La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 04

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 300-311).


IV

La licherie.


Ceci n’est pas un mot d’argot ; nous nous sommes promis à nous-même de n’en pas introduire un seul dans ces pages : c’est une expression technique, désignant à la fois un vice d’espèce particulière et une industrie protégée par la loi.

Il y a quelques années, un haut fonctionnaire obtint un succès de vogue dans Paris en introduisant dans la langue officielle le mot caboulot. Caboulot est un mot d’argot. Le temps viendra peut-être où ce langage passera dans la poésie bureaucratique.

Mais licherie est tout uniment une locution populaire.

Licher, dans nos faubourgs, veut dire : être gourmand. Ce verbe s’applique surtout aux femmes. L’adjectif Licheuse est éminemment parisien et désigne souvent, parmi les ouvriers, une jeune personne prédisposée à ne point assez mouiller son vin.

Employé euphémiquement, il stigmatise celles qui, allant déjà plus loin, ont été surprises en flagrant délit de gaîté trop violente.

Il est d’usage d’affirmer que Paris reste à l’abri de cette grande honte, l’ivrognerie des femmes. Je ne voudrais pas contredire une si consolante affirmation.

Cependant, je connais dans Paris plusieurs licheries (licherie étant pris dans son sens technique qui désigne un cabaret spécial aux femmes) dont les maîtres font un chiffre d’affaires fort important.

La mode de l’absinthe a donné un élan à cet effrayant commerce.

Naguère encore, dans la rue du Rempart, détruite par le dégagement du Théâtre-Français, il existait une licherie où l’on faisait fortune en quatre ans, régulièrement, comme au bureau de tabac de la Civette.

Et je déclare que l’intérieur de cette licherie offrait un des spectacles les plus curieux et les plus navrants qu’il soit donné à un observateur de surprendre.

Il y avait là des lâcheuses sombres qui s’enivraient résolument chaque jour, buvant en dix minutes ce qu’il leur fallait, — et qu’on n’avait jamais entendu prononcer une parole.

Chez la femme, cette passion a presque toujours couleur de folie et ressemble parfois à la manie du suicide.

Je ne sais pas si Pistolet avait à l’égard de cette lèpre, endémique à Londres et que Paris nous paraît gagner lentement, des idées particulièrement philosophiques, mais il fit grande attention à ces trois ou quatre femmes qui venaient de passer le seuil du cabaret.

Il connaissait son Paris sur le bout du doigt. Ces trois ou quatre femmes portaient le même cachet de tristesse et de dégradation : une tristesse à part, une dégradation sui generis.

Le plan de Pistolet était tracé, avant même que le vieillard au garde-vue eût conclu son marché de salade.

Ce n’était pas du dehors qu’il fallait voir cette maison muette et noire, il s’agissait d’en franchir le seuil à tout prix.

Le bonhomme marchandait toujours ; Pistolet, impatient, l’envoyait au diable de bon cœur lorsqu’il crut entendre sa voix chevrotante se raffermir tout à coup dans un accès de colère.

— Ma grosse, disait le vieillard à la marchande, il y en a de plus huppées que toi qui fréquentent mon établissement.

— De quoi ! de quoi ! vieux Rodrigue, ripostait la vaillante Clémentine, faut-il appeler un sergent de ville pour qu’on fouille ta caverne ? Où as-tu mis le fils de ce monsieur et de cette dame que tu as détourné ? Si tu ne vas pas te cacher, je fais une émeute à ta porte, voleur d’enfants ! traître ! tyran ! vampire !

Elle repoussa en même temps le bonhomme qui recula d’un pas et se trouva en face des trous de vrille.

La visière verte de son garde-vue s’était un peu dérangée ; le regard de Pistolet glissa dessous.

Il oublia sa position et fit un tel soubresaut que l’échafaudage de légumes chancela comme une maison tourmentée par un tremblement de terre.

Clémentine se mit à rire bruyamment et reprit ses brancards en disant :

— Vieux coquin ! tu entendras parler de nous… à deux sous, le gros tas !

Le vieillard, tout confus, avait repassé le seuil de sa porte. Dès que la voiture eut tourné le coin du passage, Pistolet commanda :

— À la maison ! et vite, ça brûle !

— Est-ce votre ogre, Monsieur Clampin ? demanda Clémentine quand on fut sous le hangar.

— Idole, répondit le gamin en sortant de sa cachette, j’étais mal là-dessous. C’est un moyen hardi, mais gênant, et vous avez failli tout gâter par votre bavardage.

— Ne voulait-il pas m’embaucher licheuse, s’écria la marchande indignée, moi qui n’en prends jamais qu’en société, par occasion ! Ces chrétiennes-là, voyez-vous, c’est des monstres. Oh ! le coquin !

— Montons, trésor, interrompit Pistolet. Y a de l’ouvrage.

— Mais Landerneau est à la maison, objecta Clémentine.

— Il dort, amour ; c’est son heure, puisqu’il travaille la nuit.

— S’il allait s’éveiller ? il est méchant !

— On lui dirait : Tu rêves ! Montons.

Comme Mme Landerneau n’était pas convaincue, Pistolet lui ravit un baiser en guise de suprême argument et conclut :

— On m’aime ou on ne m’aime pas, la jolie des jolies ! montons.

— On vous aime, Monsieur Clampin, soupira la marchande, mais on aurait préféré les Barreaux-Verts, Ramponneau ou les Mille Colonnes.

Elle monta et ouvrit la porte de sa mansarde bien doucement.

Landerneau ronflait comme un juste, couché tout habillé sur son lit.

C’était son heure.

Avant d’entrer, Pistolet dit :

— Pour l’affaire de l’enfant, arraché à la tendresse de ses proches, j’éprouve la nécessité de m’habiller en femme. À demain les plaisirs. Prêtez-moi une de vos robes et le reste. La famille éplorée vous bénira.

— Et vous allez faire votre toilette ici, Monsieur Clampin ? demanda Clémentine, effrayée pour le coup.

— Vous vous mettrez devant le lit, trésor. J’en ai bravé bien d’autres dangers extravagants dans mes voyages au long cours. J’ai l’adresse et l’audace du Barbier de Séville !

— Quel démon ! murmura Clémentine, folle d’admiration.

— S’il bouge, d’abord, je l’étrangle ! ajouta-t-elle en jetant un mauvais regard du côté de Landerneau.

— C’est ça ! fit Pistolet, je m’amuse. Tournez-vous, je commence.

La toilette ne fut pas longue. Le gamin, ami des dames, semblait familiarisé avec tous les détails du harnais féminin. Il s’habilla plus vite que n’eût fait la marchande elle-même.

— Vous pouvez regarder, idole, dit-il bientôt, la morale le permet désormais.

— Est-il assez mignon ! soupira Clémentine avec langueur.

L’amour est aveugle. Pistolet était affreux.

Mais voici une terrible alerte.

Tout à coup, on frappa rudement à la porte, et Landerneau s’éveilla en sursaut.

Le gamin avait eu le temps de lancer ses hardes sur le haut de l’armoire.

— Qui est là ? demanda Landerneau.

— C’est moi, Coterie, fut-il répondu, ouvre vite.

— On n’entre pas, dit Clémentine, qui avait délacé précipitamment son corsage. Je suis en train de m’habiller ; on me laissera finir, je suppose !

— Tiens ! tu es revenue, toi ? gronda le chiffonnier en frottant ses yeux gros de sommeil… Dis ce que tu veux, Coterie.

Pistolet était collé à la muraille, derrière l’armoire.

Coterie répondit à travers la porte :

— Rendez-vous, dans une heure, passage Saint-Roch, à la Grande-Bouteille.

— On y sera. Ça suffit. Va devant.

Landerneau se retourna sur son lit.

Clémentine entrebâilla la porte, et Pistolet se glissa dehors comme un serpent.

En descendant, il se disait :

— Je parviendrais à tout, si je voulais, à l’aide des dames ! Il s’agit maintenant d’enlever la fin. Méfiance ! on risque sa peau !

Il avait choisi dans le trousseau de la marchande une robe des dimanches très voyante et qui n’était pas d’une entière fraîcheur, un châle tapis, venant du Temple, et un bonnet tout panaché de fleurs fanées.

Il était laid à faire plaisir.

Dès ses premiers pas dans la rue, un porteur d’eau l’appela ma chatte et lui offrit son âme.

Cela le flatta, mais il n’avait pas le temps de s’attarder aux aventures.

Il gagna les halles, puis la rue Saint-Honoré, étudiant sa démarche et se regardant aux miroirs des boutiques. Il ne se trouvait pas mal du tout.

— Si je rencontrais un roquet errant, pensait-il, je le prendrais dans mes bras. Ça complète la touche… quoique tous les hommes me font de l’œil et que l’illusion… passez votre chemin, malhonnête ! as-tu fini !… et que l’illusion est poussée jusqu’au délire, chez le sexe auquel j’appartiens, en ma faveur.

Il s’interrompit pour dire à un vieux monsieur :

— À votre âge, bon papa ! Je vais appeler la garde !

En arrivant dans le passage Saint-Roch, il alourdit son pas, baissa le nez et prit une physionomie triste. C’était un observateur, et il connaissait le monde.

Dans le rôle qu’il jouait, la gaîté n’est jamais de mise.

Il entra à la Grande-Bouteille et marcha droit au comptoir.

— Une personne très comme il faut, dit-il d’un accent morne et sans flûter sa voix, m’a assuré qu’il y avait ici un salon pour dames.

— Sûr que ça doit être une personne de bien bon genre, répondit la femme du comptoir, au milieu des rires des habitués.

— Ohé ! La Tanche ! fit un homme à blouse, viens t’asseoir ici, je te paye un demi-setier au poivre long.

— Madame, reprit Pistolet avec dignité, vous ne m’avez pas fait l’honneur de me répondre et vous êtes cause qu’on me manque de respect.

C’était bien dit. Ces misérables créatures n’ont qu’un vice. Il est énorme et tue les autres.

— Descendez par là, dit la femme du comptoir en montrant l’escalier de la cave, une autre fois vous prendrez l’allée. Celles qui vont en bas n’entrent pas ici.

— Madame, répliqua Pistolet, qui fit une raide révérence, j’ai l’honneur de vous remercier.

— Pas de quoi !… Va échauder ton bec, vieille pie, cria la blouse. C’est crispant, quoi !

— Ohé ! La Tanche ! ohé ! à la cave !

Pistolet passa digne et fier. Avant de descendre l’escalier, il dit :

— Si vous connaissiez les positions sociales que j’ai occupées, vous sauriez qu’on peut chercher l’oubli de ses malheurs !

En bas de l’escalier, c’était ce cellier, dont le soupirail jetait une lueur terne au-dehors.

Il y faisait presque nuit, malgré une lampe fumeuse qui était censée l’éclairer.

Au comptoir, le vieillard à lunettes garnies et à visière verte s’asseyait.

Il faut avoir vu ces choses pour les dire.

Quand on les a vues, il faut les peindre telles qu’elles sont, sans ménagement ni exagération.

Le vieillard était là seul de son sexe. Elles ont des mœurs.

En voyage, elles prennent le wagon réservé aux dames.

On se tromperait si on les confondait avec ces luronnes qui boivent et fument à Asnières, en compagnie des joyeux canotiers. Elles ne fument pas ; elles détestent l’orgie qui chante et rit ; elles craignent les hommes ; elles se respectent.

Elles forment, à n’en pas douter, une classe à part, une classe d’aliénées : la plus sinistre de toutes.

Elles se divisent en deux catégories : celles qui boivent ensemble ou deux à deux, et celles qui boivent seules.

Les premières sont les moins nombreuses, les moins curieuses aussi, puisqu’elles vivent en buvant et peuvent se ranger parmi les esclaves d’un vice connu.

Celles qui boivent seules sont les vraies « Anglaises », les « tanches solitaires », les pratiques de fond de la licherie : les mortes.

Celles-là ont un type singulièrement accusé : elles se ressemblent toutes, portant l’ivresse avec gravité, et tombant, comme les soldats russes, avant d’avoir chancelé.

Elles sont d’une politesse affectée, réclamant à tout propos la considération due à leur sexe ; elles ont des prétentions aux belles manières ; on ne sait jamais d’où elles viennent, mais elles disent toutes venir de haut.

C’est quelque chose de froid et de résolu, qu’on prendrait pour une mortelle médication. Elles entonnent la ruine alcoolique comme les baigneuses, dans les villes d’eaux, affrontent les rudes émanations de la piscine, — ou mieux encore comme les Chinois fument l’opium.

Leur ivresse est sépulcrale, mais elle n’a peut-être pas les dégradations de l’autre ivresse. Elles savent où elles vont. Et qui pourrait dire quelles souffrances elles essayent de tuer ainsi dans l’abrutissement ?

J’ai plus réfléchi et plus rêvé à l’aspect de ces terribles femmes qu’en visitant les asiles de l’Angleterre, cette morne patrie de la démence furieuse.

Parmi les deuils mystérieux, cachés sous le manteau bariolé de notre civilisation, celui-ci est le plus étrange peut-être, et assurément le plus noir.

Pistolet connaissait tout cela et Pistolet ne s’étonnait jamais de rien. Son premier coup d’œil traça le plan de la cave et trouva le second escalier qui devait communiquer avec l’allée, entrée ordinaire de cet enfer.

Au-delà de l’escalier, il y avait une petite porte à laquelle Pistolet jeta une rapide œillade. Cette porte était fermée.

La cave contenait une douzaine de femmes, dont quatre étaient groupées et causaient en prenant du punch.

Deux autres jouaient aux dominos le prix d’un carafon de rhum.

Les six restantes étaient assises assez loin les unes des autres, dans un complet mutisme.

L’une d’elles lisait un livre abondamment souillé et qui portait l’estampille du cabinet de lecture.

Deux autres dormaient, la tête appuyée sur leurs mains, auprès de leurs carafons vides.

Une quatrième, vêtue de haillons, comptait des sous dans un sac de toile.

L’avant-dernière était une femme encore jeune et belle qui pleurait.

La dernière avait une figure osseuse et sèche, dont le profil parlait de noblesse. Elle portait une vieille robe de soie noire très propre et ses cheveux gris étaient lissés avec soin sous un antique chapeau de velours.

Joseph Moynet, le cabaretier, l’appelait Madame la marquise, et cela faisait sourire parfois tous ces êtres qui ne souriaient plus.

Pistolet alla s’asseoir à une table vide entre la marquise et l’escalier.

On le regarda passer.

Les quatre commères dirent :

— C’est une nouvelle.

— Un demi-litre de marc, dit Pistolet en s’asseyant.

Il y eut un mouvement, un effet, comme on dit au théâtre.

Une des joueuses de dominos grommela :

— Paraît qu’elle a du fond, la nouvelle : un demi-litre du premier coup !

Le cabaretier servit et tendit la main.

On payait d’avance.

Pistolet lui donna le prix juste de l’eau-de-vie de marc, après quoi, il but coup sur coup trois verres, sans se presser, avec méthode.

— Elle fait par trois, dit encore la joueuse.

C’est déjà joli. Néanmoins, il y en a qui « font par six. »

Pistolet se renversa, le dos contre le mur, et ferma les yeux.

Au bout de quelques minutes, il avala trois autres verres, — dont le contenu passa fort adroitement dans le corsage de la robe de Clémentine.

Un pas se fit entendre dans l’escalier. Pistolet ne bougea pas. Le nouvel arrivant était un homme qui n’entra même pas dans la licherie. Il poussa la petite porte du fond et disparut, après avoir échangé un signe avec Joseph Moynet.

— Coterie ! pensa Pistolet qui entonna, par son corsage, une troisième tournée de trois verres.

Quelques minutes après, second bruit de pas dans l’escalier. La petite porte fut poussée de nouveau, et le corsage de Pistolet but trois coups.

Joseph Moynet quitta le comptoir et se dirigea vers la petite porte en disant :

— Mesdames, si quelqu’un vient, je suis là, on peut appeler.

Et il disparut à son tour.

Pistolet versa le dernier petit verre de son demi-litre et le siffla.

Immédiatement après, il chancela sur sa banquette.

— Paraît que c’est sa mesure, dit la joueuse. Complet !

Pistolet glissa de la banquette par terre. La marquise releva sa vieille robe de soie par crainte d’accident, et ce fut tout. Personne ne s’occupa plus de Pistolet, qui resta couché devant la dernière marche de l’escalier.

Il ronflait, le coquin, mais, tout en ronflant, il rampait vers la porte que sa tête entr’ouvrit d’un effort insensible.

Il put voir et il put écouter.

Le soir, quand il retourna près de M. Badoît, il lui dit :

— Au rapport, patron ! J’ai parvenu à la vérité par le canal de l’amour : premièrement, que les susnommés Coyatier, Coterie et Landerneau sont retirés des affaires et vivent honorablement d’un tas de vilenies, en plus de la pension de cent francs par mois qu’on leur sert pour payer leur silence… Quand je pense que la pauvre Clémentine m’attendra demain ! En ai-je fait poser dans ma vie ! La parenthèse n’est pas pour vous, patron… Deuxièmement, que l’oiseau qui sert ces cent francs mensuels demeure bien au Château-Neuf-Goret, là-bas, de l’autre côté de La Ferté-Macé : ils l’appellent M. Nicolas, et quelquefois « le prince… » Troisièmement, que le colonel et Toulonnais-l’Amitié sont partis ce matin pour une monstrissime affaire de milliasses de millions, en conséquence de laquelle Coyatier et les deux autres veulent avoir chacun dix mille francs comptant, sous peine de vendre la mèche… Quatrièmement, qu’on va expédier cette nuit, au même Château-Neuf, un gaillard du nom de Louveau, dit Troubadour, qui travaille dans le rouge… Cinquième et dernièrement, que le Nicolas, fils de roi, va épouser une bergère de soixante-neuf ans, propriétaire des millions de milliasses. Moi, ça m’amuse. Quand partons-nous ?

M. Badoît appela un fiacre qui passait, et dit :

— Aux Messageries !