La Russie dans le Caucase/01

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LA RUSSIE
DANS LE CAUCASE

I.
ARMÉE RÉGULIÈRE, COSAQUES ET MILICES INDIGÈNES.

I. Lettres sur le Caucase et la Crimée, par M. de Gilles, bibliothécaire de l’empereur de Russie, 1859. — II. Les Peuples du Caucase, par Frédéric Bodenstedt, traduction de M. le prince E. de Salm-Kyrburg, 1859. — III. Borba se Muridizmom i Schamilem (Lutte avec le Muridisme et Schamyl), par M. I. Daragan, 1859. — IV. La Russie, son peuple et son armée, par Léon Deluzy, 1860. — V. Kavkazkii Kalendar (Annuaire du Caucase), 1849-1859. — VI. Pamiatnaïa Knijka, almanach impérial de la cour de Russie, 1850-1860.

Les événemens qui depuis une année tiennent en éveil l’attention de l’Europe occidentale, et qui ont mis tant d’intérêts en présence et en conflit, semblent avoir détourné les regards d’un fait qui s’est produit loin de nous, mais qui a son importance et sa grandeur dans le présent et une signification politique très réelle pour l’avenir. Au mois de septembre 1859 retentit subitement la nouvelle du coup de main audacieux qui venait de faire tomber au pouvoir des armées du tsar Schamyl et la forteresse de Gounib dans le Daghestan méridional, où l’implacable ennemi des Russes avait cherché un dernier asile. Il faut connaître le caractère de la lutte à laquelle ce dénoûment inattendu a mis un terme, les lieux qui en ont été le théâtre, l’attitude des deux adversaires aux prises, pour comprendre comment cette lutte s’est prolongée pendant un quart de siècle : — d’un côté, un puissant empire avec ses immenses ressources, les enseignemens d’un art militaire perfectionné, le courage tenace et infatigable de troupes nombreuses et aguerries, les éminentes qualités de plusieurs des officiers placés à leur tête ; de l’autre, des populations faibles par le nombre et l’infériorité sociale, mais fortes de leur position au milieu de montagnes escarpées et de forêts impénétrables, habiles dans les combats d’escarmouche et de surprise, animées d’un fanatique amour de l’indépendance, et entraînées par l’enthousiasme religieux qu’un chef habile, actif, à l’âme ardente et inflexible, à la fois prêtre (imâm) et guerrier, avait su leur inspirer.

Lorsque, les yeux sur les cartes du Caucase, on suit les phases de cette longue guerre, on voit les obstacles qu’offrait à la conquête un pays où il fallait s’ouvrir un accès par la sape et la hache, où chaque rocher, chaque repli de terrain, chaque groupe d’arbres peut receler une embuscade ; on voit la Russie arrêtée à l’origine par de rudes échecs et par l’inexpérience de cette guerre de montagnes, avancer lentement, mais avec persévérance, jusqu’à ce que ses lignes stratégiques, multipliées et étendues, aient entouré peu à peu Schamyl dans un cercle de fer devenu infranchissable. Ce succès est dû à la direction énergique qu’avait su imprimer à cette guerre un habile gouverneur-général, le prince Michel Séménovitch Vorontzof, direction suivie sur un plan plus vaste, avec un immense déploiement de forces, par le prince Bariatinsky. L’avènement de ce dernier, qui remplaça le général Mouravief, successeur pendant deux ans de Vorontzof, date de 1856, et coïncide avec la fin de la guerre de Crimée. La campagne de l’hiver de 1858-1859 semblait déjà faire présager une péripétie fatale pour Schamyl. Le 1er (13) avril, l’aoûl fortifié de Védène[1], sa place la plus forte et sa résidence pendant quatorze ans, si célèbre par la captivité et la réclusion des princesses Orbélian et Tchavchavatsé[2], avait été pris par le général Yevdokimof après des fatigues inouïes bravement surmontées. Depuis lors et pendant tout l’été, il avait éprouvé revers sur revers. La Salatavie et l’Andie, au nord du Daghestan, d’où il tirait tous ses approvisionnemens, lui avaient été enlevées ; le défilé de l’Argoun, position d’une haute importance pour lui, avait été occupé, et de larges percées avaient éclairci les sombres forêts de ces retraites jusqu’alors inaccessibles. Aux masses compactes d’un ennemi infatigable à le poursuivre, l’imâm affaibli n’avait plus à opposer que quelques poignées de soldats. Les montagnards, fractionnés en une infinité de petites tribus jadis réunies dans le sentiment d’une défense commune par ses ardentes prédications et contenues par sa main de fer, s’étaient détachés successivement de lui pour se donner au vainqueur. C’est alors qu’il se jeta dans Gounib avec quatre cents murides. Cette situation critique et bien compromise était encore loin cependant de paraître désespérée à un esprit aussi ferme, aussi fertile en expédiens. Il avait vu tant de fois le danger ou la mort à ses côtés, et il avait su s’y soustraire avec tant d’adresse et de bonheur, qu’il pouvait se flatter encore d’un retour de fortune ; mais le sort des armes ne tarda point à trahir ce dernier espoir.

On raconte que lorsque, dans les premiers instans de sa captivité, il fut dirigé sur Saint-Pétersbourg, où il devint le lion à la mode pendant le rapide séjour qu’il y fit, il fut invité à passer la soirée en petit comité chez M. l’aide-de-camp général de G… Le vieil imâm (il a passé la soixantaine), cédant au charme des prévenances dont il fut entouré, se montra expansif. Ayant jeté les yeux sur un plan qui venait d’être dressé de Gounib, il avoua qu’il se croyait en sûreté pour deux ans au moins dans ce lieu, où il avait accumulé tout ce qui lui restait d’approvisionnemens. Gounib est en effet situé sur une montagne isolée, entourée de deux côtés par le cours du Kara-Koïssou, et terminée à son sommet par un plateau de forme triangulaire d’environ cinq verstes[3] dans son plus grand diamètre de l’est à l’ouest, et de trois verstes du nord au sud, mais qui va en se rétrécissant vers l’est. Sur ce plateau sont des terres arables, des prairies et des sources d’eau vive. Tous les endroits que l’on pouvait croire accessibles étaient défendus par des piquets de quinze ou vingt hommes, et les plus fidèles murides (disciples de l’imâm) y faisaient bonne garde ; mais pendant la nuit quatre cents volontaires, ayant pris à revers la montagne, y fixèrent des crampons en fer, et, le fusil sur le dos, atteignirent, en escaladant trois terrasses superposées en étages, le sommet du rocher. Le point où aboutit cette périlleuse ascension était séparé par une distance de cinq verstes de celui où se trouvait Schamyl, et cet éloignement, l’idée aussi que ce côté de la montagne était absolument inabordable, firent réussir cette surprise. Ce n’est que sur le matin que l’imâm en fut averti, lorsqu’il était trop tard. Les détails de sa capture sont connus. Cerné dans une des maisons de l’aoûl où il s’était retranché, il vit tomber autour de lui ses derniers murides, et fut forcé de se rendre à discrétion. Le prince Bariatinsky le traita avec la noblesse et la générosité qui sont le propre de son caractère ; il respecta en lui l’héroïsme dans le malheur. Malgré les représentations des officiers qui l’entouraient, il ne voulut point que le prisonnier fût désarmé pour être conduit en sa présence.

Maintenant que la chute de ce redoutable ennemi a rendu la Russie maîtresse de la plus grande partie du Caucase, nous voudrions jeter un coup d’œil sur la situation politique et militaire que ce succès lui a faite dans cette contrée, nous rendre compte des difficultés qu’elle y a rencontrées, de celles qu’elle doit encore surmonter pour la pacifier et se l’approprier entièrement. Le Caucase une fois réuni aux deux provinces qu’il avoisine et qu’il commande, la Géorgie et l’Arménie, tout en protégeant de sa masse imposante la Russie et en la couvrant vers le sud, le Caucase sera pour les tsars une de leurs plus magnifiques acquisitions comme position militaire et commerciale. Il y a donc intérêt et opportunité à étudier les élémens de force et d’action mis en œuvre pour opérer cette conquête, et à calculer la valeur de cet accroissement de territoire pour le vaste empire qui est prêt à l’absorber. Malheureusement les notions à l’aide desquelles nous pourrions nous guider sont rares, incomplètes, et le plus souvent même elles font entièrement défaut. La guerre du Caucase attend encore son historien. Soit insouciance, soit discrétion imposée, aucun de ceux qui l’ont dirigée ou qui y ont pris part ne s’est préoccupé d’en retracer les annales ou de nous faire connaître la contrée qui en a été le témoin. Sous ce rapport, la pénurie paraît d’autant plus grande, l’infériorité d’autant plus sensible, que nous avons comme contraste la savante et féconde activité avec laquelle d’autres régions placées dans des conditions analogues ont été explorées et décrites. On formerait une bibliothèque entière avec les seuls documens que le gouvernement britannique et le gouvernement français ont publiés, l’un sur l’Inde, l’autre sur nos possessions d’Afrique, tandis qu’il n’existe en Russie sur le Caucase aucun ouvragé officiel, même de la plus mince valeur[4]. Les seuls matériaux qui ont été à notre disposition, et qui émanent d’une source authentique, sont les bulletins et les rapports des chefs de corps, tels que le gouvernement russe les a livrés à la publicité dans les journaux qui sont ses organes avoués, le Kavkaz (Caucase), journal de Tiflis, et le Rousskii Invalid (Invalide russe), qui paraît à Pétersbourg. Citons aussi les statistiques très sommaires de l’armée consignées dans l’Annuaire du Caucase [Kavkazskii kalendar) ainsi que dans le Pamiatnaïa Knijka, ou almanach de la cour impériale. Sans aller chercher, comme on l’a fait si souvent, la raison de ce silence et de ce défaut de renseignemens dans un soin jaloux de conserver des secrets d’état, on peut l’expliquer tout naturellement par une indifférence profonde pour toute communication avec le dehors, pour tout appel à l’opinion publique en Europe, de la part d’une nation encore éloignée, dans la voie du progrès et de la maturité, des conditions qui régissent les sociétés modernes de l’Occident.

Parmi les relations sur le Caucase dues à des travaux particuliers, celle de M. Frédéric Bodenstedt, quoique vieillie par le cours précipité des événemens qui se sont accomplis depuis l’apparition de la seconde édition (1854), mérite d’être signalée comme une excellente étude ethnographique sur les tribus montagnardes, comme un résumé suffisant, quoique très succinct, de leur héroïque résistance, et des doctrines religieuses du muridisme. Les opinions personnelles de M. Bodenstedt le rendent peu favorable à la Russie dans sa manière d’apprécier les faits, mais nous n’avons point ici à lui en demander compte, pas plus qu’à l’auteur des Lettres sur le Caucase et la Crimée, M. de Gilles, de la sympathie déclarée qu’il professe, et qui est toute naturelle de sa part, pour le pays où il a trouvé une patrie d’adoption. Nous n’avons au contraire qu’à nous féliciter de cette différence de vues, source d’une comparaison profitable à la vérité. Le livre de M. de Gilles a surtout le mérite d’être le dernier venu, et de fraîche date ; les données qu’il contient ont été recueillies à une époque antérieure de quelques mois seulement à l’expédition qui a mis fin aux destinées politiques de Schamyl. Parti de Saint-Pétersbourg à la fin de juillet 1858 pour aller rétablir sa santé aux eaux déjà renommées de Piatigorsk, à l’entrée nord de la route principale qui traverse le Caucase, M. de Gilles, attiré par les incomparables magnificences que la nature déploie dans ces régions alpestres et par les souvenirs historiques que ces lieux réveillent, continua sa route en longeant le versant septentrional du Caucase jusqu’aux environs de la Mer-Caspienne. Entré dans la Grande-Tchetchenia, et coupant la chaîne en diagonale jusqu’à’son milieu, où s’élève la forteresse de Vladikavkaz, et jusqu’au défilé de Dariel [Caucasiœ Pylœ), il atteignit Tiflis, devenue la capitale florissante de la Transcaucasie[5]. Quelques pas de plus vers le sud le conduisirent au couvent d’Edchmiadzïn, l’antique sanctuaire de la nation arménienne. De là, remontant vers le nord-ouest, par l’ancien pachalik d’Akhaltzikh, enlevé à la Turquie pendant la guerre de 1829, et la province géorgienne d’Iméreth, il atteignit Poti, sur la côte orientale de la Mer-Noire, pour rentrer, sur la fin de l’automne, par la Crimée et Constantinople.

Les Lettres sur le Caucase et la Crimée indiquent suffisamment par le titre même qu’il n’y faut point chercher une exploration scientifique, mais la simple excursion d’un touriste, homme d’esprit et de goût. De retour à Saint-Pétersbourg, M. de Gilles s’est empressé de rassembler ses souvenirs, en leur laissant la forme primitive et spontanée sous laquelle il les avait consignés dans son journal de voyage. La narration a conservé la vivacité de l’impression du moment ; toutefois cette forme a produit dans l’exposition des idées et des faits une absence d’ordre et des lacunes regrettables ; le style offre des inégalités qui sont rendues plus apparentes par les incorrections d’une exécution typographique beaucoup trop hâtée. Il est vrai que ce livre a été écrit en pays étranger, loin du foyer de l’atticisme français, et imprimé à Paris, en dehors de la surveillance de l’auteur, qui vit à Saint-Pétersbourg[6].

M. de Gilles excelle à saisir le côté extérieur et plastique des choses ; il décrit avec amour et quelquefois avec bonheur les harmonies de la nature, l’aspect imposant ou triste des ruines, l’effet pittoresque des costumes, le caractère de la beauté humaine chez les diverses races qu’il a eu l’occasion d’observer. Toutefois ses prédilections, ses goûts les plus vifs sont pour les scènes et les attributs de la vie militaire. Les belles armes des montagnards, leurs ruses de guerre, leur mode d’attaque et de défense, l’organisation des régimens de cosaques, groupés en famille autour de leurs stanitsas (villages), leur existence toujours sur le qui-vive, leurs périlleux sekrety (embuscades), leur grave et mélancolique physionomie, leur tenue, qui imite à s’y méprendre celle des Tcherkesses, tels sont les sujets dont il parle le mieux et le plus volontiers. En relations d’amitié et d’hospitalité avec les officiers les plus distingués de l’armée russe, il a puisé dans leurs entretiens une foule de particularités sur la vie intime et les coutumes des montagnards, avec lesquels ils sont journellement en contact.

Tels sont nos guides dans cette étude où nous aurons d’abord à jeter un coup d’œil sur la configuration de l’isthme du Caucase, afin de pouvoir nous rendre compte du système des lignes stratégiques qui le traversent en divers sens. L’armée régulière et irrégulière qui les occupe et qui en a la défense appellera ensuite notre attention, qui, ainsi préparée, pourra se porter plus tard sur les populations caucasiennes elles-mêmes et sur l’indomptable chef dont elles ont si longtemps secondé les efforts.


I

L’isthme caucasien, placé entre deux continens et deux mers, l’Europe et l’Asie, la Mer-Noire et la Mer-Caspienne, semble être un pont destiné par la nature à mettre en communication ces deux mondes si différens. C’est par là que se sont frayé un passage les immigrations qui ont laissé dans ces montagnes les restes d’une foule de peuples et cette multitude de langages, radicalement dissemblables, qui font du Caucase une véritable tour de Babel, et pour le linguiste un problème rebelle à toutes les investigations. Cet amalgame de tribus et d’idiomes que remarquait Strabon[7] il y a près de deux mille ans se perpétue encore aujourd’hui.

La chaîne qui ferme l’isthme d’un bout à l’autre se déploie en ligne diagonale dans l’intervalle du 45e degré de latitude au nord-ouest et du 40e au sud-est, sur une longueur d’environ mille verstes ; mais en ligne droite, à partir de Redoute-Kalé, sur la côte de la Mer-Noire jusqu’au défilé de Derbend (Albaniœ Pylœ), sur la Caspienne, la distance n’est guère que de cinq cents verstes. Cet énorme rempart plonge ses premières assises au fond du liman ou delta du Kouban, aux environs d’Anapa ; il se prolonge à travers l’isthme en se partageant vers l’extrémité orientale en deux murailles : — l’une, au nord-est, aboutissant à Derbend ; l’autre, au sud-est, Rabaissant par une pente qui va s’effacer dans la plaine arrosée par la Koura ou Cyrus avant d’atteindre la pointe de Bakou.

Sur le versant nord comme sur le versant méridional, ce rempart est flanqué de grands fleuves qui en sont comme les fossés naturels. Aucune autre contrée peut-être n’est pourvue d’un système d’eaux plus riche, mieux approprié à l’établissement de lignes stratégiques comme aux échanges du commerce. Du pied du gigantesque Elbourz et du mont Khokhi, au centre du massif caucasien, jaillissent, vers le nord, le Kouban et le Térek, qui, dans une direction parallèle au versant nord, vont se jeter, le premier dans la Mer-Noire et le second dans la Caspienne. Au sud, dans la Transcaucasie, cette dernière mer reçoit la Koura, qui parcourt toute la Géorgie pour aller unir ses eaux à celles de l’Araxe, le fleuve du bassin arménien. Du côté opposé, le Rion, qui est l’ancien Phase, offre aux bâtimens un cours navigable jusqu’à Marane dans l’Iméreth, où remontaient, à ce qu’il paraît, les embarcations des marchands grecs dans l’antiquité, des Byzantins et plus tard des Génois au moyen âge.

Pour la Russie, qui regarde le Caucase, du nord au sud-est, le flanc droit de l’isthme, pravyi flank, ou aile droite, pravoïè krylo, est vers la Mer-Noire, et se projette tout le long du Rouban, comme ligne militaire. Le flanc gauche, lévyi flank, est vers la Mer-Caspienne, et la ligne qu’il forme s’appuie sur le cours du Térek. Sur les bords de ces deux fleuves et de leurs affluens les plus considérables s’échelonne une suite de postes reliés entre eux par des forts placés de distance en distance aux points les plus menacés ou les plus favorables à la défense. Ce réseau, au nord et au sud de la chaîne, embrasse un espace qui n’a pas moins de trois mille verstes d’étendue.

De la ligne principale du flanc gauche, la ligne du Térek, se détache celle de la Sounja, l’un des cours d’eau tributaires de ce fleuve. Fondée en 1845 par le prince Yorontzof, elle sert à tenir en respect les peuplades tchetchenses. Elle traverse leur territoire en partant de Stchedrinskaïa, poste cosaque sur le Térek, et va rejoindre à Vladikavkaz la route centrale du Caucase. La ligne de la Sounja s’est renforcée de celle de l’Argoun, rivière qui, coulant dans un sens presque perpendiculaire au Térek, va se réunir à la Sounja, un peu au-dessus de l’embouchure de celle-ci. Cette ligne est de création toute récente : le défilé qu’elle traverse, impénétrable jusqu’en 1858, n’a été occupé définitivement que pendant l’été de l’année 1859 ; depuis lors, les forêts épaisses qui le recouvraient ont été abattues sur une surface de plus de cinquante verstes, des ponts jetés sur l’Argoun, et une route a été tracée, sur laquelle des troïkas[8] peuvent déjà circuler. Trois forts assurent le maintien de cette nouvelle position, dont l’un, Schatoïevskoïé, est aujourd’hui le quartier-général du régiment d’infanterie de Navagbinsk. La vallée de l’Argoun, divisant du sud au nord toute la chaîne du Caucase par le milieu de la grande et de la petite Tchetchenia, sépare le massif des montagnes où s’abritait Schamyl de celles qui avoisinent la grande route de Vladikavkaz ; c’est par là que l’imam se jetait à l’improviste sur les territoires soumis et les établissemens russes, et qu’il entretenait des relations avec les provinces de l’ouest.

Tout le Caucase oriental peut être considéré comme enveloppé dans un réseau de lignes qui représentent une sorte de quadrilatère. Le côté supérieur de cette figure est la ligne du Térek avec ses deux embranchemens de la Sounja et de l’Argoun, s’avançant en contreforts dans l’intérieur du quadrilatère. Le côté gauche est la route militaire qui d’Iékatérinograd aboutit par Vladikavkaz à Tiflis ; au côté droit s’étend le cordon du littoral de la Mer-Caspienne, sur l’ancienne route commerciale de Pierre-le-Grand. La base du quadrilatère est la ligne lesghienne, qui, en contournant les sinuosités de l’Alazan, affluent de la Koura, au sud du Daghestan, protège contre les invasions et les coups de main des Lesghis les provinces transcaucasiennes du sud-est, la Kakhéthie, le Karabagh et le Schirvan. Cette ligne, l’une des plus fortes, n’a pas toujours suffi contre les montagnards hardis et pillards du voisinage ; quoique par la soumission du flanc gauche elle n’ait plus qu’une signification stratégique secondaire et soit devenue un cordon de défense intérieure, cependant elle ne cessera jamais d’être nécessaire pour arrêter des agressions partielles. On se rappelle, comment, en 1854, les bandes de Schamyl, conduites par son fils aîné Kazy-Mahoma, franchissant cette ligne sans obstacle, allèrent saccager le château de Tsinandal, dans la Kakhéthie, et enlever les princesses Orbélian et Tchavtchavadsé à une distance à peine de cinquante ou cinquante-cinq verstes, c’est-à-dire de treize ou quatorze lieues, de Tiflis. D’après un ordre du jour du commandant en chef du 7 (19) août 1859, la limite entre la contrée riveraine de la Mer-Caspienne et la ligne lesghienne est tracée par la chaîne neigeuse du nord ou du Boghos, et se prolonge jusqu’au versant septentrional de cette chaîne et jusqu’à la rive droite d’un fleuve de l’Andie, le Koïssou.

Le Caucase oriental ayant été le centre du muridisme et le foyer principal de la résistance, c’est là qu’ont dû se porter d’abord tous les efforts de la Russie, et que nous retrouvons son système de lignes le plus largement développé et le plus solidement établi. Dans le Caucase occidental, où le christianisme, jadis importé par les missionnaires byzantins, n’est point encore entièrement effacé des souvenirs et des affections populaires, et où l’islamisme n’a rallié que de tièdes sectateurs, l’élément hostile a toujours été moins homogène et moins réfractaire. Ici, pour mobile contre l’ennemi, un seul sentiment, l’attrait de l’indépendance ; là, une double passion, l’amour de la liberté et le fanatisme religieux. La différence dans le caractère et les institutions des montagnards du flanc gauche et de ceux du flanc droit, indépendamment des considérations stratégiques, indiquait le plan d’attaque et la nécessité de réduire d’abord le flanc gauche. Il était facile de calculer que la soumission du premier aurait pour conséquence prochaine celle du second. En effet, depuis que Schamyl est abattu, des symptômes non équivoques ont annoncé que cette soumission ne tardera point à s’accomplir.

La configuration du flanc droit, où le Caucase ne constitue qu’une simple chaîne traversée par une multitude de rivières, au lieu de présenter, comme au Daghestan, un immense dédale de montagnes abruptes et de vallées profondes, n’a point exigé la même extension de lignes militaires que le côté opposé. Elles s’y réduisent à deux, mais toutes les deux d’une importance majeure : la grande ligne du Kouban, depuis la presqu’île de Taman jusqu’à Stavropol, d’où elle s’enfonce, en pénétrant dans le cœur du Caucase, jusqu’au pied de l’Elbourz, et la ligne de la Laba, qui vient s’adapter, en formant deux angles de grandeur inégale, à celle du Kouban, et dont le créateur est le général Véliaminof, ancien gouverneur du Caucase. L’établissement du cordon de la Laba a eu pour résultat de refouler les Tcherkesses, des belles terres qu’ils occupaient entre cette rivière et le Kouban, sur les hauteurs où ils sont relégués maintenant.

Cet ensemble de lignes, en y rattachant celle de la Mer-Noire, a été réparti, jusqu’en 1856, en trois divisions ou commandemens, et ensuite en deux seulement, à la tête desquels étaient en 1859 le général Philipson au flanc droit, le général Yevdokimof au flanc gauche[9]. La limite de séparation est la grande route militaire du Caucase. L’armée du Caucase a pour chef suprême le lieutenant (namiestnik) de l’empereur, titre équivalant à celui de vice-roi ou gouverneur-général, investi de pouvoirs illimités. Elle se compose de deux élémens distincts : les troupes régulières, c’est-à-dire les régimens qui font partie du cadre général de l’armée russe, et qui constituent au Caucase la force, compacte, écrasante, et les troupes irrégulières, c’est-à-dire les Cosaques et les milices indigènes, qui représentent la force mobile. Les positions qu’occupe l’armée régulière par rapport aux grandes lignes stratégiques en ont déterminé le fractionnement en quatre corps principaux. Chacun de ces corps admet une division d’infanterie de ligne, un certain nombre de bataillons d’infanterie chargés principalement de la garde des forts, un bataillon de tirailleurs (strelki), un régiment de cavalerie, une brigade d’artillerie, et plusieurs compagnies de sapeurs et pionniers[10]

Chaque division, commandée par un lieutenant-général, est formée de deux brigades ayant chacune à sa tête un général-major. Chaque régiment compte cinq bataillons actifs et un de réserve, chaque bataillon est composé officiellement de 1,047 hommes ; mais ce chiffre énoncé sur le papier descend, pour des causes dont je rendrai raison plus loin, à une proportion moyenne de 600 combattans sous les armes, auxquels il faut adjoindre 200 hommes environ attachés à chaque bataillon pour le train des équipages[11], ou comme ouvriers ou bien servans d’officiers. Les bataillons de ligne et ceux de tirailleurs sont un peu plus forts que les bataillons d’infanterie compris dans les cadres des divisions, et sont maintenus aussi complets que possible. Les régimens de cavalerie réunissent dix escadrons et un onzième de réserve, chaque escadron ayant 190 hommes[12].

On a modifié le costume de l’infanterie depuis l’avènement du tsar Alexandre II, de manière à l’approprier autant que possible à la guerre de montagnes. L’habillement consiste dans la tunique russe ; la buffleterie lourde a disparu pour faire place au ceinturon, auquel sont suspendus le fourreau de la baïonnette chez les simples soldats, et le couteau de sapeur chez les sous-officiers, ainsi que chez tous les hommes des régimens d’élite ; à la grande giberne rigide a été substituée une cartouchière attachée à une courroie de cuir noir. La coiffure qui a été adoptée partout au Caucase est le papak ou bonnet montagnard en fourrure d’agneau, avec fond en drap de la couleur du collet de l’uniforme.

Comme le soldat français, le soldat russe a un goût décidé pour le combat à la baïonnette, et cette préférence se conserve toujours malgré l’introduction des armes de précision. Les escarmouches de tirailleurs sont devenues du reste une école qui a produit des hommes capables de rivaliser pour la justesse du coup d’œil avec ceux de leurs ennemis les plus exercés. Les Russes ont adopté avec grand avantage les armes des montagnards, tandis que ceux-ci sont restés dans un état de très grande infériorité pour le maniement du canon. L’artillerie est en effet, comme le remarque M. de Gilles, une arme d’une action tellement sérieuse, d’un emploi si savant, qu’il n’est pas étonnant que des peuples barbares n’aient pu s’en rendre maîtres. Jusqu’en 1841, ils en furent dépourvus ; à cette époque, Schamyl l’introduisit parmi eux. Ce ne fut pas sans peine, car il rencontra d’abord une vive opposition dans le grand conseil ou divan, qui repoussait cette innovation comme un emprunt funeste fait aux infidèles. Il y avait dans les montagnes une vieille pièce de six ; il la fit mettre en état, en organisa le service et marcha contre les Tcharbely, peuplade de la Haute-Tchetchenia qui refusait d’abdiquer son indépendance. L’aoûl principal, fort de ses moyens de défense et de ses tours en pierre, résista ; mais quelques coups de cette pièce, d’ailleurs inoffensive, terrifièrent tellement les assiégés, qu’ils ouvrirent leurs portes. L’aoûl fut traité comme un repaire de giaours ; tous les anciens furent mis à mort et leurs biens confisqués. Dans la suite, Schamyl augmenta son artillerie de pièces qu’il enleva à ses ennemis ; mais, quoique bien attelée, très mobile et tirant avec assez de célérité, elle ne fit jamais grand mal. L’imâm, craignant de la perdre, rendit ses naïbs responsables sur leur tête de la pièce qui était confiée à chacun d’eux. Ceux-ci tiraient en conséquence à des distances de sept cents sagènes (1,500 mètres environ), jamais à portée de mitraille ; à la première tentative des Russes pour enlever le canon, le naïb se retirait pour reparaître, au bout d’un quart d’heure, sur un autre point et recommencer son tir incertain. Il y a plus, l’auteur des Lettres sur le Caucase et la Crimée estime que l’emploi de l’artillerie a eu en définitive une influence fâcheuse sur l’esprit guerrier des Tchetchenses. Ignorant le maniement d’une machine de guerre aussi puissante, et craignant d’être tués eux-mêmes en la faisant jouer, ils ont fini par s’habituer à se tenir à distance ; ils ont renoncé à la lutte corps à corps, où ils étaient supérieurs, et ces charges vigoureuses qui les précipitaient comme une trombe jusque sur les baïonnette russes sont devenues de plus en plus rares.

Jeté au milieu de ces contrées inhospitalières, où il lui faut combattre non-seulement l’homme, mais aussi la nature, le soldat russe a besoin plus que partout ailleurs de faire appel à cette dextérité manuelle, à cette aptitude innée à tous les métiers par laquelle sa race se distingue. Il se sert aussi volontiers de la pioche et de la pelle que du mousquet : il est tour à tour maçon, charpentier, menuisier, décorateur, etc. M, Ivan Tourguenef, dans ses Mémoires d’un Chasseur, a mis en scène avec un relief très comique ce trait du caractère du Grand-Russien et la facilité merveilleuse et résignée avec laquelle il se plie instantanément aux occupations les plus disparates, aux professions les plus antipathiques que lui inflige le caprice d’un maître. Au Caucase comme partout où il est transporté se révèle son attrait pour le jardinage ; à peine installé dans un campement, son premier soin est de défricher un petit coin de terre où il cultive avec amour ses légumes favoris, surtout le chou, qui fait la base de son alimentation et qui est un des ingrédiens du stchi, la soupe nationale.

Cette vie militaire au Caucase a sa physionomie, ses incidens dramatiques, ses usages particuliers, que M. de Gilles peint avec beaucoup de charme. Parmi ces usages qu’une existence de périls incessans, de travaux rudes et ignorés a fait naître, il en est un auquel nous nous arrêterons : c’est le kounatchestvo, expression soldatesque dérivée du mot tartare kounak (hôte ou ami), et qui désigne une confraternité entre deux régimens ou les compagnies parallèles de deux bataillons, inspirée par une réciprocité de bons procédés, de secours et de sympathie. Si par exemple le 1er bataillon d’un régiment est attendu au fort où se trouve le 2e bataillon, il est de règle que le dîner de la 1re ou de la 2e compagnie est préparé pour les arrivans par les compagnies correspondantes. Celles-ci cèdent à ces frères revenus d’une excursion fatigante tout ce qu’il y a de bonnes provisions en réserve, et se contentent ce jour-là de pain sec pour leur repas. Il y a quelques années, un incendie à Hassav-Yourt avait occasionné au régiment de la Kabarda de grandes pertes en fourrages. Ceux de la Koura s’empressèrent d’y pourvoir, compagnie par compagnie. C’était en retour d’un envoi de plusieurs tonneaux de choux que les Kabardinskii avaient fait précédemment à leurs camarades.

Cette fraternité est quelquefois la source de nobles élans. Après un succès brillant et décisif, il est d’usage de distribuer des croix de Saint-George, que les soldats décernent par acclamation à ceux des leurs qu’ils en jugent les plus dignes. À la suite d’une expédition sur la Laba contre les Tcherkesses en 1836 sous le général Véliaminof, le régiment de la Kabarda avait été l’objet d’une semblable distinction. Deux des quatre croix accordées venaient d’être données par les votes de la compagnie, lorsqu’elle s’écria : « C’est assez choisir parmi les Russes ! prenons maintenant parmi ces petits Polonais ; ils se sont bravement comportés, il faut les encourager. » En empruntant ce trait à M. de Gilles, je dois ajouter ce qu’il ne dit pas, afin d’expliquer la légère nuance de dédain et d’ironie qui perce dans cette expression de petits Polonais (Poliatchkov), et qui se mêle ici à un mouvement de générosité. Après la malheureuse issue de l’insurrection de 1831 et la chute de Varsovie, trente mille prisonniers furent envoyés au Caucase et incorporés à l’armée russe. Les enfans de la Pologne qui prirent part au combat de la Laba avec les Kabardinskii étaient de ce nombre, et ceux-ci avaient à se réconcilier avec eux. En effet, les rapports entre les Russes et les Polonais furent dans le commencement si envenimés que les officiers durent tenir les uns et les autres séparés. Dans les compagnies, ils refusaient de se servir des mêmes ustensiles pour la préparation des alimens et de s’asseoir ensemble à la table commune.

Ce n’est pas seulement du courage, de la fermeté et une activité industrieuse qu’exige la guerre du Caucase, c’est surtout une vigilance incessante et un esprit de ruse à toute épreuve. De tous côtés, à chaque instant du jour et de la nuit, sont là des peuples pillards et maraudeurs, alertes et fins comme les peaux-rouges de Cooper, guettant les hommes et les animaux, les saisissant lorsqu’ils s’écartent avec une dextérité de prestidigitateur ; mais ils sont en face d’adversaires qui sous ce rapport ne leur cèdent en rien : ce sont les Cosaques qui, des bouches du Danube aux confins de la Sibérie, sont postés en sentinelles vigilantes, et qui, en campagne, fournissent des éclaireurs incomparables au jugement de Napoléon. Quel admirable parti la Russie a su tirer de cette vaillante milice, jadis si turbulente lorsqu’elle existait comme nation indépendante, et maintenant si bien assouplie et disciplinée depuis que la Pologne, par une suite de fautes inconcevables et par la pire de toutes, le déni de la liberté religieuse et de l’égalité politique, l’a jetée dans les bras des tsars moscovites !


II

Le vaste cordon de stanitsas et de forts qui se prolonge parallèlement au versant nord du Caucase aboutit à Stavropol, quartier-général de l’armée cosaque. La première des trois divisions de cette armée, campée depuis la presqu’île de Taman jusqu’à la hauteur de l’embouchure de la Laba, est celle des Tchernomorskii ou Cosaques de la Mer-Noire. Ils descendent de ces fameux Zaporogues qui, retranchés au-dessous des cataractes du Dnieper, s’élancèrent si souvent en essaims tumultueux et formidables sur leurs voisins, la Pologne, la Russie, l’empire ottoman et les états des khans de Crimée. On sait comment ils finirent. En 1775, le général-major Sazigof, envoyé contre eux par Catherine II, prit d’assaut pendant la nuit leur setcha (camp fortifié), et les contraignit de se réfugier sur le Danube. Les services qu’ils rendirent dans la guerre contre la Turquie leur firent obtenir de l’impératrice, par un oukase du 2 juin 1792, le territoire où nous les rencontrons aujourd’hui, sur une étendue en largeur de deux cent trente-deux verstes. Les Tchernomorskii ont pour capitale la ville d’Iékatérinodar (don de Catherine), fondée en 1792 sur le Kouban. Ils comptent douze régimens à cheval, forts chacun de six sotnias (centuries) de cent vingt à cent cinquante hommes[13], douze bataillons à pied, chacun de mille hommes, et trois batteries d’artillerie à cheval. C’est du corps des fantassins que sortent les Cosaques guetteurs (plastouny), qui, dans la presqu’île de Taman, tiennent en surveillance les peuplades tcherkesses des environs. Chaussés de nattes, couverts de leur bourka (manteau montagnard en feutre) et armés de fusils rayés à grande portée, ils restent le jour et la nuit sans bouger dans leurs sekrety, au milieu des roseaux, se contentant souvent de pain pour toute nourriture, attentifs au moindre mouvement suspect.

Plus loin et au-dessous s’étend la ligne du Kouban, qui protège la contrée en amont de ce fleuve et de ses affluens, depuis l’embouchure de la Laba jusqu’au-delà de Piatigorsk. Elle comprend sept doubles régimens à cheval, portant les noms, numérotés 1 et 2, du Caucase, de la Laba, de l’Ouroup, du Kouban, de Stavropol, de Khoper et du Volga, deux bataillons à pied et trois batteries d’artillerie. Les Cosaques de la ligne du Kouban, comme ceux du Térek, sont issus des anciennes colonies fixées autrefois sur le Don, et Grands-Russiens d’origine, à la différence des Tchenromorskii, qui proviennent de la Petite-Russie. Dans la suite des temps, les uns et les autres se sont accrus d’émigrations nouvelles arrivées de l’Ukraine, du Don et de l’Oural : c’est ainsi que le régiment de Vladikavkaz est un reste de l’un des quatre corps de Cosaques de l’Ukraine qui se joignirent à l’armée russe contre la Pologne en 1831. À la suite de cette guerre, il fut cantonné au Caucase, dans la Kabarda. À Naltchik, près d’Iékatérinograd (ville de Catherine)[14], commence la ligne du flanc gauche ; elle se divise ainsi : huitième brigade, régimens Gorskii (montagnard) et de Vladikavkaz ; neuvième brigade, régimens de Mozdok et de la Sounja ; dixième brigade, régimens de Kizliar et Grebenskoï, en tout six régimens.

Le régiment Grebenskoï est célèbre entre tous par la prestance et les belles formes des hommes qu’il admet, et aussi par son ancienneté et les souvenirs historiques qui se rattachent à son existence. Plusieurs traditions circulent sur son origine. D’après celle qu’a reproduite M. de Gilles, un grand nombre de strélitz, fuyant la colère et la vengeance de Pierre le Grand, se mirent en marche avec leur drapeau et leurs armes, et descendirent le Volga jusqu’à son embouchure. Au sud de Kizliar, ils rencontrèrent les débris des Cosaques du Don, qui s’étaient arrêtés en ces lieux avec André Kaltzof. Celui-ci avait suivi jusque-là Yermak, son chef, ce simple Cosaque qui, à la tête d’une petite troupe recrutée parmi les siens, et accrue de deux ou trois cents Tartares, Lithuaniens et Allemands, rachetés des mains des Nogaïs, conquit à la Russie la Sibérie sous le règne d’Ivan Vassiliévitch (Jean le Terrible). Les compagnons de Kaltzof, n’ayant pas de terres à céder aux nouveaux arrivés, les engagèrent à se fixer sur la pente nord des montagnes boisées ou montagnes noires (tchornia gory), qui longent à distance la rive droite du Térek, comme un premier gradin qui s’élève vers la grande chaîne du Caucase. Ces derniers s’y maintinrent malgré les montagnards. Dès que Pierre eut connaissance de leur établissement, il leur fit offrir, avec l’oubli du passé, la propriété des terres dont ils s’étaient emparés sur les bords du Térek, les invitant à s’y coloniser et à défendre sur ce point les frontières de l’empire. Chacun d’eux reçut un rouble et un sabre, et leur ataman, la naccka, bâton de commandement à pommeau d’argent. Cet insigne est encore conservé précieusement dans la maison du chef des Grebenskoï, avec six drapeaux qui leur appartiennent, et sur l’un desquels est inscrit le nom du tsar Alexeï Mikhaïlovitch (1646-1677). Lorsque ces Cosaques refusaient de se soumettre à quelque nouvelle mesure, l’ataman se présentait à eux la naceka en main, et ordonnait au nom du tsar ; ils ôtaient alors leurs bonnets et obéissaient. Comme gage de leur fidélité, ils fournirent à Pierre sept ou huit cents des leurs pour marcher sous les ordres de Békévitch, prince d’origine kabardienne, contre le khan de Khiva : malheureuse expédition qui se termina par le massacre de Békévitch et des Grebenskoï placés sous ses ordres ; un seul s’échappa et vint raconter à ses camarades du Térek ce désastre, dont le souvenir a valu aux descendans du fugitif encore existans le nom de Khiviens.

Si l’on s’en rapporte à une autre tradition, qui paraît également fondée, les Grebenskoï seraient originaires des bords du Don. Leur migration au Caucase aurait une date plus ancienne que celle qu’indique l’auteur des Lettres sur le Caucase, s’il est vrai qu’ils se détachèrent des Cosaques du Don lorsque ceux-ci furent dispersés par Mouraschkïn, qu’Ivan Vassiliévitch chargea, en 1577, d’aller les châtier. D’après cette tradition, c’est sous Pierre Ier qu’ils reçurent un commencement d’organisation. Ils quittèrent les cimes (greben) du Caucase, et, descendant vers le Térek, se mêlèrent aux Cosaques riverains de ce fleuve, en se distinguant toujours par leur nom primitif. Les premiers Grebenskoï, presque tous célibataires, se marièrent à de jeunes filles tchetchenses, qu’ils enlevaient dans leurs razzias ; de ce mélange est sortie une magnifique race. Leurs femmes sont remarquables par leur beauté native, par une tournure élégante et noble. M. de Gilles nous les représente en peintre amoureux de son modèle. Rien de plus gracieux que leurs traits et leur costume au type tout oriental : un teint brun, mat doré, de grands yeux noirs frangés de longs cils, des sourcils admirablement dessinés, un regard profond et par momens rayonnant comme l’éclair, une bouche un peu grande, avec des lèvres de corail qui laissent apercevoir, des dents d’une blancheur éclatante, une chevelure riche et ondoyante, d’un noir de jais chez la plupart, partagée en deux bandeaux étroits qui encadrent le front. Pour coiffure, elles ont la schirinka, pièce de soie rouge nouée gracieusement autour de la tête et terminée par deux bouts qui s’arrondissent derrière les oreilles, de manière à bouffer un peu sur le chignon, en façon de bavolet. Sur la schirihka retombe comme un voile de mariée un transparent de tulle blanc quelquefois brodé. Le vêtement principal, une tunique noire ou bleue, descend jusqu’aux genoux et s’ouvre sur la poitrine, où sont deux rangées de longues agrafes en argent, qui forment comme de petits brandebourgs au-dessous du sein. Si cette tunique a des demi-manches, elle prend le nom russe de foufaïka, mais si les manches, courtes jusqu’à l’avant-bras, sont longues en dessous, c’est le tchekmen ou robe tcherkesse, ouverte jusqu’en bas et bordée tout autour d’un galon d’argent. Sous la foufaïka ou le tchekmen est une robe longue, en coton blanc ou en soie rouge. Pour braver les rigueurs de l’hiver, elles portent le surtout à petit collet et à manches courtes, sorte de polonaise en velours bleu, doublée de fourrure de petit-gris et bordée de martre. Autour du cou s’enroule un collier de corail ou de petites perles chez les femmes riches ; sur la poitrine s’étagent trois, quatre et jusqu’à cinq chaînes de monnaies enfilées et entremêlées de pièces antiques, précieux héritage de famille et ornement favori des beautés cosaques. Les hommes ne sont pas moins recherchés dans leur mise, à la fois élégante et martiale ; ils mettent surtout une véritable coquetterie dans le soin de leurs armes, qu’ils veulent avoir aussi belles que possible ; un pauvre Grebenskoï y consacre quelquefois tout ce qu’il possède d’argent, ne se réservant que le fonds de terre qui le fait vivre.

Les Cosaques se considèrent tous comme nobles et égaux par la naissance ; ils n’admettent entre eux aucun titre aristocratique. C’est une réminiscence de leur ancien régime démocratique. Il y a cependant plusieurs familles qui ont acquis, par des services de guerre ou leurs richesses, une prééminence incontestée, que la hiérarchie militaire concourt à maintenir. À la tête de chaque corps d’armée est l’ataman (nakaznyi ataman), grade qui correspond à celui de lieutenant-général, et dont est revêtu un officier toujours envoyé de Russie. Sur l’échelle hiérarchique viennent se placer le colonel et le lieutenant-colonel, le major (voïskovoï starschina), l’iessaoul (capitaine), le sotnik ou centurion (lieutenant), le khorounjii (enseigne) et l’ouriadnik (sergent). Les grades supérieurs, autrefois électifs et temporaires, sont maintenant conférés directement par l’empereur et à vie. Une restriction analogue a été apportée à la collation des grades inférieurs et de tous les emplois civils. Les Cosaques seuls peuvent y être appelés, mais le choix et la nomination dépendent des autorités russes. Ce changement est un de ceux qui ont modifié le plus profondément l’état de l’ancienne société cosaque. Le pouvoir des chefs, toujours disputé, toujours instable, et par cela même faible et incapable de comprimer les dissensions intestines, a été remplacé par une autorité régulière, qui fait sentir son frein ; mais ce sentiment de sauvage indépendance, mobile pour ces peuples de tant d’entreprises d’une audace inouïe, s’est éteint : il a fallu apprendre à plaire à un maître, de qui découlent tout droit et toute grâce, et, pour donner plus de force à cette influence venue d’en haut, le titre d’ataman-général a été dévolu au tséçarévitch, héritier présomptif du trône.

Tout Cosaque naît guerrier ; il possède comme colon le sol qu’il cultive et qu’il doit défendre. C’est un véritable fief, exempt de toute redevance en nature ou en argent, et assujetti seulement au service militaire, que le tenancier doit à son souverain depuis l’âge de vingt ans jusqu’à soixante. Sur ces quarante années, vingt-deux appartiennent au service actif, les autres au service de vétérance. Chaque homme doit se pourvoir de son cheval, de son habillement et de ses armes ; ce n’est que lorsqu’il est requis pour une expédition lointaine que la couronne lui accorde une solde et des rations. M. de Haxthausen limite à une période de quinze ans, de l’âge de vingt-cinq à quarante, la durée du service actif, et de quarante à soixante celui de la vétérance. Koch, comme M. de Gilles, fait commencer le service actif à vingt ans. Si ce dernier cas est la règle au Caucase, il se peut qu’elle varie dans les autres colonies, sur le Danube, le Don, le Volga, l’Oural et dans la Sibérie.

Quelques privilèges dont jouissent les Cosaques peuvent être considérés comme un vestige de leur self-government d’autrefois : ils ont le droit de régler entre eux leurs affaires communes ; ils sont exemptés de la capitation et de la conscription, et en général de tous les monopoles créés par le fisc, du moins en ce qui concerne leur consommation particulière. À chaque chef-lieu, il y a la voïskovaïa kantseliaria (chancellerie de l’armée), conseil de régence électif chargé, sous la présidence de l’ataman, d’administrer les affaires de la communauté, et divisé en trois départemens, l’un militaire, le second civil, le troisième économique et disciplinaire.

Les régimens, colonies de soldats cultivateurs, réunissent autour d’eux, comme une famille, toute une population d’hommes jeunes ou vieux, de femmes, d’enfans et de travailleurs loués comme aides pour les occupations des champs. Cette population en masse atteint un chiffre de douze ou quinze mille personnes, dont les deux tiers mâles, car il y a beaucoup de célibataires parmi les Cosaques. Dans chaque régiment, la réserve (Igotny polk) est égale à l’effectif d’activité, dont elle double la force, puisqu’elle peut entrer en ligne en cas d’attaque générale. Elle se compose des hommes comptant de vingt à vingt-cinq ans de services, de ceux aussi qui ont reçu la permission de vaquer à des affaires de famille dans la stanitsa, de prendre plus de temps pour la culture de leurs terres, etc., tout en restant astreints à la loi du service actif tant qu’ils n’ont pas dépassé quarante ans. En tenant compte de cette force double, on s’explique comment certains régimens présentent une masse de population aussi considérable. Enfin il y a ce qu’on pourrait appeler la milice des jeunes garçons, déployant dès l’enfance du goût et de l’habileté pour les exercices équestres, et s’essayant au maniement des armes, qu’ils doivent connaître à fond, pour être à vingt ans des soldats tout formés. Cette limite d’âge est abaissée de trois ans en faveur des fils d’officiers : dès leur dix-septième année, ils peuvent entrer dans le service actif.

La répartition des terres se fait par lots proportionnés à l’importance des grades ; le simple soldat reçoit de 30 à 60 dessiatines[15] ; les cinq iessaouls et les douze officiers inférieurs, sotniks et khoraundjiis, chacun 200 ; le major, 300 ; chaque officier supérieur, colonel ou lieutenant-colonel, 600 ; le prêtre de la stanitsa, 150. Ces terres sont d’une fertilité extrême lorsqu’elles sont livrées à la culture. À l’état de steppes tout le long des fleuves et des mille rivières qui baignent au sud et au nord le pied des montagnes noires, elles sont couvertes d’un tapis de verdure émaillé de graminées odorantes qui produisent un fourrage excellent.

La faculté particulière aux Cosaques de s’identifier, pour les formes de la vie extérieure, avec les peuples parmi lesquels ils sont disséminés se manifeste ici surtout dans le costume. Ils ont adopté celui des montagnards comme laissant aux mouvemens du corps toute leur action et leur souplesse, et ils le portent avec tant d’aisance qu’il est impossible à première vue de distinguer le Cosaque du Tcherkesse. L’uniforme des Cosaques de la Mer-Noire est la tunique circassienne (tchekmen) bleue, ouverte sur la poitrine, où elle laisse apercevoir une tunique de dessous (beschmet) de couleur rouge. Sur la ligne du Kouban, les régimens à cheval ont la tunique noire fermée sur le devant ; les fantassins et l’artillerie portent le tchekmen bleu et le beschmet d’une nuance distinctive pour chaque brigade ; c’est l’uniforme de parade avec épaulettes pour les officiers. La petite tenue consiste dans le tchekmen feuille morte, qui est la couleur habituelle des Tcherkesses. Les régimens du flanc gauche se distinguent par le tchekmen de couleur cannelle. Les armes sont la schaschka (sabre droit des montagnards à poignée sans garde), suspendue à une mince bride de cuir, et le kindjal (poignard). À la ceinture sont attachées la petite boîte à graisse pour l’entretien du fusil rayé et l’overtka, tournevis ingénieux en façon de poignée à jour pour démonter et nettoyer toutes les pièces de l’arme. Dans une poche de cuir placée sur le côté est renfermé le pistolet. Le fusil est le même que celui des montagnards, à canon rayé. Chaque homme est pourvu de quarante-deux cartouches.

La discipline est très rigoureuse, et pourtant les punitions, sont rares. Elles sont infligées en présence de toute la stanitsa, avec les anciens en tête, et consignées dans l’état de services de chaque homme, ainsi que sur le registre du régiment. Dans chaque stanitsa, il y a une école où la langue russe et l’arithmétique sont enseignées par un maître qui est Cosaque lui-même. L’instruction religieuse est donnée par le prêtre. Les fils de familles riches vont étudier au gymnase de Stavropol, et les fils de prêtres, destinés inévitablement à exercer à leur tour les fonctions sacerdotales, au séminaire de la même ville.

Chez un peuple militaire comme les Cosaques, tout dans l’éducation des jeunes gens, — l’instruction, la vie de famille, les jeux, — converge vers un même but, celui de les préparer à l’existence guerrière à laquelle ils sont voués. La djiguitofka, leur divertissement favori, est une suite d’évolutions et de passes à cheval où l’attaque et la défense sont simulées. Les jeunes Cosaques se livrent à cet exercice en présence de leurs parens et de toute la population de la stanitsa avec une ardeur que redoublent les applaudissement. Ces jeux, accompagnés de danses, de rondes et de chants en chœur, ont lieu principalement au carnaval, sur la grande place, en vue de l’église.

Les postes, échelonnés de dix en dix verstes environ, sont gardés par dix, vingt ou trente hommes commandés par un ouriadnik. Ordinairement c’est une enceinte carrée entourée d’un mur en pierres ou en terre blanchi à la chaux ; ce mur est percé de meurtrières et flanqué de deux saillies comme de petits bastions dont le feu commande toute la partie en retraite. Au-dessus de la porte est la vyschka, petite plate-forme élevée sur des poteaux ; dans cette guérite aérienne veille constamment la sentinelle, dont le regard peut embrasser un horizon de dix verstes dans la steppe. Sur un des côtés intérieurs de l’enceinte sont le corps de garde et la petite caserne avec le magasin ; du côté opposé, les écuries où en un tour de main les chevaux sont sellés et bridés. Le poste est organisé de manière à pouvoir résister pendant quelques heures, jusqu’à ce que les postes voisins, avertis par la fusillade, aient eu le temps d’accourir, en appelant au besoin le renfort de la stanitsa la plus rapprochée. Cet appel se fait par un système de signaux réglé par le tir du canon : deux coups annoncent que la stanitsa ait à se mettre sous les armes, quatre qu’il vient de se passer un événement grave aux environs, du bétail enlevé avec son gardien, des hommes tués, etc., huit qu’un fait considérable vient d’avoir lieu, comme une attaque en masse de l’ennemi ; alors chaque stanitsa expédie vers le point menacé des hommes, de l’artillerie, et toutes ses forces disponibles. Le signal d’alarme donné par le canon et accompagné du tintement précipité de la cloche de l’église parvient promptement d’une stanitsa à l’autre jusqu’au bout de la ligne, et peut rassembler tous les postes dans la journée et même en quelques heures.

Pendant la nuit, la surveillance exige un redoublement de précautions. Dès la chute du jour, les postes sortent pour aller s’embusquer dans des sekrety aux gués des rivières, aux défilés, partout où l’ennemi a chance de se glisser. Chaque sekrel est de trois Cosaques, qui se cachent aux endroits les plus favorables, dans un bouquet d’arbres ou de broussailles, derrière un rocher ou un pli de terrain, et changent de place chaque nuit. Pendant que deux des hommes s’abandonnent au sommeil, la main sur la schaschka ou le fusil, le troisième fait le guet ; au moindre bruit douteux que saisit son oreille exercée, au milieu du murmure des vents et du fracas des eaux, le coup de fusil part, et tous les sekrety d’alentour accourent à l’instant.

À voir ces Cosaques aujourd’hui si bien assouplis, si dociles en apparence, qu’on a pu comparer le rôle qu’ils remplissent dans les domaines des tsars aux fonctions du chien de garde dans un troupeau, on pourrait croire qu’ils ont fait un irrévocable divorce avec leur passé orageux. Quelle métamorphose depuis l’époque où de leur sein sortaient un Stenko (Etienne) Riazin et un Pougatchef, qui ont inscrit leurs noms en lettres de sang dans les annales de la Russie ! La muse populaire redit encore tout bas aujourd’hui les exploits du premier de ces deux terribles rebelles sur les bords du Volga. Son frère Riazin, serf fugitif, qui avait trouvé un asile et la liberté chez les Cosaques du Don, amena un renfort de ces Cosaques à l’année du tsar Alexeï Mikhaïlovitch. Après une glorieuse campagne à laquelle il prit une part active, il demanda au général russe, le prince George Alexeïévitch Dolgorouky, la permission de se retirer. Celui-ci, qui avait peut être besoin de ses services, la lui refusa ; les Cosaques, peu patiens de leur nature, n’hésitèrent point à s’en passer, et regagnèrent leurs steppes, à l’insu même de Riazin. Dolgorouky, furieux, s’en prit à celui-ci, qu’il avait sous la main ; il le fit pendre. Ses compagnons jurèrent de venger leur ataman, injustement mis à mort, et le remplacèrent par son frère Stenko. Pendant trois ans, ce ne fut qu’une suite de déprédations et de massacres dans les provinces orientales. Stenko égorgeait sans pitié les voïévodes, les nobles, surtout les moines et les prêtres, auxquels il avait voué une haine implacable. Après avoir pris et mis à sac plusieurs villes, entre autres Yaïk et Astrakhan, après avoir battu les troupes envoyées contre lui, il fut enfin défait par Dolgorouky, conduit à Moscou, et périt écartelé le 6 (17) juin 1671[16].

La révolte organisée et conduite par Pougatchef fut un soulèvement des masses populaires placées sous le joug de l’esclavage, une véritable jacquerie. C’était un paysan échappé des domaines du prince Odoïevsky, et qui trouva de l’appui chez les Cosaques du fleuve Yaïk, mécontens de la Russie. Soutenu par eux et par des bandes de Kirguiz, de Baschkirs et de Tartares Boudziak, il désola le gouvernement d’Orenbourg, se faisant passer pour Pierre III, l’époux infortuné de Catherine II, échappé, disait-il, à ses meurtriers. Il attira à lui tout ce qu’il y avait de germes d’opposition en proclamant l’affranchissement du servage pour les paysans, du joug de l’église officielle pour les dissidens religieux (raskolniki). Ce marquis de Pugatschef, dont Catherine et Voltaire plaisantaient si agréablement dans leur correspondance, finit par se rendre si redoutable, que la grande impératrice avouait au philosophe de Ferney que cet homme lui avait donné du fil à retordre, qu’elle s’était occupée pendant six semaines de cette affaire avec une attention non interrompue, et qu’après Tamerlan il n’y en avait pas qui eût plus détruit l’espèce humaine. La trahison vint à bout du rebelle, qui défiait les poursuites des armées russes ; trois de ses lieutenans le livrèrent à Panin, et il fut expédié, renfermé dans une cage de fer, à Moscou. Cet homme de tant de courage et de résolution qui avait ébranlé un instant le trône de Catherine, alors au faîte de la gloire et dans sa toute-puissance, reçut en tremblant, comme un criminel vulgaire, la mort de la main du bourreau.

C’est surtout parmi cette partie des populations imbues des doctrines du starovérisme (vieux croyans) que Pougatchef rallia le plus de partisans. Ce schisme, protestation énergique de la vieille Russie contre les réformes introduites au XVIIe siècle dans la liturgie et les livres sacrés par le patriarche Nicon, et plus tard par Pierre le Grand dans l’ordre civil, n’a fait que grandir et se développer à l’état d’opposition politique et religieuse, sans que les rigueurs ou les concessions du pouvoir aient jamais réussi à l’affaiblir[17]. Disons, à la louange de l’empereur Nicolas, que le premier il proclama le principe d’une large tolérance à l’égard des starovères, et qu’il inaugura l’application de ce principe à partir de 1852 avec cette volonté ferme et arrêtée qu’il apportait en toutes choses. Si ses successeurs suivent la même ligne de conduite avec persévérance, si surtout leur vigilance en impose la stricte observation aux agens du pouvoir, ils hâteront le retour des dissidens ; l’instruction répandue parmi eux et l’invasion des idées modernes, qui, en Russie comme partout ailleurs, gagnent les peuples et le gouvernement, même à leur insu, feront le reste. Il n’est pas rare de voir, dans des familles starovères enrichies par le commerce, un père, Moscovite de la vieille roche par la longue barbe et le caftan asiatique, avoir des fils qui se rasent le menton, endossent la redingote et le frac européens, et abjurent sa croyance, ainsi que le costume suranné qui en est le symbole. Les Cosaques, pharisaïquement attachés au culte du passé, sont restés fidèles au starovérisme. Pour eux, c’est un souvenir de leur antique indépendance, souvenir vivace, puisqu’il a sa racine dans les profondeurs de la conscience. C’est le même esprit qui animait les strélitz contre les réformes de Pierre le Grand. M. de Gilles a été frappé surtout de rencontrer parmi les Grebenskoï, ce régiment modèle, des starovères très fervens. Leur croyance rigide imprime à leurs physionomies martiales quelque chose de cet air grave et austère sous lequel nous nous représentans les moines guerriers de nos anciens ordres de chevalerie. Pour se faire une idée de la position dans laquelle le starovérisme a placé les Cosaques vis-à-vis de l’église orthodoxe et du pouvoir politique, il n’est pas inutile de savoir qu’ils appartiennent à la fraction mitigée du schisme, à celle qui admet, comme cette église, l’institution du sacerdoce (popovstchina), et qui a les mêmes sacremens. Dans les efforts tentés par le gouvernement pour ramener cette fraction des dissidens, il est allé jusqu’à donner une sorte de consécration légale à leur culte, à les reconnaître comme professant une foi identique à la sienne ; il les désigne sous le nom d’iedinovertsi (conformistes). Les autres, parti radical très avancé et fortement organisé, rejettent toute hiérarchie ecclésiastique (bezpopovstchina). À côté d’eux, mais sur une pente encore plus prononcée, sont des sectaires de la pire espèce, les malakany (mangeurs de lait ou abstinens), les doukhobortsy (lutteurs.de l’esprit), les skoptsy (mutilés), etc., qui, ne reconnaissant d’autre autorité dogmatique que celle qui découle de leur propre inspiration, d’autre suprématie politique que celle que leur enseigne leur volonté particulière, professent des doctrines vagues et mal définies, mais d’une opposition très arrêtée contre les lois de la morale et les institutions de leur patrie. Un auteur anonyme qui a essayé de sonder cette plaie du schisme russe rapporte qu’à l’époque de la guerre de Crimée on les a vus, parjures envers leurs ancêtres, qui avaient, sous Pierre le Grand, repoussé si vigoureusement les Suédois prêts à se joindre aux bandes de Mazeppa, applaudir aux revers de leurs compatriotes avec des explosions d’allégresse, et célébrer comme des événemens heureux les échecs subis par les défenseurs de Sébastopol[18].

Des groupes de ces sectaires ont été internés dans la Transcaucasie, où ils cultivent les terres que le gouvernement leur a concédées. M. de Gilles, qui a rencontré sur sa route, dans l’ancien pachalik d’Akhaltzikh, plusieurs de leurs colonies, affirme que les maisons y ont un aspect de propreté, d’aisance et de calme intérieur, et les habitans, presque tous voituriers, un air placide et inoffensif qui leur donne l’apparence d’une association de quakers. Ce serait là l’indice d’une amélioration morale auquel on se laisserait prendre volontiers, si l’on pouvait oublier l’extrême habileté des sectaires à se dissimuler à tout regard étranger et suspect. D’ailleurs l’auteur des Lettres sur le Caucase n’avait ni le temps ni la volonté de les observer de près, et lui-même confesse ingénument n’avoir aucune notion de leurs dogmes et de leur histoire. Il est bien permis cependant de concevoir quelques soupçons d’après l’aveu qui échappa à la bonne vieille du village d’Ephremovka chez laquelle il reçut l’hospitalité, et qui lui dit que ces colons sont un reste des doukhobortsy, établis autrefois sur la Malotschna, près de la mer d’Azof. Or M. de Haxthausen, dont j’ai déjà eu l’occasion d’invoquer l’autorité non suspecte contre la Russie, et qui a étudié ces derniers sectaires avec soin, nous apprend que les crimes affreux qu’ils commettaient dans leurs repaires mystérieux ayant été découverts après la mort de leur chef Kapoustin, une enquête eut lieu pendant les années 1835 à 1839, et que par suite ils furent transférés au Caucase pour être soumis à une surveillance rigoureuse. À l’appui de ce qu’il avance, l’économiste allemand cite tout au long la proclamation adressée aux doukhobortsy de la Malotschna par le prince Vorontzof, alors gouverneur de la Nouvelle-Russie et de la Bessarabie.

J’ai dit déjà que M. de Gilles est un peintre habile, et en cette qualité il se complaît à nous décrire sous un aspect séduisant l’intérieur domestique des Cosaques dans leurs stanitsas. Il nous montre leurs demeures comme des nids arrangés avec de ces petits comforts dont les femmes seules ont le secret ; on y voit tapis, piano, volumes de musique, albums, journaux, nouveautés littéraires importées de France. Le soir, des groupes se forment autour de la table hospitalière où le thé se prépare, servi par de gracieuses mains. Les officiers, au retour d’une expédition sérieuse, vont y goûter le charme d’une causerie de salon. Là d’aimables dames venues d’Europe, ou même nées au Caucase, mènent une existence de reine au milieu de guerriers chevaleresques. Je suis loin de vouloir contester la vérité de ce tableau, et je suis convaincu que l’auteur reproduit avec fidélité le spectacle qu’il a eu sous les yeux dans les maisons privilégiées où son rang et son mérite personnel lui ont valu un accueil empressé ; mais ce n’est là évidemment qu’un coin de la société du Caucase, un détail exceptionnel de la vie russe plutôt que de la vie cosaque chez les officiers le plus haut placés et façonnés aux habitudes aristocratiques des salons de Saint-Pétersbourg. La vulgaire existence des soldats que nous aurions voulu connaître a été laissée dans l’ombre. Or des témoignages dignes de foi attestent que les Cosaques n’ont rien perdu ni des défauts ni des qualités de leurs ancêtres, et que s’ils ont encore des mœurs simples et pures, ils ont gardé aussi la grossièreté primitive, l’humeur querelleuse, le penchant à l’ivrognerie, et ces instincts de pillage et de dévastation à outrance qui les ont rendus si tristement célèbres.


III

Dans cette revue de l’armée du Caucase, les milices indigènes n’ont pas moins de titres à notre attention que les troupes régulières et les Cosaques, car elles sont nombreuses aujourd’hui, et la Russie a su en tirer une force réelle et un puissant secours contre les autres montagnards. En étudiant la manière dont elle les ploie à son service, nous apprendrons comment elle agit sur les nations asiatiques pour les attirer à elle et les rendre utiles à ses vues après les avoir assujetties.

Au Caucase, le premier acte qui suit l’occupation d’un territoire conquis ou assujetti est l’organisation militaire de tous les habitans en état de porter les armes, et, dans certains cas, la transplantation du reste de la tribu sur des terres où la protection et la surveillance puissent s’exercer facilement. Là un nouvel aoûl s’élève rapidement ; le pays fournit en abondance tous les matériaux nécessaires pour la construction des saklias, simples chaumières tantôt creusées sous le sol, tantôt bâties en terre ou en pierres, recouvertes de branchages et entourées d’une palissade de pieux. Quelquefois cette émigration est imposée comme punition à un aoûl qui s’est révolté, ou qui a été surpris en flagrant délit de connivence avec l’ennemi. Dans la campagne de 1859, l’armée russe, à chaque pas en avant, se grossissait des tribus qui venaient faire leur soumission. Ces populations, pour qui la suprême notion du droit et de la justice se résume dans l’idée de la force, accouraient sous les drapeaux russes avec autant d’empressement qu’elles en auraient montré à se donner à Schamyl, si la fortune eut été de son côté. Lorsque, au mois de juillet 1859, le prince Bariatinsky, de retour d’un voyage à Saint-Pétersbourg, traversa la Tchetchenia et l’Itchkérie pour aller rejoindre les troupes réunies sur la rive gauche du Koïssou, il avait une escorte où, à côté des Cosaques, figuraient cent cinquante miliciens tchetchenses qui peu de jours auparavant avaient les armes à la main. En même temps, presque tous les naïbs de Schamyl, Talghik et Douba dans la grande et la petite Tchetchenia, Oumalatt dans l’Itchkérie, Idill de Védène, le premier mirza (secrétaire) de l’imâm, Abdoul-Kérim, et son ministre intime pour la partie administrative, Schahmandar-Hadji, ainsi que le plus influent des naïbs de la montagne, Kibit-Mahoma, et d’autres non moins puissans, abandonnèrent le drapeau de leur chef pour celui du vainqueur.

Autant que possible, les anciennes circonscriptions territoriales, les formes du gouvernement local et l’autonomie des indigènes sont maintenues. Dans la Kabarda, la Tchetchenia et les parties du Daghestan où les clans sont régis par des institutions démocratiques, ils conservent, par oukaze impérial, le privilège d’élire leurs chefs et les membres du conseil populaire (mekémé)[19]. Seulement ils sont placés sous l’autorité supérieure et la surveillance d’un officier russe qui relève lui-même du commandant militaire de la contrée. Les khans, jadis indépendans, qui ont consenti à accepter le protectorat russe ont conservé la tranquille possession de leurs domaines. Ces princes sont : dans la partie orientale du Caucase, le schamkhal de Tarki, les khans de Kourin et de Kazy-Koumyk ; dans l’ouest, les princes de Mingrélie, d’Abkhasie et d’une portion de la Souanéthie. Le khanat d’Avarie, dont les murides, en 1830, exterminèrent avec tant de barbarie le jeune souverain Abou-Nountsal, et dont Schamyl s’était emparé en 1843, a été rétabli en 1859 en faveur d’Ibrahim-Khan, aide-de-camp de l’empereur. Comme récompense et en même temps comme garantie de leur fidélité, ces chefs obtiennent les distinctions honorifiques de la hiérarchie russe, et surtout des titres de fonctions militaires qui les rattachent plus étroitement à la personne du souverain, en leur créant des devoirs de vasselage et d’obéissance.

Toutes les carrières sociales, privées ou publiques, sont ouvertes à l’activité de tous ceux qui, parmi les nations annexées, veulent y prendre place, sans distinction, pour les droits et les privilèges, d’avec les sujets russes. Dans ce travail de fusion de tant d’élémens hétérogènes qu’on s’efforce de faire entrer dans la grande unité nationale, les ressorts mis en jeu par une politique persévérante que rien ne lasse et ne détourne sont rendus plus énergiques par les ressources du génie moscovite, si souple et si pliant. C’est cette politique qui a créé cet empire colossal dont les limites s’étendent aujourd’hui des rives de la Baltique, à travers toute l’Asie, jusqu’à la côte occidentale du continent américain. Toutes les grandes familles des pays conquis doivent fournir ou ont apporté déjà un appoint à l’armée. Si l’on ouvre le livre d’or de l’aristocratie russe, on verra qu’un certain nombre de noms nobles primitivement ou anoblis décèlent une origine asiatique. Pour nous borner ici aux pays caucasiens, nous citerons, parmi les Arméniens, les princes Madatof, Argoutinsky, Dolgorouky, Behboutof, le général Mélikof ; parmi les Géorgiens, les Dadian, les Orbélian, les Tchavtchavadsé, et une foule d’autres, qui tous ont pris part, avec plus ou moins d’éclat, aux guerres d’Asie ; enfin le plus illustre de tous, le prince Bagration, le descendant des anciens rois de Géorgie et d’Arménie, mort héroïquement sur le champ de bataille de la Moskova. Ces braves fils de la Géorgie qui résistèrent aux plus terribles envahisseurs, aux Arabes, aux Turcs Seldjoukides et aux Mongols, qui formèrent l’élite des armées des schahs de Perse, sont devenus les utiles auxiliaires des tsars. Ils ont été réunis en un corps dont le nom, grouzinskaïa droujina, c’est-à-dire compagnie géorgienne, rappelle celui de la garde particulière et des compagnons d’armes des anciens grands-ducs issus de Rurik et l’antique gloire militaire de la Russie.

Les montagnards musulmans du Daghestan ont fourni deux régimens de cavalerie dont les services sont fréquemment mentionnés. Seulement, en passant sous une nouvelle domination, ils n’ont point changé d’habitudes ; ils sont restés ce qu’ils étaient jadis, des pillards décidés, tout en prenant, dans leur contact avec une civilisation supérieure, des vices qu’ils ne connaissaient pas auparavant. Une foule de tribus plus ou moins considérables, et qui donneraient lieu à une longue nomenclature, ont été pareillement enrégimentées. Sans crainte d’être taxé d’exagération, on peut affirmer que le flanc gauche du Caucase est en ce moment rangé tout entier sous le drapeau russe. L’organisation de ces milices, infanterie et cavalerie, est à peu près la même que celle des Cosaques ; elles sont divisées en sotnias ou bataillons commandés par des indigènes poulies grades inférieurs, par des officiers russes pour les grades élevés. Elles ne reçoivent de solde que lorsqu’elles sont convoquées pour entrer en campagne. Le mode ordinaire de recrutement est l’enrôlement volontaire.

Au nombre des moyens employés pour hâter cette assimilation des nationalités incorporées à la race dominante se trouve d’abord l’étude de la langue russe, imposée comme condition préalable d’aptitude à tous les emplois militaires ou civils. Le premier soin du gouvernement est de fonder partout des écoles, et de répandre ainsi la connaissance des idées et le goût de la civilisation dont cette langue est l’expression. Chez les populations chrétiennes du Caucase, la religion rend ce rapprochement encore plus facile. Dans ces contrées comme en Russie, le christianisme est de provenance byzantine ; les monumens religieux dont les ruines sont encore debout sur les pentes ou dans les gorges du Caucase attestent les efforts des empereurs de Constantinople, depuis Justinien au VIe siècle, pour y faire pénétrer la foi de l’Évangile, et combien elle y fut florissante. La Géorgie n’a jamais cessé d’être en rapports intimes avec l’église grecque, et l’Arménie, séparée depuis le Ve siècle, ne s’en écarte que sur des points peu nombreux, obscurcis plutôt par des préjugés nationaux que par des divergences dogmatiques.

Les mariages mixtes sont aussi une des causes qui concourent à cette fusion ; il existe nombre de familles où les pères voient déjà prête à leur succéder une jeune génération, ignorante ou dédaigneuse de la langue, de la religion ou du souvenir des ancêtres, et devenue Russe de la tête aux pieds. Un zèle d’émulation, une sorte de point d’honneur, portent ces néophytes à se rapprocher de leurs dominateurs et à désavouer leur propre origine. Le cachet officiel apparaît non-seulement sur leurs personnes par l’étalage de l’habit d’ordonnance (moundir), mais jusque dans les appellations de famille ou individuelles. Les noms de Madathian (fils de Mathathias), Arghouthian, Pehpoutian, Aïvaziants, Orbélian, Abgar, Vartan, etc., sont devenus Madatof, Argoutinsky, Behboutof, Aïvazovsky[20], Orbélianof, Apkarof, Vartanof. Dans la liste des noms musulmans, Tarkhan a produit Tarkhanof ; Yousouf, Yousoupof, etc. Cette transformation passe promptement, lorsqu’il y a mélange de sang, du caractère politique à un état physiologique et ethnique. Les contours qui dessinent le relief de chaque type national, adoucis par un frottement continuel, disparaissent rapidement dans une générale uniformité.

Le système d’asservissement des peuples asiatiques suivi par la Russie semble tout le contraire de celui que suivent les Anglais dans l’Inde. Ici un mur de séparation infranchissable s’élève entre la race asservie et les conquérans. Les indigènes ont été réunis en corps de milices, mais sous une discipline particulière et dans des conditions d’infériorité marquée. On leur a laissé seulement quelques fonctions subalternes de l’ordre civil ou judiciaire, tandis que l’accès aux principaux emplois de l’administration, de la magistrature et de l’armée leur est fermé[21]. L’orgueil britannique se révolterait à l’idée d’obéir, sous les armes, à un homme d’un sang réputé inférieur, à le voir siéger dans les hautes cours de Bombay, de Madras ou de Calcutta. Cet éloignement provient, chez nos voisins d’outre-Manche, de leurs instincts aristocratiques, d’un sentiment exagéré de leur propre dignité et de leur supériorité sur les peuples auxquels ils se sont imposés, tout en étant en contradiction flagrante avec l’esprit libéral de leur constitution politique. C’est dire qu’il n’est pas absolu, puisque un Arménien de Madras, enrichi dans le commerce, feu M. Raphaël Gharamian, faisait partie naguère de la chambre des communes à Londres. Il est juste de reconnaître que la société indienne, avec ses préjugés d’exclusion et de haine de l’étranger, sa religion intolérante, sa division en castes héréditaires, présente une agglomération compacte bien autrement difficile à entamer que les nations chrétiennes dégénérées du Caucase, ou les peuplades païennes, bouddhistes ou grossièrement musulmanes que la Russie a rencontrées éparses dans les solitudes de l’Asie septentrionale. Pour caractériser en traits généraux l’attitude qu’ont prise dans ce vaste continent les deux puissances qui aspirent aujourd’hui à se le partager, on peut dire que l’une tend à absorber les nationalités et à les effacer en usant insensiblement leurs forces vives[22], l’autre en les tenant sous un joug de fer et à l’écart, sans espoir d’être jamais relevées de cette déchéance. La séparation et l’esprit d’hostilité, de rancune et de vengeance qu’engendre cette condition servile sont un des enseignemens que l’on peut tirer de la récente insurrection de l’Inde. Si l’on voulait remonter encore plus haut pour chercher la cause première de la différence de ces deux politiques, on la trouverait peut-être dans la diversité radicale du caractère slave et du caractère anglo-saxon, le premier agissant par la concentration des forces individuelles dans une unité collective dont l’autorité absolue est la loi et le mobile suprême, le second par l’expansion isolée et spontanée du principe d’activité que fait germer dans le cœur de l’homme le génie de la liberté.


IV

Après avoir énuméré les élémens de nature diverse qu’admet l’armée du Caucase, il reste à nous enquérir du chiffre total auquel elle s’élève ; mais cette recherche est à la fois très obscure, parce qu’il n’existe aucune source officielle où il soit permis de puiser, et très complexe, car elle exigerait la connaissance de faits essentiellement contingens et instables. Ce chiffre a dû nécessairement varier avec le temps, suivant les exigences ou les résultats de la guerre, et s’accroître au fur et à mesure que l’armée permanente s’est grossie des corps auxiliaires appelés du dehors et des indigènes qui entraient dans ses rangs. Toutefois, en procédant par voie d’induction, en mettant à profit les témoignages oraux dont nous pouvons nous autoriser, parce qu’ils sont justifiés par une résidence de plusieurs années au Caucase, il ne nous sera pas impossible d’arriver à une détermination, sinon rigoureuse, du moins très approximative. D’après ces témoignages, l’armée était dans l’origine, vers 1823, à l’époque où Yermolof la commandait, de 22,000 hommes de troupes régulières. Augmentée d’année en année, sous les successeurs à Yermolof, Paskiévitch, Rosen, Grabbe, Golovin, Neidhardt, jusqu’à 150 ou 160,000 hommes, elle en comptait au moins 200,000 sous Vorontzof, en 1844. Depuis la nomination du gouverneur actuel, le prince Bariatinsky, en 1856, elle en réunit 300,000 environ. Ce dernier chiffre suppose nécessairement l’armée au grand complet, et comprend à la fois les troupes régulières, les Cosaques et les indigènes, ainsi que tous les corps spéciaux, état-major-général, états-majors de chaque division, etc.

Dans l’évaluation de ces forces en général, il faut d’abord faire la part des conditions très inégales où sont placées les trois catégories que nous avons indiquées relativement aux chances de destruction qui pèsent sur elles, comme aux probabilités plus ou moins grandes que nous avons d’en connaître le nombre réel. En ce qui concerne l’armée régulière, il faut signaler l’action désastreuse d’une administration dont les concussions, les abus et l’insouciance pour les besoins matériels du soldat sont notoires, je ne dis pas seulement en Russie, mais dans toute l’Europe. S’il est une accusation avérée, tant elle a été souvent répétée, c’est que la majeure partie de la bureaucratie est infectée d’un esprit de corruption et de rapine, et ce vice, flagellé publiquement par des écrivains de talent, déploré par tous les cœurs honnêtes et patriotiques, a résisté à tous les efforts des souverains pour le déraciner. Une autre observation qu’il ne faut pas oublier lorsqu’il s’agit de l’armée russe, et qui a été reproduite bien des fois, c’est l’infériorité du chiffre réel par rapport au chiffre indiqué sur le papier. J’ai déjà dit que, dans les régimens d’infanterie de ligne par exemple, les cadres sont de 1,047 hommes par bataillon, mais que ce nombre officiel et ostensible descend, suivant des témoignages de visu, à un effectif de 600 combattans en temps ordinaire. Que sera-ce donc en campagne, où les fatigues sont beaucoup plus meurtrières que tous les engins de destruction de l’ennemi ! « Notre effectif, me disait un officier dans son langage pittoresque, semblait se fondre entre nos mains. » Au Caucase, les vides occasionnés par les maladies et la mortalité, par le feu des montagnards, la désertion et la captivité, représentent une perte annuelle de vingt mille hommes pour les cinq années qui viennent de s’écouler.

Il en est autrement des Cosaques. Cantonnés depuis des siècles dans ces contrées, ils y sont devenus comme aborigènes et sont parfaitement acclimatés. Ils ne dépendent que d’eux-mêmes pour leur régime intérieur, leur entretien et le soin de pourvoir à leur bien-être. À l’exception des sotnias mobilisées en cas d’expédition, leur service est principalement sédentaire. On peut donc calculer à peu près leur nombre. En réunissant ceux de la Mer-Noire et de la ligne du Caucase, en comptant les exemptés temporairement et le corps de vétérans (Igotnié), qui doublent le chiffre de l’effectif, ce nombre monte à cent soixante-dix ou cent quatre-vingt mille hommes ; il faut y joindre les douze régimens de Cosaques du Don qui viennent tenir garnison au Caucase et se renouvellent tous les trois ans, régimens qui ont été portés à vingt dans les quatre ou cinq dernières années. Il est donc permis d’estimer à près de deux cent mille les Cosaques de l’armée du Caucase, dont moitié fait un service actif. Quant aux milices indigènes, leur nombre a dû subir des fluctuations incessantes suivant les phases de la lutte et les progrès de la conquête, et telles qu’il serait superflu de hasarder aucune évaluation. On assure que ces milices forment en ce moment un corps de quarante ou cinquante mille hommes.

Si l’on considère l’importance que la Russie a toujours attachée à la guerre du Caucase, l’activité qu’elle a mise à combler sans relâche les vides de l’armée régulière, si l’on met en ligne de compte la progression chaque jour croissante des milices montagnardes, on sera conduit à accepter comme très vraisemblable le chiffre de trois cent mille hommes auquel on évalue généralement l’armée du Caucase. C’est assurément un énorme déploiement de forces, hors de proportion en apparence avec l’étendue superficielle qu’il recouvre, mais qui semble nécessité par la configuration d’un pays que la nature a hérissé de formidables défenses, par le caractère belliqueux et résolu des populations qu’elles protègent.

Le chef de cette grande armée, le prince Bariatinsky, est sorti de ses rangs. D’abord colonel du régiment de la Kabarda, il fut promu en 1856 aux fonctions dont nous le voyons maintenant investi, en remplacement du général Mouravief, le même à qui est due la prise de Kars, et qui avait succédé en 1854 à Vorontzof. Les plus hautes dignités militaires ont été prodiguées au prince Bariatinsky : lieutenant de l’empereur au Caucase, il a été créé général feld-maréchal, et, par une distinction réservée aux têtes couronnées, aux princes du sang et aux plus grands capitaines, nommé titulaire du régiment autrefois sous ses ordres immédiats, le Kabardinskii. Sans croire un mot des propos que l’on débite sur les influences de cour qui lui auraient valu tant de faveurs, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’elles sont justifiées par le succès éclatant que sa bonne fortune lui réservait. S’il n’a pas eu encore l’occasion de se montrer le rival des hommes de guerre illustres dont il est l’égal par les honneurs accumulés sur sa tête, on peut dire qu’il possède des talens militaires suffisans : c’est surtout un administrateur zélé pour le progrès des populations dont la direction lui a été confiée, un cœur noble et généreux ; il est doué d’une qualité particulièrement précieuse en Russie, la probité. Pour l’aider dans les soins du gouvernement, il a auprès de lui un conseil et une administration supérieure, institués sur sa proposition en janvier 1859. Le président de ce conseil est le prince Orbélian, de famille géorgienne. L’administration comprend quatre départemens : 1° les douanes et les quarantaines, 2° les établissemens d’instruction publique, 3° les finances, 4° la justice. Une division spéciale est consacrée à l’économie rurale et aux colonies étrangères d’origine allemande établies dans les contrées caucasiennes.

Maintenant que le flanc gauche est conquis et que le principal obstacle de la Russie au Caucase, la présence de Schamyl, a disparu, on s’est demandé, dans la perspective de la soumission prochaine du flanc droit, quelle est la destination éventuelle de cette grande armée. L’imagination aidant, on s’est représenté l’habile et entreprenant Bariatinsky chevauchant, à la tête de ses trois cent mille soldats, à travers la Perse jusque sur les bords de l’Indus et du Gange. Par malheur, les savans tacticiens qui font mouvoir si lestement des masses aussi lourdes, et dont les élémens sont si hétérogènes, ne nous enseignent pas comment il faudrait s’y prendre pour les préserver de périr de faim, de soif et de chaleur dans les déserts qu’elles auraient à parcourir avant de parvenir dans l’Inde. Les considérations que j’ai développées font pressentir déjà qu’une pareille prévision ne saurait s’accomplir sans de grandes difficultés ; ce qu’il me reste à dire suffira pour démontrer que, même ces difficultés n’existant pas, la réalisation en est de longtemps impossible. D’abord il est plus que douteux que le gouverneur actuel du Caucase, par ses aptitudes et ses goûts personnels, dont le trait saillant n’est point une téméraire ardeur, soit porté à entreprendre de grandes expéditions et rêve des conquêtes lointaines. La mission qu’il a reçue d’assurer la stabilité de la domination russe dans les vastes domaines qu’il administre est loin d’être achevée, et la gloire de la mener à bonne fin peut suffire à son ambition. Une portion notable des montagnards du flanc droit résiste encore. Ce n’est pas tout que la soumission récente de Mohammed-Émin, l’actif et habile agent de Schamyl parmi les tribus adighés ou tcherkesses, et celle de la nation des Natoukhaïs, dans le voisinage des bouches du Kouban ; il faut encore vaincre la nation non moins considérable des grands et des petits Schapsougs, ainsi qu’une foule de tribus qui vivent dans un état d’hostilité sourde ou déclarée, et redoutables par leur agglomération possible ; il faut enfin réduire les restes de la vaillante confédération tcherkesse[23].

Des trois armées, régulière, cosaque et indigène, que la Russie possède au Caucase, quelle est donc celle qui pourrait en être retirée ? Ce n’est point assurément l’armée régulière, la seule qui ait une force véritablement agressive et qui puisse être utilement employée à l’extérieur. Sans elle, les Cosaques, colons sédentaires, troupes légères, propres seulement à des combats d’escarmouche et à un service de surveillance, sont impuissans, et la milice indigène perd toute direction et cesse d’être contenue. Ces trois armées, en se mouvant chacune dans la sphère d’attributions qui lui est propre et avec ses qualités particulières, se complètent mutuellement et constituent un tout indivisible. La seule pensée, le seul désir que puisse avoir la Russie est de mettre d’abord un terme à une guerre longue et sanglante où elle a englouti tant de soldats et de trésors. Alors il lui sera possible de diminuer son armée régulière, comme nous l’avons fait nous-mêmes en Algérie. Que plus tard, allégée de ce lourd fardeau, et lorsque la conquête aura fait place à un système de simple occupation, elle tourne ailleurs ses vues et une partie de ses forces du Caucase devenues disponibles, qu’elle appelle à son aide les montagnards, sujets douteux en temps ordinaire, mais auxiliaires dévoués dès que luira à leurs yeux l’appât du pillage, c’est là une de ces éventualités que l’Europe doit prévoir.

En supposant ces enfans du Caucase courbés d’une mer à l’autre sous le sceptre des tsars, on pourra dire qu’ils sont domptés, mais non encore pacifiés. Tous, et le Tcherkesse aristocrate et chevaleresque, et le Lesghi républicain et aux mœurs farouches, tous aiment la liberté et l’indépendance, comme l’aigle se plaît dans les espaces sans limites des régions aériennes où il plane solitaire. Le flanc gauche a été un foyer actif de l’islamisme ; quiconque a tant soit peu étudié la religion de l’Alcoran sait qu’elle entretient au fond du cœur de ses adeptes un enthousiasme ardent, la haine farouche de l’étranger et un esprit d’intolérance inflexible comme le dogme de la fatalité qu’elle proclame. Non, le muridisme n’est pas éteint dans les profondeurs de ces montagnes ; le souvenir de l’imâm Schamyl vit encore parmi des populations qui lui étaient dévouées jusqu’à la mort. Si la surveillance s’endormait un instant, l’étincelle qui couve dans le foyer encore fumant se ranimerait tout à coup ; à Schamyl dans les fers, comme à Kazy-Moulla tombé en héros et en martyr au milieu des murs en flammes et croulans de Himry, succéderaient de nouveaux apôtres dont la voix inspirée et puissante réveillerait les échos assoupis du Daghestan. Ces sentimens, ces aspirations, cette foi ne s’évanouissent pas en un jour. La domination russe ne sera solidement assise dans ces lieux que du jour où elle les aura enveloppés de toutes parts du réseau de ses lignes stratégiques, et que dans toutes les directions des routes propres aux rapides et faciles évolutions de l’armée auront été ouvertes. Alors, après l’œuvre violente de la conquête, commencera l’œuvre plus lente, mais bien plus efficace, de la pacification. Elle s’opérera à la longue, si la Russie emploie vis-à-vis des montagnards cette condescendance persuasive et ingénieuse qui lui permet d’assouplir et de gagner à elle les races asiatiques. L’habitant du flanc droit, jadis chrétien au temps des empereurs de Byzance, et conservant de vagues réminiscences de sa foi primitive, serait peut-être accessible de nouveau aux enseignemens de l’Évangile, si le clergé avait jamais le moindre souci de les lui faire entendre[24], tandis que le Lesghi, zélé musulman, ne se laissera jamais convaincre, et sa foi devra être respectée ; mais ils s’accoutumeront insensiblement l’un et l’autre à obéir à une force qui leur apparaîtra morale, juste et tutélaire. Les Orientaux sont de grands enfans dont il faut savoir se faire craindre et aimer tout à la fois. L’appât du lucre et l’espoir d’acquérir des richesses sont un moyen d’attraction très puissant sur eux, et le Caucase, par le développement du commerce et de l’agriculture, peut donner ample carrière à la satisfaction de ces instincts. Il est fertile en produits bruts des climats tempérés, et se prête admirablement à la culture des plantes tropicales, comme l’indigo et le coton. Il est riche en bestiaux, laine, suif, cire, soie, etc. Sa situation entre deux mers et deux continens en fait la route naturelle du transit entre l’Europe et l’Asie. La première mesure à prendre est l’abolition du tarif des douanes de 1831, qui a anéanti le commerce dans ces contrées en supprimant tous les rapports avec l’Europe ; Ces relations, qui y répandaient la prospérité et la vie il y a une quarantaine d’années, ont pris une voie plus méridionale. C’est par Trébisonde et le steppe des Kurdes, région déserte où les caravanes courent de grands risques, malgré le tribut que ces nomades prélèvent, qu’elles se dirigent maintenant vers la Perse et l’Asie centrale. Un système douanier largement conçu reporterait bien vite ce commerce dans l’isthme du Caucase. Les routes projetées ou en voie d’exécution permettraient des communications faciles. Dans le Daghestan, des mines de soufre, d’antimoine, d’albâtre et de plomb, d’abondans gisemens de houille ont été découverts il y a quelques mois, et les montagnards se sont empressés de seconder les recherches des ingénieurs chargés de cette exploration, dans la persuasion que la mise en lumière de ces trésors enfouis dans le sein de la terre deviendra pour eux une source de bien-être.

Parmi les travaux d’utilité publique en construction ou en projet, nous citerons la route de Koutaïs dans l’Iméreth jusqu’à Vladikavkaz sur le plateau de la Kabarda, par Oni, Kalaki et Alaghir ; plusieurs chaussées, au nombre desquelles est la section de Douschétie, sur la route militaire de la Géorgie ; le pont en fer établi à Koutaïs, sur le Rion ; la ligne de poteaux télégraphiques, sur le chemin de Tiflis à Barjom, destinée à être continuée par Koutaïs jusqu’à Poti et à la Mer-Noire. Enfin les études pour la construction d’un chemin de fer d’une mer à l’autre touchent à leur fin. Cette voie ferrée pourra être reliée plus tard, par le steppe des Kalmouks nomades, à celle qui doit traverser la Russie méridionale jusqu’à Moscou, où elle rejoindra la voie qui conduit de cette ville à Saint-Pétersbourg.

Certes ce sont là des débuts qui promettent ; mais le programme à remplir est si vaste ! Quelle tâche gigantesque que celle de pacifier le Caucase, d’y implanter la civilisation, et d’en faire désirer les bienfaits à des peuples encore enfans ! On en jugera par le tableau qu’il nous reste à tracer de cette étrange société caucasienne. L’accomplissement d’une œuvre pareille ne peut être que le résultat d’efforts persévérans. La mère-patrie a elle-même bien des pas encore à faire dans la carrière du progrès économique et industriel ; elle est dans l’enfantement pénible d’une grande réforme sociale, l’émancipation des serfs, réforme légitime et morale, et par cela même destinée à triompher et à la transformer. Au milieu de ces préoccupations qui sollicitent toute son attention sur elle-même, le temps n’est pas venu de s’occuper activement de la régénération du Caucase ; l’avenir est encore éloigné sans doute où cette parole, prononcée dans la joie d’un triomphe récent et inachevé, il n’y a plus de Caucase, pourra être répétée par les tsars avec une confiance mieux fondée que celle de Louis XIV disant : Il n’y a plus de Pyrénées.


EDOUARD DULAURIER.

  1. « Védène est situé sur la rive gauche de l’affluent gauche du Khoulkhoulaou, à la sortie d’un défilé boisé presque inaccessible. Au moment où cette place fut attaquée par les Russes, elle était hérissée de fortifications et défendue par une garnison de plus de sept mille montagnards de Tavli, sous les ordres de quatorze naibs (lieutenans de Schamyl). Les Russes avaient treize bataillons et demi, conduits par l’adjoint du général Yevdokimof, le général-major de Kempfert. » (Journal des opérations militaires et des travaux des troupes de l’aile gauche du Caucase du 20 mars au 2 avril 1859.)
  2. Voyez la Revue du 1er mai 1856.
  3. La verste équivaut à peu près à 1 kilomètre 66 mètres.
  4. Nous savons qu’il se trouve dans les archives du gouvernement, à Tiflis et dans les bureaux topographiques placés dans différentes localités du Caucase, les matériaux les plus précieux pour la géographie et l’histoire de cette contrée. Il a été question un moment de livrer ces matériaux à la publicité ; mais ce projet, comme tant d’autres, est resté sans exécution.
  5. La population de Tiflis est aujourd’hui de 38,375 habitans, d’après le calendrier méciatsoslov de l’académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg pour 1860.
  6. Les Lettres sur le Caucase et la Crimée sont enrichies de vignettes et de gravures dues au crayon élégant et facile de M. Blanchard, et qui témoignent combien cet habile artiste a étudié avec soin le Caucase.
  7. Géographie, livre XI, page 343, édition de Casaubon.
  8. Attelages de trois chevaux de front.
  9. Une mesure toute récente fin 1859 a réuni le flanc droit et le flanc gauche, ainsi que la ligne de la Mer-Noire, sous un seul commandement, confié au général Yevdokimof Nicolas Ivanovitch. Le général Philipson Grigorii Ivanovitch a été nommé chef de l’état-major-général, en remplacement de l’adjudant-général Milioutin Dmitrii Alexéïévitch, qui s’est retiré pour cause de mauvaise santé.
  10. Les quatre corps de l’armée du Caucase sont répartis dans l’ordre suivant :
    1° Flanc droit : — cavalerie, dragons de Tver ; — 19e division d’infanterie : régimens de Crimée, Stavropol, Sévastopol et du Kouban ; — bataillons de ligne n° 1 à 6.
    2° Flanc gauche : — dragons de Nijni-Novgorod ; — 20e division d’infanterie : régimens de Tenghinsk, Navaghinsk, de la Koura et de la Kabarda ; — bataillons de ligne n° 7 à 13.
    3° Ligne de la Mer-Caspienne : — dragons Severskii ; — 21e division d’infanterie : régimens d’Apschéron, du Daghestan, du Samour et du Schirvan ; — bataillons de ligne n° 14 à 19.
    4° Ligne lesghienne : — dragons de Péréiaslav ; — infanterie d’élite : grenadiers d’Érivan, de Géorgie, de Tiflis et de Mingrélie ; — bataillons de ligne n° 20 à 29.
    Un cinquième corps de huit bataillons de ligne, n° 30 à 37, protège la Géorgie occidentale et les abords de la Mer-Noire, du côté de Poti. Son chef-lieu est à Koutais, capitale de l’Iméreth.
    Les batteries d’artillerie sont de huit pièces, il y a quatre batteries par division, une par régiment, en tout seize batteries, dont quatre de gros calibre, six légères et six de montagne. L’artillerie des Cosaques du Don et de la ligne du Caucase est surtout en réputation ; elle passe pour la meilleure de toute l’armée russe.
    Ces forces, qui composent l’armée permanente, l’armée du Caucase proprement dite, se sont accrues, depuis l’avènement du prince Bariatinsky, de corps appelés comme auxiliaires des autres provinces de l’empire : la 13e division d’infanterie, qui comprend les régimens de Brest-Litovskii, Belostok, Lithuanie et Vilna, et la 18e, dont les régimens sont ceux de Riazan, Riajk, Bélev et Toula.
  11. Dans l’armée du Caucase, il n’y a pas de corps particulier pour le train des équipages. On y supplée par les chevaux de trait que fournit le gouvernement cinquante-quatre par bataillon pour le transport des bagages et des munitions en campagne et par les chevaux supplémentaires six par compagnie achetés par les soldats au moyen d’un prélèvement fait sur la caisse de l’artel, association qui met en réserve un fonds destiné aux dépenses communes. Il y a en outre des compagnies spéciales pour ces charrois à dos de cheval konnié transporty ou de bœuf volovié transporty.
  12. D’après un ancien usage, encore en vigueur en Angleterre et on Autriche comme en Russie, et que la révolution de 1789 a aboli chez nous, les régimens sont désignés par le nom de la localité où est établi leur quartier-général. Cette appellation est un adjectif ethnique, Krymskii de Crimée, Kabardinskii de la Kabarda, par exemple, que l’on emploie dans le langage ordinaire en sous-entendant le mot polk, régiment.
  13. Le règlement de 1845 a fixé à huit cent quatre-vingt-quatre hommes l’effectif de chaque régiment à cheval.
  14. La ville d’Iékatérinograd est située sur la Malka, à douze verstes au-dessus de l’embouchure de cette rivière dans le Térek. Elle fut fondée en 1777.
  15. La dessiatine, mesure de superficie, égale environ 1 hectare et 9 ares.
  16. Voyez Relation des particularités de la révolte de Stenko Riazin contre le grand-duc de Moscovie, par un marchand anglais résidant alors en Russie, nouvelle édition, par M. le prince, Augustin Galitzin.
  17. Voyez la Revue du 1er juin 1858.
  18. Le Raskol, essai historique et critique sur les sectes religieuses en Russie, Paris 1858. Dans ce curieux ouvrage, ou le voile de l’anonyme cache un écrivain parfaitement renseigné, dont la nationalité russe n’est pas douteuse, on trouve des détails sur la vaste organisation des starovères, sur les deux grands hôpitaux qu’ils ont fondés a Moscou, et qu’ils ont fait inscrire sur les registres de la police sous le nom de cimetières : l’un, appelé Ragotskii, appartient aux popovtsy, et l’autre, Préobajenskii, aux bezpopovtsy. M. de Haxthausen, qui a visité ce dernier, en a décrit les proportions immenses et le régime intérieur, approprié au traitement de plus de deux mille malades, sans compter les mendians qui viennent y recevoir journellement leur nourriture.
  19. Ce conseil juge les procès civils ou criminels et les affaires communales d’après la coutume adet et la loi de l’Alcoran schariet.
  20. Ce nom, qui est celui du peintre de marines dont le talent, devenu populaire en Russie, a été remarqué à notre exposition de 1857 et lui a valu la décoration de la Légion d’honneur, me fournit l’occasion de rectifier les détails biographiques très inexacts qu’a donnés M. Ivan Golovin dans une publication récente intitulée : Autocratie russe, Berlin 1860. Suivant lui, M. Aïvazovsky porte le nom de la ville où il a reçu le jour, de parens tartares si misérables que dans son enfance il cirait les bottes chez M. Kaznatcheïef, qui devina et seconda son talent. La connaissance personnelle que j’ai de la famille de ce célèbre artiste me permet d’affirmer qu’il est né à Caffa, en Crimée, non de parens tartares, mais arméniens, jouissant d’une honnête aisance, et qu’il a été élevé par sa mère, restée veuve et encore vivante. Ses ancêtres émigrèrent d’Ani, ville de la Grande-Arménie, lorsque, après avoir été ruinée par les Tartares mongols au XIIe siècle et détruite entièrement par un tremblement de terre en 1319, elle fut désertée par ses habitans. Le frère de M. Aïvazovsky, Mgr Gabriel, qui a longtemps habité Paris, est actuellement archevêque du diocèse arménien de Saint-Pétersbourg, Bessarabie et Nakhitchévan.
  21. La charte de 1833 proclamait en principe l’aptitude des indigènes à tous les emplois, mais la cour des directeurs de la compagnie des Indes à Londres avait rendu ce privilège à peu près illusoire, en exigeant, entre autres conditions, le plus souvent impraticables, un voyage préalable en Angleterre.
  22. Les progrès de ce travail d’assimilation dans lequel est engagée la Russie sont sensibles aussi à l’égard de plusieurs nations européennes : si la Pologne manifeste une résistance invincible à se laisser absorber, cette résistance tient non-seulement au souvenir glorieux d’un passé de luttes et de rivalité, mais encore à ce qu’elle a suivi un courant d’idées tout opposé à celui dans lequel la Russie a été entraînée, le courant des idées occidentales. Par une de ces anomalies fréquentes dans un pays comme la Russie, qui est en voie d’élaboration sociale et a un degré encore inférieur sur l’échelle de la civilisation, si les Juifs ont été tenus jusqu’à présent dans un état d’ilotisme, il n’est pas impossible de prévoir que, par l’acquisition des droits civils qu’on se prépare à leur accorder, ils seront, comme les autres nations, promptement transformés et russifiés.
  23. Une partie des Tcherkesses a commencé à émigrer, il y a quelques mois, au nombre de soixante-dix mille environ, sur le territoire ottoman. Ils ont reçu des secours du sultan et des terres dans le nord de l’Asie-Mineure, aux environs de Sivas et d’Amasie.
  24. Il est constant que l’église orthodoxe n’a eu jusqu’à présent aucune action sur les montagnards comme propagande religieuse, et n’a tenté aucun effort pour les ramener. La seule doctrine qui ait fait des progrès au Caucase dans ces derniers temps est l’islamisme.