulut point lui acheter.

Il fut enterré par charité.

Quelques jours après son décès, Mathurine fut trouvée ivre au pied d’une borne de la route. À ceux qui lui firent des reproches, elle répondit qu’elle était assez grande pour se conduire et que, — si elle voulait, — elle aurait quarante sous à dépenser tous les jours, et cinquante aussi, et un écu de trois francs, et…

On la crut folle.

Le lendemain, elle demanda ostensiblement l’aumône aux portes des maisons.

Sa fortune, ou, si mieux vous aimez, la vérité au sujet de sa fortune, éclata violemment comme un canon trop bourré qui crève.

En 1833, il y eut un travail commandé dans les départements par le ministre des Finances. À peine avons-nous besoin de dire que la conversion des rentes n’est pas une idée nouvelle. Dès le temps dont nous parlons, plusieurs États avaient consolidé leur dette publique, à la grande édification de leurs créanciers battus.

Admirons, en passant, la politesse exquise de ce mot « consolider une dette. »

Le travail commandé par le ministre était à la fois statistique et politique. Les agents financiers du gouvernement avaient mission de dénombrer les porteurs et de s’assurer, — en cas de besoin, — le concours des rentiers principaux pour la conversion.

Il fut trouvé deux cent trente-trois inscriptions diverses, au nom de Mathurine Hébrard, formant ensemble près de quatre cent mille livres de rentes !

Qui était cette Mathurine Hébrard ? On vint aux informations. Il n’y avait qu’une Mathurine Hébrard.

Mais comme on s’amusa, les premiers jours, des quatre cent mille livres de rentes de la bonne femme !

La bonne femme qui avait laissé son mari aller en terre, faute d’une médecine de quinze sous ! La bonne femme qui avait haché la main droite de son petit gars pour qu’il restât à lui biner son étroit carré de pommes de terre !

Ah ! c’était trop drôle aussi, les gars et les filles en riaient tout le long des chemins en se tapant mutuellement dans le dos à grands coups de poing pour se témoigner leur tendresse.

C’était bien elle, pourtant, madegoy ! c’était bien Mathurine qui était la rentière de ces rentes.

On mit huit jours à se fourrer cela dans la tête.

Une fois que cela fut dans les têtes, les choses changèrent comme par enchantement. Il ne s’agit pas de plaisanter avec l’argent. Le pays s’agenouilla devant Mathurine.

Et Mathurine se redressa du même coup.

Ceci et cela tout naturellement, sans bassesse d’un côté, sans faste de l’autre.

L’argent est Dieu. Les choses de la religion gardent toujours une certaine tournure simple et grande.

Mathurine s’habilla de neuf des pieds à la tête et donna des souliers à son vilain gars qui fuma du tabac de la régie dans une pipe à couvercle de cuivre, comme les huppés de la foire. Ce fut pour lui le bon temps.

Mathurine abandonna son trou pour venir habiter une ferme qui se trouva être à elle, comme beaucoup d’autres aux environs.

Elle prit un banc à l’église et donna un gros sou à la quête.

Du passé, personne ne parla : au moins tout haut.

Il y avait autour d’elle un vague rempart de respect. Elle faisait peur et admiration comme ces incroyables histoires qu’on ressasse aux veillées.

Mais elle était longue, l’histoire de Mathurine : elle ne finissait pas en une fois.

Pendant des mois et des années, ce fut chaque jour quelque surprise nouvelle ; on apprenait, on apprenait sans cesse. Mathurine était bien riche, la veille ; le lendemain, elle était toujours plus riche encore. Ceux qui aiment rire l’appelaient tout bas la marquise de Carabas, mais ce n’était point pour se moquer.

Dieu du ciel ! qui donc serait assez impie pour se moquer du saint argent !

Seulement, à force d’apprendre, il y avait des gens qui redevenaient incrédules. Peut-on posséder tant que cela ? Il y a des richesses impossibles !

Elle traversait, la Goret, d’un pas majestueux et calme ces admirations et ces doutes. Du moment qu’elle avait laissé voir sa fortune, elle sentait qu’elle avait droit à la publique dévotion. Son genre de vie était à peu près le même qu’autrefois, sauf qu’elle mangeait abondamment et buvait sans se gêner.

Au presbytère et à la mairie on commençait à dire qu’elle « faisait beaucoup de bien ».

Et certes, cela ne lui coûtait pas cher.

Quant aux paysans, ses anciens bienfaiteurs, elle leur disait bonjour, quand elle était en belle humeur, et même, elle leur tendait parfois sa boîte d’argent qui avait la forme des tabatières en corne du pays.

Pensez-vous qu’il en faille beaucoup davantage pour conquérir une solide popularité ?

Autour de la tête brutale et vulgaire qui surmontait le gros corps de la Goret, il y avait des rayons d’or. Elle était adorée, à la façon des divinités qu’on déteste.

Les jalousies respectueuses qui l’environnaient s’élevaient à la hauteur de Pélion, entassé sur Ossa.

Mais comment s’était faite et agglomérée cette fortune prodigieuse dont nul ne connaissait bien le chiffre et à laquelle les poètes du canton prêtaient des proportions extravagantes ?

C’est simple et c’est éternel : aussi simple que la fondation de n’importe quel empire ou de n’importe quel comptoir monumental.

Il faut d’abord un conquérant, un homme de génie, qui de rien fasse quelque chose : Romulus ou le premier Rothschild.

Il faut ensuite des successeurs prudents et âpres à la besogne : Non point Charles-le-Chauve ou Louis-le-Débonnaire ; c’est trop descendre, mais non plus des hommes d’initiative.

Tibère n’est pas mauvais, quand César a bien commencé et Auguste pompeusement achevé.

Le conquérant avait nom Mathau Goret.

Il était valet du chenil chez M. Gobert des Nouettes, ancien fermier des sels, retiré aux environs de La Ferté avec de belles rentes.

Nous parlons ici des commencements de la Révolution française.

En 92, M. Gobert des Nouettes émigra.

Pour émigrer, il monta, avec sa famille, dans cette fameuse berline, derrière laquelle on ficelait la malle qui contenait tant de louis d’or ! Quelle imprudence !

Mathau Goret était avec la malle. Il avait un couteau de six liards. Les cordes étaient bonnes, et il eut bien de la peine à les couper, le pauvre garçon.

Mais enfin, il les coupa.

Et avec le quart des louis d’or que contenait la malle, il acheta tous les domaines de son maître devenus biens nationaux.

Un tel point de départ donne tout d’abord le motif de cette préoccupation de mystère qui tint pendant quarante ans la famille Goret à la gorge.

Il y a différents caractères : Nous avons connu de ces conquérants qui ne se cachaient pas.

Les Goret se cachaient ; chez le père Goret qui était déjà vieux à l’époque de la conquête, chez Goret II, son fils et successeur, et chez « La Goret, » femme Hébrard, notre héroïne, il y eut pendant près d’un demi-siècle la vague terreur d’être lapidés.

Je songe toujours à Jules Sandeau, mon illustre ami, en écrivant ces lignes, et voici un détail que je note spécialement pour lui.

En 1815, le fils Gobert des Nouettes revint et trouva close la porte de l’ancienne maison de son père. Goret II, un juif normand, Tibère, moins Caprée, qui avait déjà des millions et qui pourrissait dans une indescriptible crasse, le rencontra au fond d’un bas chemin et lui demanda un sou pour acheter du pain.

Le fils Gobert lui en donna deux.

C’est comme cela qu’on dissimule son jeu, et, en outre, il y a les deux sous qui sont bénéfice.

Et plus on cache son jeu, notez bien, plus on gagne. Tout est gain, absolument tout.

On ne dépense rien ; bien mieux : on ne peut rien dépenser. Les revenus s’accumulent, enflant démesurément le capital.

Il y a ici une véritable fatalité qui gonfle la fortune.

Seulement, le difficile est d’enfouir ce monstrueux amas de richesses. Il ne faut point hésiter à le dire : les successeurs ont besoin d’un talent plus grand que le fondateur lui-même. L’esprit s’étonne à compter la multitude insensée des actes à double face ; des fidéicommis, des contre-lettres et autres échappatoires de chicane que doit produire un pareil travail.

Et tout cela solide, bien établi, maçonné à la normande et défiant la mauvaise foi des dépositaires !

On admire, on s’effraie. Ces trois générations de Goret ne savaient pas lire.

Mais ils avaient le sens inné de la ruse ; ils savaient se faire servir, et payer au besoin grassement leurs serviteurs, eux qui se refusaient le nécessaire. Ils achetaient au loin de préférence. Du fond de leur ignorance, ils connaissaient, par une intuition particulière aux juifs de toutes les religions le fort et le faible des valeurs.

Ils faisaient l’usure à Paris, à travers une demi-douzaine d’intermédiaires.

Chacun des louis d’or volés par Goret premier valait une métairie, maintenant.

Il faudrait ce qu’on appelle des nombres de raison pour chiffrer les produits possibles d’une pareille mécanique dans le cours d’un autre demi-siècle.

Et la mémoire de la Goret, réglée comme un livre de commerce aux mille pages, multipliées, chacune, par dix colonnes, contenait tout, ne mêlait rien. Elle refusait les pièces de deux sous fausses, même quand elle était ivre !

En 1835, au mois de juin, un homme vint dans le pays : un gros gaillard de bonne humeur qui achetait les écus de six livres vingt sous les douze.

C’était un bénéfice d’autant plus clair que, dans le commerce, les mêmes pièces de six livres ne passaient que moyennant quatre sous d’appoint.

On parlait de les démonétiser. L’homme s’appelait M. Lecoq. Il faisait pour la maison de banque J.-B. Schwartz et Cie, de Paris.

Les gens comme Mathurine Goret n’existent qu’à la condition de brocanter toujours et sur tout. Aussitôt qu’elle entendit parler de M. Lecoq et de son trafic, elle prit les devants et rassembla une quantité considérable de pièces de six livres qu’elle lui offrit sous main à quarante sous les douze.

M. Lecoq arriva, marchanda, causa. On but ensemble, on jura de compte à demi, on fit affaire, et, trois jours après, M. Lecoq tapait sur le ventre de la Goret qu’il appelait par son petit nom.

C’était en vérité un bon vivant, et il apportait toujours une bouteille de quelque chose.

Le dimanche suivant, autour de l’église, dans le cimetière de Mortefontaine, les paysans disaient que si ce Lecoq n’avait pas été si jeune, Mathurine aurait peut-être bien fait la bêtise de l’épouser.

Ce M. Lecoq pouvait avoir quarante ans.

Au bout d’une semaine, il amena très mystérieusement chez la richarde un jeune homme d’une trentaine d’années qui coucha à la ferme, et, le lendemain, une des dames les plus huppées du pays, Mme la comtesse du Bréhut de Clare vint rendre visite à ce même jeune homme, chez Mathurine.

Le fils Goret, qu’on traitait à la maison un peu moins doucement qu’un chien, dit dans le hameau que le jeune homme avait reçu la dame couché sur son lit, et que la dame lui avait baisé la main.

Or, nous allions omettre de le mentionner, il y avait dans la famille Goret une histoire romanesque et même invraisemblable : une fois en quarante-deux ans, les Goret avaient fait l’aumône.

C’était du temps de Goret Ier, le conquérant.

Un homme et un enfant étaient venus de nuit frapper à la porte de son taudis.

L’homme s’était donné pour un duc et pair fugitif ; l’enfant était le dauphin, fils de Louis XVI, échappé de la tour du Temple miraculeusement.

Je ne sais pas si Goret Ier eût secouru une sincère infortune, mais l’idée qu’il était en face d’un fils de roi le frappa. Il se dit :

— J’aurai bon, s’il remonte jamais sur son trône.

Et il alla marauder une poule dans le voisinage pour lui faire à souper. Bien plus, quand Louis XVII s’en alla, le lendemain matin, Goret Ier lui prêta une pièce de 30 sous.

Goret II avait transmis cette légende à la Goret, qui ne connaissait pas de plus étonnant trait de munificence.

Le jeune homme, amené par M. Lecoq, resta trois jours à la ferme.

Chaque matin, Mme la comtesse de Clare vint le visiter et lui baiser la main.

Il était beau garçon, blanc de teint, châtain de cheveux et coiffé comme les têtes de Louis XV sur les monnaies de 24 livres (on en voyait encore alors). Le fils Goret disait que sa mère et M. Lecoq s’étaient amusés tout un soir à comparer la figure du jeune homme avec l’empreinte d’un de ces louis de 24 francs.

La Goret, qui avait bu beaucoup de cassis, s’était mise à genoux devant le jeune homme et lui avait donné son chapelet à toucher, comme s’il eût eu pouvoir de le bénir.

Il s’appelait M. Nicolas, et quand il parlait de son père qu’il nommait tantôt Saint-Louis, tantôt Naundorff, il faisait le signe de la croix.

Il partit après les trois jours écoulés, mystérieusement, comme il était venu.

Le fils Goret raconta que sa mère lui avait offert une bourse pleine d’or, au moment du départ, et qu’il s’en était allé, de nuit, dans la voiture de Mme la comtesse de Clare, escorté par quatre messieurs à cheval ; qui s’appelaient entre eux M. le colonel, M. le comte et Mgr l’archevêque.