La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 16

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 444-449).
2e partie


XVI

Grand lever du roi.


Pistolet n’avait peut-être pas parlé à Paul Labre dix fois en sa vie, et encore, il y avait bien longtemps de cela. Le caractère réservé et triste de Paul n’appelait point la familiarité, mais il était beau et bon : Pistolet l’avait toujours admiré.

Le gamin de Paris cherche volontiers des termes de comparaison au théâtre. Le théâtre est sa passion et aussi son éducation. Si vous le trouvez lamentablement éduqué, prenez-vous en au théâtre.

Pistolet, au temps où il était simple chasseur de chats, dans le quartier de la préfecture, voyait Paul Labre au travers de ses meilleurs souvenirs dramatiques.

Paul était pour lui le Gauthier d’Aulnay de la Tour de Nesle, le Ravenswood de la Fiancée de Lammermoor, le Müller d’Angèle, le Gennaro de Lucrèce Borgia. Pistolet ne l’apercevait jamais sans se dire : Je donnerais dix sous pour lui mettre un costume à M. Mélingue !

Ce sont de singulières créatures.

Pistolet aimait M. Badoît, mais il adorait Paul comme « l’inconnu » d’un mélodrame à grand spectacle.

Les dernières paroles du fils de saint Louis lui donnèrent froid jusqu’au cœur.

Il n’ignorait pas qu’il avait là devant lui des bandits déterminés.

Il crut à un meurtre.

Certes, il ne songeait plus guère à ce pauvre Vincent Goret, l’héritier de tant de millions, qui n’avait pas déjeuné et qui l’attendait à la lisière du parc. Sa pensée allait droit à Paul Labre, et il se demandait si cette métaphore lugubre : « Sa note vient d’être acquittée », n’annonçait pas qu’il n’était déjà plus temps de prévenir un assassinat.

À cet égard, ses doutes ne furent pas de longue durée : le beau Nicolas était ici pour s’expliquer, et il s’expliqua. Pistolet put voir tout de suite que la concorde ne régnait pas dans cette respectable assemblée. Le fils de saint Louis avait à défendre ses faits et gestes contre une très vive opposition, à la tête de laquelle était M. Lecoq.

Nous ne répéterons pas ce que le lecteur sait déjà, nous dirons seulement qu’on parlait ici la bouche ouverte, et que Pistolet, curieux comme un singe, n’aurait pas donné pour la plus intéressante de toutes les parties de galoche l’heure qu’il passa aux écoutes.

Il était admis inopinément à visiter les ficelles d’un théâtre bien autrement important que Bobino ; il avait envahi les coulisses mêmes de cette scène fantastiquement machinée et dont les trucs inconnus avaient tant de fois occupé son imagination.

Il voyait les Habits-Noirs à la répétition et derrière la toile.

Selon l’expression de son triomphe mental, les Habits-Noirs « se déboutonnaient » devant lui !

Le fils de saint Louis, répondant aux objections de son ennemi Lecoq, déduisait avec une netteté complète son double plan d’attaque et de défense : attaque contre les millions de la Goret, défense contre la vengeance de Paul Labre.

Et Pistolet comprenait tout, devinant les sous-entendus, rétablissant les lacunes, et se disant du meilleur de son cœur :

— Je m’amuse, pour le coup ! Jamais je ne me suis tant amusé de ma vie.

Ce qu’il était venu chercher lui sautait aux yeux tout d’abord : il avait devant lui l’assassin de Jean Labre. Mais la bonne chère rend difficile et Pistolet n’en était déjà plus à se contenter de cela. On lui en servait, Dieu merci, à tire-larigot et il ne refusait rien. Tout se classait dans son excellente mémoire, il était seulement désolé de n’avoir pas de témoin.

— Il faut voir tout ça pour le croire ! pensait-il.

Le réseau de fils grossiers qui servait à tisser la nasse où les Habits-Noirs avaient pris ce gros poisson d’or, la Goret, lui inspirait une admiration d’amateur.

Il était homme à comprendre qu’il faut mesurer le piège à l’instinct de la proie.

La Goret eût brisé d’un seul coup de son lourd talon une trame plus délicatement tendue.

Et c’était en vérité comique et à la fois frappant d’entendre ce coquin de Nicolas étaler sur table sa diplomatie de bas lieu pour conclure froidement ainsi :

— Mariage immédiat, mort subite, loi payée généreusement, par un parricide, ce qui ne s’était jamais fait jusqu’ici !

Quant à l’autre mécanique, celle qui devait acquitter la note de Paul Labre, elle était plus simple encore et s’appelait la guillotine.

Mais Pistolet n’était pas au bout de ses étonnements et de ses plaisirs. Le spectacle devait varier ses scènes et arriver à des effets encore plus divertissants.

On allait avoir la partie comique.

Au moment où le beau Nicolas terminait son exposé et triomphait sur toute la ligne, une manière de valet lourdaud, descendant l’allée qui conduisait au château, demanda de loin :

— On peut-il approcher pour parler avec vous, Monseigneur ?

— Laissez entrer tous mes nobles et loyaux amis, Jérôme, répondit le prince en changeant de ton.

Il fit en même temps un signe aux membres du conseil, qui amendèrent leur tenue et prirent des poses solennelles.

M. Lecoq dit à son voisin :

— Trop de froissement dans les rouages de cette mécanique. C’est compliqué ; ça cassera.

Il se faisait un grand bruit de pas dans l’allée aboutissant au salon de verdure.

— Ramenez Fanchette, ordonna doucement le colonel. La pauvre biche n’a pas beaucoup de distractions dans ce pays-ci… L’Amitié, ajouta-t-il, tu n’es pas impartial. C’est joliment mené ; Nicolas a du talent.

M. Lecoq mit ses deux mains dans les entournures de son gilet et élargit sa poitrine en répondant :

— La chose traîne ; une attaque d’apoplexie vous ruinerait tout net : moi, j’aurais déjà des millions, et la bonne femme serait en terre. Voilà, papa !

Il se leva, coupa le bout d’un cigare et s’éloigna dans la direction des massifs, en disant :

— Je vais revenir.

Jérôme annonça avec un fort accent normand :

— V’là M. le chevalier Le Camus de la Prunelaye, Monseigneur, avec sa dame !

Le pêcheur de truites à la mouche, futur préfet de l’Orne, fit son entrée en tendant le jarret et en traînant à son bras une grosse chevalière essoufflée. Il était grand, maigre, et avait une figure d’oiseau.

— Mon gars, déclara-t-il à Jérôme en passant, tu diras bientôt : « Votre Majesté, » au lieu de « Monseigneur ». Nous avons des nouvelles de premier ordre !

Il dessina un salut de cour, à l’adresse du prince, tandis que sa chevalière exécutait une révérence qui était, comme les nouvelles : de premier ordre.

Le beau Nicolas daigna tendre la main que le chevalier baisa en ajoutant :

— Prince, selon mes informations particulières, puisées aux sources les plus sérieuses, Paris ne bat que d’une aile.

— Je n’ai pas vu plus joli que ça dans mes voyages autour du monde ! pensa Pistolet. Je voudrais que Mèche y soit pour voir ce drôle de citoyen et sa chacune. Mais où diable est allé M. Lecoq ?

— V’là M. Lefébure, sa sœur et son contremaître, Monseigneur ! cria Jérôme.

L’ancien élève de l’École, homme d’opinions avancées, court, replet, sanguin et planté de barbe, jusqu’aux yeux, avait son franc-parler ; il représentait la France libérale, et n’acceptait le passé que sous certaines réserves.

Le beau Nicolas lui avait promis d’améliorer la Charte-Vérité.

— Monseigneur, dit Lefébure, voici mon contremaître, l’homme du peuple qui tient dans sa main mes cinquante-deux lapins, vous savez ? Il a voulu voir ce que c’est que la cour et un grand lever royal.

Le contremaître foulait son chapeau entre ses doigts et regardait le beau Nicolas avec une certaine défiance.

— Voilà ce que c’est qu’un roi, Trinquet, ajouta M. Lefébure, pas davantage, et le grand lever c’est quand le roi a pris son café au lait. Salue.

Le roi accueillit l’homme du peuple avec bonté et lui demanda des nouvelles de son ménage.

Il y avait, pendant cela, des poignées de main échangées entre les gens de Paris et les fidèles Normands.

Par les autres allées, les dames de la cour arrivaient : la comtesse Corona, la comtesse de Clare et les deux filles d’honneur de la reine. Les gens de Paris représentaient tout naturellement la maison de Sa Majesté.

— Tout de même, se disait Pistolet, ça ne manque pas de chic, tout ça, et Mèche brillerait pas mal autour d’un vrai trône. Se manie-t-elle agréablement, cet ange-là ! c’est un sucre !

— V’là les jeunes Messieurs Portier de la Grille, Monseigneur, continuait Jérôme, huissier du palais, v’là le neveu du Molard, v’là M. Poulain ; v’là M. le vicaire !

C’était imposant, en vérité ! ce beau Nicolas vous avait un sourire historique et quatorze siècles de gloire couronnaient son front archi-légitime.

On s’était assis. Le « grand lever » empruntait une solennité inaccoutumée à la présence des gens de Paris.

Le chevalier le Camus de la Prunelaye avait reçu une note de son tailleur, ancien électeur de La Ferté, établi rue des Minimes au Marais.

Au bas de la facture, le tailleur avait écrit quelques lignes, déparées par de nombreuses fautes d’orthographe, où il mentionnait que les affaires n’allaient pas et que la capitale était mécontente.

M. Lefébure établit de son côté que le Charivari et le Corsaire se moquaient cruellement du parapluie de Louis-Philippe.

— En France, ajouta la chevalière, le ridicule tue.

Une des fils Portier de la Grille, dit qu’il avait acheté des rasoirs anglais d’un voyageur de commerce, connaissant Londres comme sa poche. L’Angleterre, éternelle ennemie de la France, ne demanderait pas mieux, selon le marchand de rasoirs, que de favoriser une révolution.

— Tout concorde ! s’écria le chevalier. Les prophéties sont positives. Nous entrons dans la cinq cent cinquante et unième lune depuis la mort de M. Cazotte. C’est significatif. Cazotte avait prédit la mort de Robespierre, Sire.

Le beau Nicolas parut pénétré de ce fait dont la gravité ne pouvait échapper à personne. Aucun des gens de Paris n’avait encore parlé ; le colonel cessa de tourner ses pouces, et eut une petite toux sèche qui commanda aussitôt un grand silence. Chacun était pressé d’entendre un homme si vénérable.

— Mes enfants, dit-il de sa bonne voix tremblotante, je ne vous réponds pas corps pour corps de la Russie, c’est loin et on s’y est bien mal conduit envers les Polonais ; mais que diriez-vous d’une flotte espagnole remontant la Seine ? Voilà M. Lecoq de La Perrière qui tient entre ses mains…

— Chut ! fit Lecoq qui revenait de causer avec la belle Ysole, à travers la claire-voix, les négociations sont pendantes. C’est délicat comme l’honneur d’une demoiselle.

À propos d’Espagne, la sœur de M. Lefébure spécifia qu’elle faisait venir son chocolat de Bayonne.

— Soit, reprit le colonel, le plus profond silence sur la péninsule ! La maison d’Autriche est puissante, mais elle a des épines dans le pied. Je suis autorisé à déclarer que l’empereur actuel fera une diversion en notre faveur, avec le concours moral de notre Saint-Père le pape. La Suède sera neutre, c’est un pays prudent, depuis le décès du roi Charles XII, mais le roi de Sardaigne est à nous, et la Suisse, patrie héroïque de Guillaume Tell, nous louera trois mille montagnards à un sou l’heure. Des hommes d’acier fondu !

— Un sou l’heure ! répéta le chevalier. C’est cher.

— C’est le prix… Quant au reste de l’Europe…

— J’ai une idée ! interrompit impétueusement le chevalier. Les sables de l’Arabie renferment des populations incalculables et belliqueuses. Assurons-nous d’Abd-el-Kader.

— C’est fait, dit Lecoq, en se rasseyant froidement.

Le fils de saint Louis agita sa main royale.

— Confiance ! prononça-t-il d’un air inspiré. Les temps sont mûrs. Le nerf de la guerre nous manquait, je l’achète au moyen d’un mésalliance sublime ! Messieurs et chers amis, les hésitations, les scrupules ont pris fin. La reine vous sera présentée ce soir. C’est une simple villageoise, mais qu’était Jeanne d’Arc ? Une fille du peuple !

— D’ailleurs, dit le chevalier de la Prunelaye, le coq anoblit la poule. Je regrette seulement que son physique ne soit pas plus avantageux.

— Vos respects lui tiendront lieu de jeunesse, de beauté et d’ancêtres, déclama le beau Nicolas. Tout est prêt. Je vous permets de crier, quand elle apparaîtra, ce soir : Vive la reine !

En ce moment, Pistolet se sentit toucher le bras et, presque au même instant, la voix criarde de Jérôme, l’huissier de la cour, demanda à un nouvel arrivant qu’on ne voyait point encore :

— Comment que vous dites ? Répétez votre nom, vous !

Pistolet se retourna et vit auprès de lui Vincent Goret, qui le regardait d’un air piteux en disant :

— Vous aviez promis comme ça que vous me donneriez à manger et à boire.

Par bonheur, il y avait une certaine émotion dans le salon de verdure. On n’entendit point Vincent, parce que les conspirateurs s’agitaient, attendant avec inquiétude la réponse du visiteur inconnu.

— Avez-vous seulement le mot ? demanda encore Jérôme à ce dernier. Moi, je ne vous connais point et je me méfie de vous.

Il y eut des conjurés qui tirèrent des poignards de leurs poches.

Pistolet, furieux d’être dérangé ainsi au bon moment, saisit l’éclopé à la gorge.

— Si tu te tais pas, je t’étrangle ! dit-il.

Vincent Goret put balbutier encore :

— C’est à boire et à manger que je voudrais.

Pistolet serra plus ferme parce que la voix du visiteur invisible s’élevait de nouveau dans l’allée.

C’était une voix sonore et hardie.

Elle parla ainsi :

— Je n’ai pas le mot. Je veux voir M. Nicolas et je le verrai. Écoute bien mon nom pour le répéter comme il faut. Je m’appelle Paul Labre, baron d’Arcis !

Du coup, notre gamin resta littéralement abasourdi.

M. Paul ! murmura-t-il. En voilà de l’ouvrage ! J’ai peur que ce soit fini de rire. Que diable vient-il faire ici ?