La Russie dans le Caucase/05

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La Russie dans le Caucase
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 41-67).
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LA RUSSIE
DANS LE CAUCASE

L'EXODE DES CIRCASSIENS ET LA COLONISATION RUSSE.

I. Pisma iz Tifliça (Lettres écrites de Tiflis), par M. le général-major de Fadeief, publiées dans la Gazette de Moscou (Moskovskiya Vêdomosti), 1864-65.— II. Vozpominania Kavkazkago ofitsera (Souvenirs d’un officier de l’armée du Caucase) dans le Rousskii Vêstnik (le Messager russe), 1864. — III. The Circassian war, as bearing on the Polish insurrection, London 1863. — IV. The Circassian Exodus, suite d’articles insérés dans le Times, 1864. — V. Correspondence respecting the regulations issued by Russian government in regard to the trade with the eastern coast of the Black Sea, presented to the House of Commons by command of Her Majesty, 1863. — VI. Papers respecting the settlement of the Circassian emigrants in Turkey, 1864. — VII. Rapport présenté au conseil de santé (de l’empire ottoman) dans la séance du 28 juin 1864 par M. le docteur Barozzi, chargé d’une mission sanitaire concernant l’émigration circassienne ; Constantinople 1864.

I

Les longues épreuves et les souffrances cruelles qu’une lutte disproportionnée causa aux Tcherkesses n’étaient que le prélude de celles qui les attendaient hors de leur patrie, un présage sinistre de la ruine où la nation allait s’engloutir. A l’œuvre de la destruction opérée par la main de l’homme succéda l’action encore plus meurtrière de la nature, dont les fléaux conjurés moissonnèrent ceux que les coups de l’ennemi n’avaient point atteints. Il semble qu’un arrêt du sort avait condamné ces populations à disparaître de la surface de la terre ; on dirait une victime marquée du sceau de la fatalité antique.

Nous avons vu les tribus tcherkesses terrassées l’une après l’autre, refoulées jusqu’aux limites extrêmes de leur territoire, acculées sur les bords de la mer, sans ressources et sans abri[1] ; nous avons maintenant à les suivre dans la voie douloureuse qui les conduisit sur la terre étrangère, et à terminer par ce lugubre épilogue le triste drame dont la guerre nous a rendus les spectateurs.

Une observation que suggère tout d’abord l’émigration tcherkesse, c’est qu’elle n’est pas, comme on l’a cru et comme on l’a répété plusieurs fois, un accident purement contingent, un acte de la volonté seule du vainqueur ; elle est un fait complexe et par les causes qui l’ont occasionné et par la durée du temps dans lequel il s’est accompli. Ce fait est le résultat d’influences et de circonstances diverses qui ont agi simultanément, et qui doivent-être discernées avec soin pour être appréciées sciemment et avec impartialité. A cet égard, les dates sont déjà une révélation : le premier groupe de montagnards qui se détacha pour gagner le territoire turk partit en 1859, à l’époque où tomba Schamyl et avant que la guerre ne fût sérieusement engagée avec les tribus du Caucase occidental. Ce départ fut volontaire, puisque la masse des émigrans appartenait aux tribus pacifiées de la région du Kouban, auxquelles se joignirent les Tartares Nogaïs, qui erraient comme nomades dans les steppes aux environs de Stavropol et qui étaient façonnés depuis longtemps au joug de la Russie. Et ce qu’il y a de plus significatif, c’est qu’il coïncida avec l’éloignement des Tartares, qui dans la Crimée formaient le fond de la population rurale. On se rappelle que la retraite précipitée de ces derniers fut un désastre pour les propriétaires fonciers de la péninsule ; la main-d’œuvre atteignit un prix exorbitant ; le manque d’ouvriers fut si grand que les champs restèrent abandonnés sans culture, et que la moisson, parvenue à sa maturité, se perdit sur pied faute de bras pour la couper et la renfermer dans les greniers. A partir de 1859 et dans le courant de 1860, Constantinople vit arriver 50,000 de ces Tartares de la Crimée ; en comptant ceux qui les suivirent et qui furent disséminés dans les différentes provinces de la Turquie, ils dépassèrent le nombre de 300,000, d’après les calculs officiels de la Porte. Dans les khans et autres établissemens publics où on les logea pendant l’hiver, ils furent entassés et souffrirent à tel point que le typhus, la dyssenterie et les fièvres paludéennes les enlevèrent par milliers ; les survivans se fondirent dans la masse de la population turque, et tous ont si bien disparu aujourd’hui, au bout de quatre années, que nul ne saurait dire ce qu’ils sont devenus. Le mobile, avéré d’ailleurs et connu maintenant de tout le monde, qui détermina ces Tartares, ainsi que les communautés musulmanes du Caucase, à déserter le territoire russe est le fanatisme religieux excité par des prédications très actives, quoique clandestines. J’ai montré précédemment les mêmes instigations agissant sur les Tcherkesses et la propagande à la fois religieuse et politique des apôtres du Koran s’efforçant de les entraîner. Que cette impulsion ait été une des causes déterminantes de leur départ et la première origine de leurs malheurs, c’est ce qu’avoue très explicitement l’ambassadeur d’Angleterre à la cour de Russie, lord Napier, dans une dépêche adressée au comte Russell en date du 23 mai 1864. Il ajoute que lorsque l’émigration, prenant des proportions colossales, devint un très sérieux embarras et un sujet d’alarmes pour le gouvernement ottoman, celui-ci demanda au cabinet de Pétersbourg de la retarder et de la régulariser[2] ; mais il n’était plus temps. Pour les Tcherkesses, les Turks étaient un peuple ami, un peuple saint ; ils se représentaient le sultan, le grand padischah des vrais croyans, comme le plus puissant monarque de l’univers, prêt à répandre sur eux d’une main libérale ses inépuisables trésors, ses états comme un asile où ils vivraient dans l’abondance, les terres qu’ils y trouveraient comme une large compensation de leurs rochers dévastés par le fer et le feu des Russes. A toutes les instances employées pour leur persuader d’aller se fixer comme colons sur le Kouban, ils répondaient invariablement : « Avec vous, nous serions bien peut-être, mais nous voulons vivre et mourir parmi nos frères de l’islam ; notre désir est que nos ossemens reposent un jour dans une terre bénite. »

Ces propositions et ces promesses étaient d’autant plus sincères que, si la raison d’état exigeait l’éloignement des Tcherkesses des bords de la Mer-Noire et leur remplacement par des colons russes, il y avait bien quelque avantage à les retenir au Caucase en les transplantant dans des lieux où ils cesseraient d’être à craindre. Il fallait peupler de nouveau et rendre à la culture une contrée que la guerre et l’émigration avaient privée de ses habitans. Les Tcherkesses, acclimatés et habitués à la vie de montagnes, semblaient pouvoir répondre assez bien à ces vues du gouvernement russe, quoique réfractaires par leur nature à tout travail régulier et assidu, plutôt guerriers que laboureurs. Les terres qui leur avaient été assignées avaient assez d’étendue pour contenir tous ceux qui, d’après les présomptions les plus vraisemblables, voudraient aller s’y fixer, une fertilité suffisante pour fournir amplement à tous leurs besoins. Elles comprenaient 1,500,000 deciatines (1,638,750 hectares) réparties en trois lots : le premier d’un million de deciatines sur la rive gauche du Kouban, le second de 300,000 deciatines des meilleures terres de tout l’empire, dans le district de Piatigorsk, abandonnées par les Nogaïs, et le troisième lot pris sur le territoire des établissemens cosaques, qu’une mesure récente avait déplacés et transférés sur les lignes les plus avancées. Défalcation faite des montagnards émigrés ou morts pendant la guerre, il fut constaté que ceux qui avaient consenti à rester n’étaient pas même assez nombreux pour couvrir toute la surface du territoire réservé aux colons indigènes. Il n’existait donc aucune raison pour rejeter les Tcherkesses au dehors sur le territoire ottoman, comme il n’y en avait aucune pour les retenir de force au Caucase. L’emploi de la contrainte aurait été un acte aussi impolitique que dangereux ; prétendre assujettir à la fois et le pays et ses habitans, c’eût été provoquer une résistance doublement opiniâtre, prolonger la lutte et l’effusion du sang. Il n’y avait pas lieu d’ailleurs de garder dans les limites de l’empire des populations dont l’antipathie était manifeste, et rien ne fut mis en œuvre soit pour favoriser, soit pour contrarier leur volonté de s’éloigner.

La première émigration, celle qui eut lieu en 1859, et qui fut déterminée par la chute de Schamyl, comptait dans ses rangs, comme je l’ai dit plus haut, les Nogaïs des environs de Piatigorsk et quelques tribus musulmanes pacifiées. Ce départ prouva que ces tribus n’avaient rien perdu de leurs dispositions hostiles, qu’elles n’avaient supporté jusque-là le joug des Russes que dans l’attente d’une prochaine délivrance. Lorsqu’elles virent cet espoir s’évanouir, elles se décidèrent à quitter leur pays souillé par la présence des infidèles. Ceux qui émigrèrent dans ces premiers temps furent, outre les Nogaïs, une grande partie des Abazes, vivant dans la plaine ondulée qui s’étend entre le Kouban et l’Ouroup. Sur leurs traces marchèrent, en 1861, les Beslesneï et quelques petits clans qui les touchaient de près par le voisinage ou le mélange du sang. L’année suivante, le mouvement s’arrêta ; les montagnards remportèrent quelques avantages partiels, et leur courage se ranima. En 1863, la chance ayant tourné contre eux et sous le coup de défaites réitérées et définitives, ils recommencèrent à émigrer, mais cette fois par masses énormes et avec un emportement tellement irrésistible et désordonné que toutes les prévisions furent dépassées et que les deux gouvernemens russe et ottoman se trouvèrent impuissans à contenir et à diriger ce torrent débordé. Ce fut cet ébranlement subit de tout un peuple qui occasionna le désastre dont il a été victime, désastre épouvantable dont chacun cherche aujourd’hui à se disculper, et où tous ont encouru et auront devant la postérité leur part de responsabilité.

Yers la fin de 1863, la majeure partie de la tribu des Abadzekhs, retirée sur les hautes cimes du Caucase, s’y soutenait encore, épuisée par deux hivers passés dans ces âpres solitudes, au milieu des glaces et des neiges, cernée de tous côtés, par derrière, à droite et à gauche, par un réseau de baïonnettes, en face par la mer. Dans cette situation désespérée, un découragement soudain les gagne tous à la fois, une panique aveugle les égare, et comme une avalanche ils se précipitent sur le versant de la montagne, pour atteindre en toute hâte les bords de la mer. Les rangs des fuyards se grossirent bientôt des débris de deux autres tribus, les Schapsougs méridionaux et les Oubykhs. La terreur et la confusion redoublèrent par l’arrivée des familles qui s’étaient réfugiées dans les lieux les plus écartés, et que l’épée impitoyable des soldats russes en délogeait. L’aspect seul de cette multitude qui se pressait sur le rivage annonçait les indicibles misères qu’elle avait endurées et navrait le cœur : les hommes y étaient en majorité, la population virile avait eu seule la force de résister ; mais tout ce qu’il y avait d’êtres faibles, femmes, enfans, vieillards, avait été décimé.

Deux ans auparavant, le chef militaire de la province du Kouban, le général Yedokimof, prévoyant cette débâcle générale, avait demandé à son gouvernement l’envoi de navires pour recueillir les émigrans et les transporter en Turquie ; mais cette mesure de précaution et d’humanité avait été négligée ou différée jusqu’alors. Errans sur un rivage inhospitalier, éperdus, les Tcherkesses, les yeux fixés sur l’horizon, ne voyaient venir à eux que quelques kotchermas turques où ils se jetaient en s’y disputant la plus petite place. Ces embarcations prenaient des passagers en nombre cinq ou six fois plus considérable qu’elles ne pouvaient en contenir. Les patrons, contrebandiers par état, au cœur endurci par l’habitude du trafic des esclaves qu’ils allaient chercher sur cette côte, montraient une âpreté sordide et cruelle, ne recevant à bord que ceux qui les payaient argent comptant ou par la remise de quelque objet de valeur et même de leurs femmes ou de leurs enfans.

Le grand-duc Michel, témoin de ces scènes de désolation, donna les ordres les plus pressans pour y remédier autant que cela se pourrait, et chargea ses aides de camp d’en diriger l’exécution. Des bâtimens à vapeur ou à voiles furent nolisés aux frais du trésor impérial, les navires des compagnies maritimes mis en réquisition. En même temps le cabinet de Constantinople envoyait des vaisseaux de guerre qui avaient été désarmés et convertis en bâtimens de transport. Dès l’ouverture de la navigation, au printemps de 1864, trois commissions, composées d’officiers russes, furent instituées pour présider à l’embarquement des émigrans, empêcher l’encombrement à bord, et pourvoir à ce qu’en partant ils fussent approvisionnés de vivres et d’eau potable et reçussent les soins médicaux que leur état réclamait. Les bâtimens frétés par le gouvernement durent se charger gratis de ceux qui seraient désignés par les commissaires. Sur les navires de commerce, qui vinrent librement prêter leur concours à la marine de l’état, le passage des indigens était payé. Quant aux montagnards qui avaient conservé quelques ressources, on leur accorda un secours supplémentaire d’un rouble argent (4 fr.) par individu, adulte ou enfant indistinctement. Par une mesure administrative, le prix du passage fut fixé au taux uniforme de 3 roubles (12 fr.) sur les bateaux à vapeur, d’un rouble 75 kopeks (7 fr.) sur les navires à voiles, en sorte que même ceux qui étaient solvables n’eurent à débourser de leur pécule personnel que 2 roubles ou bien 75 kopeks (3 fr.) seulement.

Dans une lettre adressée de Théodosie au Journal de Constantinople, on lit que la somme dépensée à cette occasion s’élevait à 136,713 roubles ou 546,713 fr. En admettant que l’auteur de cette lettre ait été mieux informé à ce sujet qu’il ne l’a été sur un autre chiffre qu’il énonce ailleurs et que nous lui contesterons tout à l’heure, il est évident qu’une pareille somme est bien peu de chose pour soulager une infortune immense et subvenir à la détresse de toute une population ; mais faut-il y voir, comme on l’a fait, une parcimonie inspirée par un odieux calcul, insouciante du sort des proscrits chassés brutalement et dépouillés de leur patrimoine ? Une accusation aussi grave aurait besoin d’être appuyée de quelque preuve positive, et elle ne l’a jamais été, que nous sachions. Dans la conquête du Caucase, la Russie avait un but en vue ; ce but, elle l’a poursuivi avec une logique inflexible et par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, mais elle n’a jamais eu recours à des rigueurs inutiles. Chaque acte de la vie individuelle de l’homme comme de la vie collective des nations a sa raison d’être et de se manifester, raison morale ou dictée par l’intérêt personnel ; aller au-delà serait non pas seulement une perversion de la volonté, ce serait une aberration de l’intelligence et dans la pratique une de ces fautes que les habiles n’ont garde de commettre. L’exiguïté relative de la dépense faite pour les montagnards par la caisse militaire de la province du Kouban semble prouver plutôt l’insuffisance de ses ressources, peut-être aussi leur fière obstination à ne point accepter les bienfaits que leur offrait la même main qui les avait domptés et humiliés. Ce qui contribua surtout à leur perte, il faut avoir le courage de le dire, c’est, avec un concours de funestes circonstances, l’imprévoyance de tous, amis ou ennemis, et une suite de calculs faux et de démarches intéressées ; c’est ainsi que le cabinet de Saint-Pétersbourg fut alors mis en éveil par les intrigues dont il eut vent, et qui s’agitaient auprès de la Porte pour la dissuader de donner l’hospitalité aux Tcherkesses, qui, forcés de rester chez eux, recommenceraient la guerre, et par les bruits qui circulèrent en même temps d’une velléité d’intervention de la part des puissances de l’Europe occidentale en leur faveur. Les susceptibilités ombrageuses d’une politique alarmée firent taire cette fois, comme cela est si souvent arrivé dans tous les temps et partout ailleurs, la voix de l’humanité ; pour des vaincus récalcitrans et considérés comme dangereux, il n’y eut ni grâce ni délai : ils furent poussés brusquement vers la mer et l’exil. De là les embarras et les désordres d’un départ précipité, accrus par la rareté des moyens de transport.

Des rivages de la Circassie nous allons maintenant cheminer avec eux sur les flots de la Mer-Noire et les accompagner jusqu’à leur dernière étape sur le territoire ottoman. Les élémens de notre récit ont été empruntés en premier lieu au rapport d’un témoin oculaire, M. le docteur Barozzi, chargé par le conseil de santé de Constantinople de se rendre dans les localités du littoral de l’Asie-Mineure où abordèrent les Tcherkesses, et de faire exécuter les mesures d’hygiène, d’ordre et d’assistance que leur arrivée avait rendues urgentes[3], — en second lieu à l’introduction historique qui accompagne ce rapport dans la Gazette médicale d’Orient, et qui paraît également puisée à des sources authentiques. Nous ne saurions mieux faire que de suivre ces deux guides pas à pas.

Les principales stations de la côte ottomane dans la Mer-Noire où se portèrent les Tcherkesses furent d’abord Trébizonde et ensuite Samsoun. Quelques-uns, mais en petit nombre, poussèrent jusqu’à Sinope. Depuis le mois de novembre 1863, et malgré les rigueurs d’un hiver précoce, ils arrivèrent par bandes qui se succédaient presque sans interruption, entassés quelquefois au nombre de 4 à 500 sur de petites barques, en proie à des maux de tout genre. Souvent la traversée sur une mer célèbre par ses orages avait été longue et laborieuse. Une partie avait succombé en route ; mais l’encombrement était tel à bord, l’insouciance et la négligence poussées si loin que les morts restaient accolés aux vivans. Au fur et à mesure que grossit le courant de l’émigration, on les vit se présenter par convois de 4, 5 et même 10,000 à la fois dans des conditions encore plus déplorables. On cite entre autres le dernier convoi, qui comptait 6,000 personnes, entassées sur une vingtaine de barques où gisaient pêle-mêle les morts et les mourans. Comme le voyage, ralenti par le mauvais temps, avait été fort rude, ces pauvres gens, démunis de tout, avaient été obligés pour étancher leur soif de boire de l’eau de mer. Ils étaient si faibles qu’il fallut à leur arrivée les prendre à bras, comme des colis, pour les déposer à terre ; beaucoup souffraient de vomissemens ou de la dyssenterie, de la variole ou d’affections typhiques ; tous mouraient de faim et de froid.

Une fois débarqués, ils se jetaient dans les villes, emportés par le besoin irrésistible de trouver des alimens et un abri. Dans les premiers jours de décembre, plus de 5,000 remplissaient déjà l’intérieur de Trébizonde, et ce nombre, s’accroissant de jour en jour, finit par dépasser le chiffre de 100,000. Vers le milieu d’avril, l’agglomération était au comble dans cette dernière ville, et les arrivages furent contraints de s’en détourner pour se diriger sur Samsoun. C’est vers ce côté que convergea dès lors le mouvement principal des émigrans. Les 10,000 que reçut d’abord Samsoun se trouvèrent au bout de quelques semaines au nombre de 30,000, et bientôt après de 120,000. La situation des habitans comme des réfugiés devint des plus graves et très alarmante. A Trébizonde, ceux-ci obstruaient les places et les rues ; le lazaret, les magasins, toutes les maisons disponibles en regorgeaient. Les maladies épidémiques qu’ils avaient apportées avec eux se développèrent rapidement, et la mortalité sévissait avec une intensité croissante. Les cadavres, ensevelis sous une légère couche de terre ou simplement enfouis sous la neige, s’amoncelaient dans les cimetières placés à l’intérieur de la ville. Il y avait à craindre qu’au moment du dégel les miasmes putrides dégagés de ces restes humains mis à découvert ne vinssent ajouter leurs émanations délétères aux causes d’infection déjà existantes. Les habitans étaient dans la consternation, les affaires suspendues. A Samsoun, la ville, comme prise d’assaut par une multitude affamée, offrait l’image d’une désolation plus grande encore. La population, menacée du pillage et terrifiée, commençait à fuir. Pour faire face à tant de difficultés et de dangers, quelles étaient les ressources ? Des autorités démoralisées, du pain et des alimens à peine, quelques rares abris ouverts à tous les vents, pour toute force publique cinq zaptiés (soldats de police), point d’argent ni de crédit.

Les secours accordés par le gouvernement ottoman avaient été promptement épuisés ou n’arrivaient pas. Quelles sommes d’ailleurs n’aurait-il pas fallu pour défrayer ces milliers d’hôtes survenus à l’improviste dans un dénûment sans pareil et pourvoir à leur installation dans les diverses provinces de l’empire où on se proposait de les interner ! Cette dépense énorme et imprévue aurait surchargé et dérangé un budget plus en ordre et mieux doté que celui de la Turquie ; mais il faut lui rendre cette justice, que dans sa pauvreté elle s’empressa d’ouvrir sa main compatissante à des coreligionnaires malheureux, et si le plus grand nombre d’entre eux périrent, le gouvernement et la charité privée firent du moins tous les sacrifices possibles pour les sauver[4].

L’évacuation de Trébizonde et de Samsoun et la dispersion des émigrans comme première mesure de salubrité étaient d’autant plus urgentes que leur accumulation dans ces deux villes prenait des proportions plus considérables. De ces masses, foyers d’infection et sur lesquelles la mort s’acharnait, la contagion rayonnait dans les environs et menaçait d’envahir les provinces limitrophes. Dans le mois de décembre, on en transporta plusieurs milliers sur divers points du littoral de la Mer-Noire ; 2,000 furent envoyés à Constantinople et logés au milieu de la ville, dans des khans, d’où le mal dont le germe était en eux ne tarda pas à se répandre dans les quartiers environnans ; 40,000, débarqués sur la côte d’Europe, à Varna et à Kustendjé, furent de là dirigés dans l’intérieur du pays, jusqu’aux environs de Widdin, par la navigation du Danube, par la voie ferrée, ou par d’autres moyens de locomotion. Leur sort ne fut pas meilleur que celui de leurs autres compatriotes. Ils marquèrent les traces de leur passage dans les plaines basses et marécageuses de la Bulgarie en jonchant les chemins de leurs cadavres, en semant le typhus et la variole partout où ils passaient.

Bientôt le départ de ces colonies partielles fut ralenti ou suspendu par l’épidémie qui frappa les équipages eux-mêmes des embarcations employées à ce service. Le premier qui en ressentit les atteintes fut un pyroscaphe ottoman qui, dans les premiers jours de décembre, avait amené des Tcherkesses de Trébizonde à Constantinople et en avait perdu huit pendant la traversée. A peine ce navire eut-il repris la mer après avoir mis à terre ses passagers, que le typhus éclatait à bord avec violence et enlevait notamment le capitaine et le mécanicien. Un autre navire, mais cette fois un navire européen, par conséquent assujetti à une police sanitaire rigoureuse et bien entendue, la Tamise, appartenant à la compagnie des Messageries impériales, fut encore plus maltraité. Il avait quitté Trébizonde le 13 décembre emportant 113 Tcherkesses, qu’on avait eu le soin de prendre tous bien portans et de placer sur le pont en leur défendant de communiquer avec l’intérieur. Après une pénible traversée, la Tamise touchait à Constantinople sans avoir eu d’autres cas de maladie que trois varioles bénignes. Le 28, ce bâtiment repart pour Trébizonde ; il venait à peine d’entrer dans la Mer-Noire que le typhus s’y manifeste, atteint dix-sept personnes de l’équipage, particulièrement les officiers ainsi que les hommes attachés au service de la machine, et en emporte sept, parmi lesquels le capitaine ; deux officiers, le chef mécanicien et le maître d’hôtel. Les précautions apportées dans le choix et l’installation des passagers rendaient ce fait inexplicable ; mais plus tard on apprit que dans une relâche à Sinope, par une bourrasque épouvantable et alors que le pont était couvert de neige, le capitaine avait permis à une quarantaine de femmes et d’enfans près de périr de froid de s’introduire dans une soute rapprochée de la machine, où ils séjournèrent quelques heures. Leur présence momentanée avait suffi pour empoisonner le navire.

C’est dans ces conjonctures que le conseil de santé de Constantinople, voyant toutes ses prescriptions sanitaires négligées ou contrecarrées par les autorités locales, proposa au gouvernement l’envoi sur les lieux de M. le docteur Barozzi en qualité de commissaire investi des pouvoirs les plus étendus. La Porte ayant agréé cette proposition, M. Barozzi, muni d’une lettre vizirielle qui confirmait sa mission, se rendit immédiatement à Trébizonde. Arrivé dans cette ville le 10 mars 1864, il entreprit aussitôt son œuvre de réparation et de salut. Elle exigeait une énergie à toute épreuve, une prudence consommée pour surmonter les obstacles matériels qui l’attendaient, vaincre ou atténuer un mauvais vouloir et une force d’inertie qui ne se dissimulaient pas, pour gagner la confiance des réfugiés exaspérés par la misère et leur faire accepter avec docilité le frein salutaire de l’autorité morale et une direction qui ne s’inspirait que du désir de leur être utile. En effet, les secours promis, tentes, biscuit, navires de transport, etc., se faisaient attendre par suite de la négligence des agens du gouvernement ; la force armée manquait pour protéger les habitans et mettre à exécution les mesures d’hygiène publique et de police jugées nécessaires. Les autorités locales, malveillantes par indolence et par pusillanimité, étaient toujours prêtes à chicaner M. Barozzi sur les termes prétendus obscurs ou ambigus de son mandat. Le représentant de la commission centrale de Constantinople, venu sous le prétexte d’aider les émigrans, laissait percer ses intentions défavorables ou malveillantes. M. Barozzi ne se rebuta point ; avec les simples ressources que le pays lui fournissait et profitant du laisser-faire du gouverneur, grâce au concours généreux et empressé de quelques hommes de bien et en particulier du chef tcherkesse Ismayl-Bey, il réussit à faire évacuer Trébizonde, à assainir cette ville et à la préserver d’une ruine complète. On jugera de la grandeur du danger par le fait qui se produisit au lazaret dans le mois de février : parmi les 2,300 personnes qui y furent logées, 1,600 avaient succombé. Les Tcherkesses furent répartis sur trois emplacemens, à distance de la ville : les uns à l’est, dans un lieu nommé Campos ; les autres à l’ouest, dans la vallée de Séré-Déré ; un troisième groupe, un peu plus loin du même côté, à Aktcheh-Kaleh. Un détachement de 250 soldats fut appelé d’une garnison voisine pour maintenir le bon ordre. Les tentes expédiées de Constantinople abritèrent les 6 ou 8,000 réfugiés qui stationnaient à Campos, les 6,000 de Séré-Déré furent placés sous des baraques ou dans des hangars improvisés ; mais de nouveaux arrivés affluant d’heure en heure et les matériaux de construction, les ouvriers et le temps faisant défaut, les 27,000 Tcherkesses réunis à Aktcheh-Kaleh durent coucher la plupart à la belle étoile, sur un sol détrempé par les pluies.

Cependant la présence de M. Barozzi était impérieusement réclamée dans d’autres localités encore plus compromises, et le 15 mai il se mit en route pour Samsoun. Son premier soin fut de faire enterrer les morts, gisant çà et là sans sépulture. Dans l’accomplissement de ce pénible devoir, il eut à payer plusieurs fois de sa personne. Un magasin situé sur le bord de la mer et pouvant à peine contenir 30 individus en renfermait 207, tous malades ou morts. De ses mains et secondé par Ali, le chef des pompiers, il vida ce réceptacle pestilentiel, où même les hommes de peine refusaient d’entrer.

Cet exemple d’intrépidité releva un peu le courage abattu des autorités. 150,000 piastres (37,500 francs) envoyées de Trébizonde accrurent un peu les ressources alimentaires et permirent d’attendre les secours annoncés de la capitale. Il y avait encore à faire évacuer la ville par les émigrans, dont elle était encombrée ; les habitans, menacés dans leur existence et leur fortune, étaient prêts à déserter en masse. M. Barozzi, sans autres moyens d’action que la force morale que lui avait acquise sa conduite, et avec l’aide de M. Marcoaldi, médecin de la quarantaine, et d’Ismayl-Bey, moitié par persuasion, moitié par contrainte, fit sortir des bouges où ils s’étaient blottis, et par suite hors des murs, tous ces malheureux, qu’il dirigea vers l’intérieur du pays, du côté de Tchartchembeh et d’Amassie, dans des campemens convenables. Vingt-deux jours lui avaient suffi pour obtenir ce résultat. Le 5 juin, il quitta Samsoun, rappelé par le conseil de santé pour lui rendre compte de la situation et aviser avec lui au moyen d’y porter remède. J’extrais quelques lignes de son rapport, en les citant textuellement, pour ne point en affaiblir l’effet.

« Les conditions des émigrans durant la traversée sont effrayantes… Une fois à terre, dans les campemens, ces conditions ne sont guère meilleures ; ils y sont sans abri, abandonnés à eux-mêmes, sans soins, sans police sanitaire, sans assistance aucune. Aussi y vivent-ils dans la plus profonde misère, au milieu de cadavres sans sépulture, décimés par la variole qu’ils ont importée et qu’ils propagent, par les affections typhiques qu’ils ont développées, par tous les états pathologiques que la misère et l’inanition engendrent. Dans les campemens, chaque famille compte plus d’un malade ; il y en a beaucoup qui s’y sont éteintes. Les malades ne reçoivent aucun secours, ils gisent sur la terre nue, exposés à toutes les intempéries, et la mort vient les frapper dans cet état ; la plupart des cadavres, restant abandonnés, se putréfient sur place.

« De là une mortalité considérable ; elle est énorme chez les femmes et les enfans ; les hommes résistent davantage aux souffrances et à la faim. Dans le mois d’avril dernier, à Trébizonde, 400 individus mouraient par jour sur une population de 27 à 30,000 émigrés ; mais c’est à Samsoun que la mortalité est vraiment effrayante, parce que la misère y est aussi plus grande. Il est vrai que partout l’émigré manque de nourriture suffisante, mais c’est à Samsoun surtout que la famine règne. Pendant les vingt-deux jours que j’ai passés dans cette localité, l’autorité n’avait à distribuer, à plus de 100,000 individus, que 10,000 ocques de pain par jour, c’est-à-dire 40,000 rations de 100 drachmes chacune. Ajoutons que cette distribution est très défectueuse et que les vrais nécessiteux n’en profitent guère, attendu que les chefs et leur suite absorbent presque tout, si bien que les plus malheureux restent souvent plusieurs jours sans recevoir ce faible secours. Alors, à défaut de pain, ils se nourrissent de racines, d’herbes et de tous les débris d’alimens qu’ils peuvent ramasser. Ce déplorable régime alimentaire a des conséquences funestes sur leur santé, déjà délabrée.

« L’évacuation par voie de mer ou de terre marche très lentement, faute de moyens de transport, mais faute aussi d’une direction convenable. On peut dire que l’établissement définitif des émigrés n’est pas encore commencé, et cependant la saison avance. Les quelques milliers que l’on a transportés sur les différens points du littoral y ont été abandonnés ; la misère les ronge et la mort les décime. Il en est de même de ceux qui ont été internés dans les provinces de Djanik, d’Amassie et de Sivas. En général, il faut le dire, l’évacuation n’a servi qu’à propager le mal et à le déplacer. Presque partout, les emplacemens sur lesquels sont jetés les émigrés à Trébizonde et à Samsoun sont fiévreux et malsains. Les fièvres pernicieuses intermittentes y règnent ; ils subissent déjà l’influence des effluves marécageuses. L’action de cette influence délétère sera décuplée par les fâcheuses conditions hygiéniques dans lesquelles ils se trouvent. »

M. Barozzi améliora leur sort avec le zèle le plus dévoué, mais dans la mesure des faibles moyens qu’il avait alors dans les mains. De retour à Constantinople, il révéla toute la gravité de la situation et l’imminence du danger qui menaçait les populations de l’empire. A sa voix, le gouvernement s’émut un instant et tenta quelques nouveaux efforts en faveur des Tcherkesses. Des navires furent nolisés à Constantinople ou fournis par l’arsenal et envoyés à Trébizonde et à Samsoun, avec de l’argent, des vivres et des soldats chargés de faire la police ; mais bientôt le mal reprit son empire ; les autorités locales, laissées sans surveillance, retombèrent dans leur incurie habituelle ; les précautions sanitaires furent négligées ou tenues en oubli ; la misère, la maladie, les désordres reparurent, exerçant les mêmes ravages qu’auparavant et ayant pour cortège la mortalité. Si le chiffre des décès baissa, ce ne fut que par suite des évacuations qui dispersaient les Tcherkesses au loin et dans toutes les directions et du ralentissement de l’émigration ; mais sur tous les rivages où ils allèrent chercher l’hospitalité, la mort les escortait comme une compagne inséparable et sans pitié. C’est ainsi que, sur 6,302 individus transportés à Panderma, 793 périrent en moins d’un mois. En dehors de Trébizonde et de Samsoun, le littoral asiatique n’en reçut, comparativement parlant, qu’un petit nombre, débarqués directement ou internés par évacuation à Platana, Sinope, Héraclée et Ineboli. Un parti de 10,000 d’entre eux se jeta sur cette dernière localité, petite bourgade qui fut abîmée.

Le service maritime organisé postérieurement pour dégager le trop-plein de Trébizonde et de Samsoun transporta jusqu’en juillet 1864 environ 30,000 Tcherkesses au-delà du Bosphore, sur le pourtour de la mer de Marmara, à Moudanié, Gallipoli, Rhodosto, Silivri, et sur la côte d’Europe, aux embouchures du Danube. Un des derniers convois, franchissant les Dardanelles, en déposa 1,600 à Sànderli, près du golfe de Smyrne. Un autre convoi alla jusqu’à Salonique, et enfin quelques-uns poussèrent jusque dans l’île de Chypre.

Ici se présentent deux questions assez importantes par la diversité ou plutôt par l’opposition du point de vue sous lequel on peut les envisager, et parce qu’elles impliquent dans la triste destinée des Tcherkesses une responsabilité que chacun, après l’événement, est bien aise de décliner. Quoique les élémens de solution mis au jour jusqu’à présent soient incomplets ou contradictoires, je vais essayer, en les rapprochant les uns des autres, de jeter quelque jour sur le caractère des faits dont le tableau vient de passer sous nos yeux. Quel est le nombre des populations du Caucase occidental qui, dans la dernière guerre, ont quitté leurs foyers pour émigrer sur le territoire ottoman ? Quel est le chiffre de la mortalité, et par suite combien ont échappé à ce grand désastre et survivent aujourd’hui ? On conçoit de prime abord que l’émigration, s’étant opérée à différentes époques, et en dernier lieu par groupes énormes, au milieu d’une inexprimable confusion et d’une manière inattendue, n’a pu être contrôlée par le gouvernement russe ni par celui de Turquie. Comme tous les calculs sont énoncés en chiffres ronds, il est incontestable qu’on ne doit les prendre que comme des évaluations plus ou moins exactes, comme des appréciations personnelles : un seul, celui qui est donné dans la lettre écrite de Théodosie au Journal de Constantinople, va, en se fractionnant, jusqu’aux simples unités ; mais ce calcul, examiné de près, ne paraît être qu’une approximation d’une valeur relative, comme les autres, subordonné aux mêmes impossibilités matérielles de contrôle. Dans les chiffres qui ont été produits, on remarque un écart variant entre les limites extrêmes de 1 à 4, les uns comptant au minimum 100,000 émigrans, les autres 400,000 au maximum[5].

Au milieu de ces divergences et de ces incertitudes, il est d’autant plus nécessaire de chercher la vérité ou du moins la probabilité qu’ici tous les faits s’enchaînent, et qu’aux investigations de la statistique se rattache, comme corollaire, une suite d’inductions morales et historiques. On doit se rappeler que M. de Fadeief, qui a pris une part active à la guerre contre les Tcherkesses et qui par conséquent a été à même d’être parfaitement renseigné, raconte qu’au début de cette guerre les tribus hostiles du Caucase occidental constituaient un total de 405,000 âmes. Plus loin, le même écrivain nous apprend que dans la première moitié de 1864, c’est-à-dire dans l’intervalle pendant lequel l’émigration prit un développement continu et le plus considérable, il partit 191,000 émigrans[6]. En ajoutant à ce nombre les 100,000 environ qui avaient quitté le Caucase dans les quatre années précédentes, les 70,000 colonisés dans les plaines du Kouban, on aura en somme 365,000 âmes, et si l’on admet que pendant cette période de quatre années (1860-1864) où sévirent à la fois le fer de l’ennemi et tous les fléaux réunis de la nature, 40,000 succombèrent, on retrouvera le chiffre donné par M. de Fadeief comme total de la population primitive.

Les arrivages qui se succédèrent à Trébizonde, à Samsoun et sur les autres points du littoral ottoman de la Mer-Noire, additionnés d’après les renseignemens que fournit la Gazette médicale d’Orient, nous donnent un chiffre de 200,000 réfugiés pour l’intervalle écoulé de décembre 1863 au mois d’avril 1864, chiffre confirmé par M. Barozzi dans sa réponse au correspondant du Journal de Constantinople, et très rapproché des 191,000 comptés par l’auteur russe. C’est donc une avalanche de 200,000 indigens qui tomba tout à coup sur la Turquie. Et quels indigens ! Nous en avons dit assez sur leur poignante détresse pour ne pas reculer devant la pénible tâche d’en étaler ici le tableau dans tous ses détails.

Les indications consignées dans la Gazette médicale d’Orient, et dont la provenance n’a rien ici de suspect, font foi que les décès, au moment de la plus grande affluence des émigrans, furent de 1 pour 100 par jour, si bien que si cet état de choses se fût prolongé pendant trois mois et quelques jours, ce court espace de temps les aurait vus emportés tous jusqu’au dernier. On peut inférer de ce qui est dit dans le même recueil qu’il en mourut un tiers à peu près dans les lieux de leur débarquement primitif, à Trébizonde, Samsoun et ailleurs, sur la même côte, un autre tiers environ pendant leur translation et leur premier séjour dans les provinces où ils furent disséminés. En tenant compte de ceux qui restaient des précédentes émigrations depuis 1860, on peut supposer que le nombre des survivans aujourd’hui est inférieur à 100,000, dispersés de tous côtés sur la vaste étendue de l’empire ottoman. Le désir manifesté par les montagnards à leur départ du Caucase et provoqué sans doute par les suggestions fallacieuses auxquelles ils prêtèrent une oreille crédule était d’aller se mêler aux Turkomans campés dans les vastes yaïlas[7] de l’Asie-Mineure ; hordes de pasteurs nomades et pillards dont l’existence, libre de tout frein, n’est pas sans analogie avec celle que menaient les Tcherkesses dans leurs montagnes. Il est vrai que la Porte avait d’autres vues sur ses nouveaux sujets : elle se proposait de les incorporer dans l’armée comme d’utiles auxiliaires ; mais il fallut peu de temps pour se convaincre que ces enfans incultes de la nature étaient incapables de se ployer à une organisation régulière, à une discipline quelconque, et allaient devenir pour la Turquie non-seulement un fardeau, mais une cause permanente de troubles et de danger[8]. Ce projet ayant paru impraticable, on résolut de les établir dans les provinces chrétiennes de l’empire, afin d’y renforcer l’élément musulman. Cette mesure, qui a déjà reçu son exécution, est le coup de grâce porté à la nation tcherkesse. Perdus au milieu de populations dont ils diffèrent profondément par la langue, les mœurs et la religion, ils sont destinés à leur rester toujours étrangers et antipathiques. Aucune fusion, aucune alliance ne peut rapprocher des élémens aussi disparates. Après avoir vu périr la plus grande partie de leurs femmes pendant la guerre ou dans l’exil, comment trouveraient-ils à les remplacer dans ces provinces où il n’y a qu’une poignée de musulmans, tous appartenant au monde officiel ou aristocratique ? Comment trouveraient-ils à se marier dans une société où l’union de l’homme et de la femme n’est en réalité qu’un contrat de vente, puisque la jeune fille ne s’obtient qu’en retour d’une dot payée à sa famille et s’achète à beaux deniers comptans ?

Si à ces causes d’extinction on ajoute le défaut d’acclimatation sous les températures si diverses où les réfugiés ont été placés, la subversion totale de leurs habitudes comme montagnards dans des pays de plaines et l’effet non moins nuisible de la nostalgie, on peut, sans être prophète, prédire que, dans l’intervalle d’une génération ou peut-être moins, ils auront éprouvé le même sort que les Tartares de la Crimée, dont nous avons constaté déjà la rapide disparition.

II

Après avoir suivi les Tcherkesses dans leurs pérégrinations à travers un pays dont l’hospitalité leur a été aussi funeste que la proscription qui les avait éloignés du sol natal, il est temps pour nous maintenant de retourner au Caucase, où nous attend un spectacle d’un ordre tout différent de celui que la guerre nous y a montré. La violence et la destruction ont cessé ; une ère nouvelle s’ouvre et inaugure l’œuvre réparatrice de la colonisation et de la paix. Les indigènes, agrégation de tribus mi-païennes et musulmanes, aux instincts héroïques, mais barbares, société à peine ébauchée et déjà usée par l’anarchie et le désordre, les indigènes font place à une population nouvelle, rameau détaché de la grande famille européenne et chrétienne, faite aux habitudes actives et industrieuses de la vie civilisée, animée au travail et au progrès.

Les raisons politiques et surtout la nécessité d’assurer sur ce point la sécurité des frontières de l’empire, qui avaient provoqué l’exclusion des uns, déterminèrent le choix et l’appel des autres, deux mesures corrélatives et dont la seconde était la conséquence obligée de la première. D’après les projets du gouvernement de Saint-Pétersbourg, la colonisation du Caucase occidental dut commencer en même temps que la guerre, en 1860. A peine une portion du territoire ennemi était-elle occupée militairement, qu’elle était livrée aussitôt aux immigrans qui se présentaient avec l’intention d’y créer des établissemens agricoles ou industriels. Des rangées de stanitzas devaient s’élever à la suite de l’armée en marche, au fur et à mesure des progrès de la conquête. Il fut prescrit aux troupes, aussitôt après avoir débusqué les montagnards de leurs aoûls, d’abattre les forêts, de percer des voies de communication, de fonder des villages fortifiés, et, s’il leur restait assez de loisir, de bâtir des maisons pour les colons.

L’exécution de ce plan comportait des efforts et des dépenses hors de proportion avec les moyens alors disponibles ; ce n’était pas tout que de combattre et d’expulser les montagnards, il fallait encore réserver tout un matériel de guerre, des approvisionnemens et des forces considérables, pour protéger les travailleurs, qui ne pouvaient aller aux champs ou s’écarter au-delà de quelques verstes sans être exposés au feu de l’ennemi ou à tomber dans quelque embuscade. Ces premiers essais furent réglementés par un oukase impérial en date du 10/22 mai 1862, qui décréta la colonisation du territoire situé au pied des montagnes dans la province du Kouban. Les régimens de la ligne stationnés dans les limites du rayon de cette province furent réunis avec les Cosaques de la Mer-Noire (tchernomorskié) en un seul corps qui prit la dénomination de division du Kouban (Koubanskaïa divitzia), et tous reçurent l’ordre de se transporter en avant sur les lieux que l’oukase leur assignait. Cet ordre, qui déplaçait des établissemens déjà anciens et florissans, excita d’abord le mécontentement et les murmures des troupes auxquelles il s’adressait, et notamment du régiment Khoperskii et des Cosaques de la Mer-Noire ; mais au bout de quelques semaines ce mouvement de mutinerie s’apaisa sans l’emploi d’aucune mesure grave de répression. Comme la continuation des opérations militaires n’était point subordonnée d’une manière absolue à la colonisation, il parut plus sage d’attendre que les récalcitrans acceptassent leur translation spontanément et sans conditions ; le déplacement en masse des régimens fut différé jusqu’à l’élaboration d’un nouveau règlement qui prendrait en considération les intérêts froissés et compenserait le dommage par une indemnité équivalente.

Ce nouveau projet, qui ne tarda pas à voir le jour, décidait que la province du Kouban tout entière serait colonisée depuis ses limites extrêmes au nord jusqu’à la grande chaîne et jusqu’à la rivière Mokoupsé, qui a son embouchure dans la Mer-Noire, en y comprenant les terres des Oubykhs et des Àbazes, situées au sud de cette zone et omises dans l’oukase précédent. Cette étendue de pays fut divisée en deux parts ; l’une, réservée aux Cosaques, renfermait la plaine ondulée qui s’étend au pied de la grande chaîne, ainsi que le revers septentrional de la montagne, sur une superficie de 136,000 deciatines (148,530 hectares) ; l’autre part, réservée aux montagnards internés, comprenait la contrée située plus au nord, entre la Laba et le Kouban, d’une contenance de 1,014,000 deciatines (1,148,795 hectares). Dans la portion des Cosaques se trouvaient des terres qui, par la richesse et l’excellence de leurs produits, sont sans égales dans tout l’empire. Les lots individuels furent fixés à 20 et jusqu’à 30 deciatines et calculés sur un nombre présumé de 17,000 familles, c’est-à-dire un peu plus de 100,000 immigrans de l’un et de l’autre sexe, d’après les calculs de M. de Fadeief. La répartition des colons à fournir par les divers corps de l’armée, etc., et appelés par le sort chaque année, fut fixée de la manière suivante :


Les troupes de la ligne du Kouban 14,000 familles.
Les Cosaques de la mer d’Azof. 800
Les Cosaques du Don 1,200
Les paysans des domaines de la couronne 2,000 —
Les soldats mariés de l’armée du Caucase 600
Total 17,000 familles.

De plus 170 familles choisies parmi les officiers cosaques, et un nombre indéterminé de colons volontaires (okhotniki), appartenant indistinctement à toutes les classes de la société, et en cas de besoin, et s’il y avait des terres vacantes, toute la division des Cosaques de la mer d’Azof.

Dans le projet primitif, tel qu’il est formulé par l’oukase de 1860. la colonisation avait été échelonnée sur un espace de six années ; mais le progrès des armes russes fut si rapide, l’affluence des immigrans si considérable, que ce délai s’est trouvé réduit de la moitié environ de la période dans laquelle il avait été limité. Vers le milieu de 1864, le Caucase occidental était déjà couvert d’un bout à l’autre de populations russes ou cosaques. Ce résultat inespéré ne paraîtra nullement étonnant, si l’on se rappelle le penchant des Russes pour la locomotion et le déplacement, penchant tellement irrésistible que le tsar Boris Godounof se vit obligé d’interdire aux paysans le passage continuel d’une terre seigneuriale à l’autre, et en les rivant ainsi à la glèbe constitua de fait le servage. Il y a dans le caractère russe quelque chose de si mobile, de si aventureux, un tel amour de la vie libre et errante, que rien ne l’attire avec un charme plus puissant que la perspective d’un pays nouveau et inconnu. Et pour employer l’expression pittoresque de l’écrivain qui nous sert ici d’autorité, le Russe qui le soir s’endort sur la lisière du steppe le lendemain matin se réveille Cosaque. Bien différent de l’Américain de race anglo-saxonne, qui aime à s’enfoncer solitaire dans les profondeurs du far west, il emporte partout où il va son humeur sociable ; il émigre par essaims, et en s’envolant au loin chaque essaim reste uni et serré, et partout où il se pose il conserve les habitudes et le souvenir de la ruche d’où il est sorti.

Mais le colon du Caucase par excellence, c’est le Cosaque, enfant du steppe, jadis nomade. Quoique dompté et assoupli aujourd’hui et rendu sédentaire, il n’a rien perdu des goûts de sa vie primitive. La fusion qui s’est opérée en lui des instincts qu’il tient de la nature et des aptitudes inoculées par l’éducation a produit un type auquel rien ne saurait être comparé. Les régimens cosaques ont été le noyau autour duquel se sont groupés les pionniers accourus au Caucase de toutes les parties de l’empire, et, pour continuer cet ordre de métaphores si heureusement employées par l’écrivain que je mentionnais tout à l’heure, ils ont été le levain qui a fait fermenter toutes ces masses, ils leur ont donné l’exemple et l’impulsion. Dans la guerre active, aucune des troupes de l’armée régulière n’aurait su, comme eux, lutter avec les montagnards de rapidité, de vigilance et de ruse. Dans leurs stanitzas, sentinelles avancées et toujours sur le qui-vive, ils ont fondé ces lignes de défense contre lesquelles les montagnards sont venus se briser, et qui les ont enveloppés comme un réseau d’acier. M. de Fadeief raconte que des officiers envoyés par le gouvernement français pour étudier le système des lignes stratégiques du Caucase et les moyens de l’appliquer à l’Algérie ont reconnu que ce système était impraticable chez nous, faute d’hommes doués des qualités particulières au Cosaque et capables de supporter son existence à moitié sauvage. A notre tour, il nous sera permis de dire avec un sentiment de légitime orgueil que d’un Russe, d’un Cosaque, d’un Européen quelconque autre qu’un Français, ne se formera jamais une trempe de soldat comme celle du zouave.

Pour couvrir les dépenses de la colonisation, le gouvernement fit un fonds de 10,139,000 roubles, dont 8,045,000 à fournir par le trésor impérial et 2,094,000 par la caisse militaire de la province du Kouban. L’allocation attribuée sur cette somme à chaque famille fut réglée dans la proportion de 121 à 435 roubles, avec une fraction de quelques kopeks en sus, suivant la qualité ou le grade du chef de la famille, officier ou simple soldat[9]. Chaque colon reçut en outre une somme déterminée pour frais d’équipement personnel et de nourriture de route, et 6 roubles pour dépenses générales ; 10,000 roubles furent affectés à la construction de l’église de chaque stanitza.

Une stricte économie dut présider d’abord à la distribution de la portion des dépenses qui incombait au trésor impérial. La réduction de l’armée du Caucase, opérée par suite de la soumission de Schamyl, n’avait pu porter sur les troupes de la province du Kouban. La guerre contre les Tcherkesses continuait avec activité et tenait plus de 100,000 hommes en ligne. Plus tard, lorsque la lutte fut circonscrite dans le rayon du littoral de la Mer-Noire et touchait à sa fin, la charge du trésor impérial aurait été allégée par le licenciement d’une partie de l’armée du Kouban, s’il n’avait pas dû à cette époque pourvoir aux frais qu’occasionna la réorganisation de toutes les forces de l’empire. Dans ce remaniement général, trois divisions d’infanterie, nouvellement créées, vinrent renforcer l’armée du Kouban ; mais la colonisation avait pris alors un cours régulier : la fertilité des terres du Caucase occidental, les immunités et les avantages accordés par le gouvernement attiraient des nuées d’immigrans. Le mouvement, loin de se ralentir, ne fit que s’accélérer et par contre-coup hâta l’achèvement de la conquête. S’appuyant sur les lignes de stanitzas qui s’élevaient rapidement et qui dès le printemps de 1864 s’étendaient sans interruption depuis la Laba jusqu’au Pschisch et depuis la mer jusqu’au Schebs, l’armée n’avait plus rien à redouter sur ses derrières et put s’avancer hardiment. L’espace compris entre ces deux rivières était resté désert après le départ des derniers Abadzekhs. Il fut décidé qu’on y appellerait des colons, ainsi que sur le littoral d’où les montagnards venaient de se retirer. Seulement le nombre des familles déterminé réglementairement pour l’immigration de cette année était insuffisant pour couvrir tout ce vaste espace, et les ressources restreintes du budget et d’autres obstacles s’opposaient à ce que ce nombre fût augmenté. Il y avait d’ailleurs à prendre une foule de mesures préparatoires pour opérer la translation de ces familles et à disposer les lieux qui leur étaient destinés. On se borna, pour le moment, à peupler le territoire compris dans l’intérieur des lignes stratégiques, ainsi que le littoral, depuis Novorossiik jusqu’à Touapsé. Les habitans avaient disparu, il n’y avait plus d’ennemis, et les colons voyaient s’ouvrir devant eux une contrée pacifiée où la terre n’attendait que le travail fécondant des bras de l’homme pour livrer les trésors de son sein. Cet état de sécurité permit de changer le mode de colonisation adopté jusqu’alors ; on ne songea plus à fonder de grandes stanitzas entourées de remparts et de haies épaisses, hérissées de canons dont la portée marquait jadis le périmètre de la culture rurale. Les Cosaques nouvellement arrivés furent installés dans des villages ouverts, épars au milieu des champs. Dans la plaine montueuse qui borde la grande chaîne, au milieu des ravins et des forêts, apparaissaient çà et là des terrains unis et déboisés qui n’attendaient que le fer de la charrue pour se couvrir de moissons. Sur ces emplacemens isolés, où il aurait été impossible de se maintenir tant que dura la guerre, furent construites des fermes, qui devinrent bientôt un centre productif d’exploitation agricole. Jusque-là une moitié de l’armée avait été employée à protéger l’autre moitié, occupée à l’œuvre de la colonisation. Dès la fin du printemps, affranchies du service pénible des combats, toutes les troupes sans exception purent consacrer leur activité aux travaux de défrichement ; elles construisirent des ponts, relièrent les routes militaires par des chemins de communication. Au milieu de l’été, les lignes occidentale et orientale des stanitzas, séparées, il y a peu de temps, par une solution de continuité, furent soudées l’une à l’autre et couvrirent toute la surface de la contrée. Les détachemens qui franchirent les montagnes pour aller attaquer les tribus du littoral avaient trouvé à leur passage, entre les Schebs et le Pschisch, un désert hanté seulement par les animaux des forêts ; à leur retour, au bout de quelques semaines, ces lieux, naguère solitaires et agrestes, leur offrirent l’aspect d’une province russe, parsemée de villages et de populations laborieuses et empressées, tant avait été prompte la transformation.

Aux colons de 1864 échut une chance particulièrement heureuse : ils eurent pour lots des terres déjà cultivées et toutes prêtes à les recevoir. La crise de la guerre éclata d’une manière si subite et si inattendue que les montagnards, bien éloignés de l’idée d’une déroute imminente, avaient labouré et ensemencé leurs champs comme d’habitude pendant l’automne ; ils partirent tout à coup, et ce furent les nouveau-venus qui firent la moisson.

Les stanitzas fondées dans la province du Kouban depuis le commencement de la colonisation, en 1860, sont au nombre de 111, habitées par 14,223 familles, que M. de Fadeief estime s’élever à un total de 85,000 âmes et qui ont été classées en neuf régimens de Cosaques à cheval. Si l’on étend les limites dans lesquelles stationne l’armée du Kouban non pas seulement à la province de ce nom, mais encore à toute la surface du pays qu’elle occupe réellement, c’est-à-dire depuis le fleuve Yéï, non loin de l’embouchure du Don, jusqu’à l’Abkhazie, et depuis le détroit de Kertch jusqu’à la Kouma, on aura une population de 440,000 âmes d’origine russe ou cosaque, et en y ajoutant les restes des tribus réparties dans les intervalles des stanitzas, un total de 570,000 âmes. Cette supputation nous laisse donc un chiffre de 130,000 indigènes établis dans les plaines basses du Kouban, et qui y vivent aujourd’hui, comme toutes les autres communautés du Caucase, sous le régime d’une administration locale dirigée par des officiers de l’armée russe. Ainsi la prise de possession du Caucase occidental par la race slave, qui devait se terminer seulement en 1865, était accomplie déjà, au moins dans ses travaux les plus essentiels, à la fin de l’été de l’année dernière.

Les cadres réglementaires ont été remplis, mais il reste encore assez de place pour contenir une population double de celle qui s’y est répandue. Les colons actuels ne sont que l’avant-garde de ceux qu’amènera l’avenir. La contrée dont nous venons de tracer les limites égale en effet par son étendue le gouvernement de Volhynie, et abstraction faite de la partie la plus élevée de la grande chaîne, impropre à la culture, elle peut être mise en parallèle, pour la fertilité du sol, presque encore vierge, avec le gouvernement de Kief. Par l’abondance et la variété de ses richesses naturelles, par sa position géographique si avantageuse entre un grand fleuve sillonné par la navigation et une mer qui ne gèle jamais et qui la rattache à l’Europe et à l’Asie, cette contrée est la plus belle, la mieux dotée de toutes les provinces du Caucase, et peut-être même de tout l’empire russe. J’ai indiqué, au début de ce travail, les causes patentes ou secrètes qui ont armé la Russie contre les tribus tcherkesses, l’objet et l’importance d’une entreprise dont le succès a été si chèrement acheté. J’ai montré comment des complications extérieures survenues depuis une trentaine d’années ont rendu fatalement inévitables les dures conditions imposées aux vaincus. Je voudrais, en finissant, compléter cette démonstration par quelques aperçus sur les convenances géographiques et les vues politiques qui dans cette guerre ont dirigé la Russie, sur les conséquences probables que l’acquisition du Caucase peut avoir pour les destinées futures de l’Europe. Pour s’en former une idée, il suffit de jeter un coup d’œil sur une carte de la Mer-Noire. La moitié du contour de ce bassin, la partie septentrionale, depuis les embouchures du Danube, était déjà en la possession de la Russie antérieurement au traité d’Andrinople. Par ce traité, cette immense étendue de côtes a été prolongée sur tout le littoral tcherkesse, et de ce côté la ligne des frontières pénètre maintenant jusqu’au centre de la Turquie asiatique ; la Bessarabie d’une part et Poti de l’autre, à l’angle sud-est de la Mer-Noire, sont les anneaux extrêmes de cette chaîne qui enserre l’empire ottoman. Si l’on consulte dans l’atlas historique de Spruner une autre carte non moins curieuse, celle de l’empire russe, où est marquée la date de ses agrandissemens successifs dans les pays riverains de la Mer-Noire, on sera surpris du peu de temps qu’il a fallu pour créer ce formidable réseau[10]. La guerre de Crimée et le traité de Paris n’ont eu d’autre but, on le sait, que de détruire la domination russe dans cette mer ; Sébastopol a été emporté au prix des plus héroïques, des plus dispendieux efforts ; les remparts construits par la main de l’homme sont tombés, mais une autre forteresse, ouvrage indestructible de la nature et inexpugnable, le Caucase, s’élève menaçante au-dessus des flots de la Mer-Noire, et le Caucase appartient aujourd’hui d’un bout à l’autre à la Russie !

L’Europe, disait dernièrement le représentant de l’une des puissances occidentales à Constantinople, l’Europe pourra-t-elle voir avec indifférence comment la Mer-Noire devient géographiquement un lac russe ? Cette tendance à s’étendre au dehors date de l’origine de la monarchie des tsars, elle s’est manifestée par d’énergiques efforts à différentes époques de l’histoire russe, par d’incessantes invasions sur les terres de l’empire byzantin que baignent le Dnieper et le Don, ou voisines du Caucase, et elle ne cessera de produire son action que lorsqu’elle aura atteint son entier développement. Elle est en effet dans la nature même des choses et inhérente à la position territoriale de la Russie, c’est-à-dire au principe qui régit les conditions de son existence politique, commerciale et militaire dans le monde.

Son avènement dans le concert des grands états de l’Europe ne date pas seulement, comme on le croit d’ordinaire. du règne de Pierre le Grand, mais de l’époque où les grands-ducs de Moscou, vainqueurs des Mongols, eurent rangé sous leurs lois tous les princes apanages et jeté ainsi les fondemens de sa grandeur future. Auparavant la Russie, perdue dans le fond des régions les plus reculées du nord, était reléguée dans le domaine de la géographie légendaire ; elle apparaissait de loin comme une puissance presque asiatique, tout à fait barbare, placée sur le même niveau que le royaume du Grand-Mogol ou du Prêtre-Jean. Cet état d’isolement tenait à sa situation méditerranée, à l’impossibilité de s’ouvrir des relations à l’extérieur. Les grands cours d’eau qui prennent naissance dans la portion du territoire où elle était alors enclavée traversaient, avant de s’épancher dans la mer, des contrées qui relevaient de maîtres étrangers, et, comme le dit l’auteur des Études sur l’avenir de la Russie, ce grand corps, resserré dans des limites étroites qui gênaient sa respiration, devait se déployer sous peine d’étouffer, conquérir l’embouchure des fleuves qui l’arrosent ou périr[11]. Les plus considérables de ces fleuves, le Dnieper, le Don et le Volga, le dernier surtout, magnifique artère fluviale qui, par son cours direct ou ses nombreux, affluens, pénètre jusqu’au cœur même de la Russie, ont pour récipiens la Mer-Noire ou la Caspienne. C’est donc par un entraînement qui est l’effet d’une loi géographique et historique que cette fraction de la grande famille slave qui au IXe siècle reconnut Rurik pour chef entreprit sous le règne d’Igor, successeur de ce prince, sa première expédition dans les pays où le Dnieper débouche dans la Mer-Noire. C’est par ce fleuve que descendaient les flotilles russes qui allaient écumer cette mer et porter la désolation et l’effroi sur les côtes de l’empire grec jusque sous les murs de sa grande capitale (Tsar-Grad, Byzance).

Une fois ramenée à l’unité de gouvernement par l’ascendant que prirent les grands-ducs de Moscou, la Russie put porter ses armes au dehors, et c’est vers l’Orient qu’elle les dirigea d’abord, s’avançant chaque jour dans ce champ où rien n’arrêtait son ambition. Chaque règne a été marqué par un agrandissement, depuis Ivan III Vassilievitch (1462-1503), jusqu’à l’empereur Nicolas et à son successeur actuel. Les principautés tartares, auxquelles appartenaient les plus grands cours d’eau qu’elle possède aujourd’hui, furent détruites successivement et annexées. Celle qui tint le plus longtemps est le khanat de Crimée que Catherine II, secondée par Potemkin, arracha des mains débiles de son dernier souverain. La Russie compte parmi ses sujets actuels les descendans de ces terribles Mongols qui la dévastèrent au XIIIe siècle, et qui pendant une période de deux cents ans la tinrent sous le joug le plus dur et le plus humiliant. Deux de ses voisins musulmans, le sultan et le schah de Perse, sont encore debout comme les derniers représentans de l’antagonisme de l’islam contre le monde chrétien, mais dans un tel état d’affaiblissement et d’infériorité qu’aucun doute n’est possible sur le sort qu’ils auraient immédiatement, s’ils étaient livrés à sa discrétion. Tiflis, comme le dit M. de Fadeief dans un langage très significatif sous sa forme allégorique, Tiflis est un œil ouvert sur Ispahan ; il aurait pu ajouter sur Kars, Erzeroum et toute l’Asie-Mineure.

La conquête de la région caucasienne est la continuation logique et le développement du système d’agrandissement inauguré par Ivan III. Cette acquisition marquera-t-elle enfin un temps d’arrêt dans cette marche toujours envahissante ? Grave question qui intéresse l’équilibre du monde, et dont il est facile de comprendre toute la portée par un fait tout récent. La frontière russe a été reculée, il y a quelques mois, jusqu’au territoire de Khokand, et la navigation d’un grand fleuve, le Sir-Deria, qui se jette dans le lac d’Aral, rendue libre, ouvre l’accès de l’Asie centrale ; il n’y a plus que le Pendjab qui sépare la Russie de l’Inde britannique. Encore un pas de plus, et les deux maîtres souverains du continent asiatique vont se trouver en présence l’un de l’autre et leurs possessions se toucher. Le Caucase est l’anneau qui complète et consolide cette chaîne immense de frontières dont un bout plonge dans la mer Baltique et dont l’autre bout atteint, à travers la Sibérie et le territoire de l’Amour, jusqu’à la mer du Japon.

Je n’ai pas tout dit. Le Caucase est fécond en productions naturelles. Ces richesses du sol et celles de provenance étrangère, répandues par le commerce, avaient rendu florissantes dans l’antiquité les colonies grecques fondées sur la côte vers laquelle s’infléchit le versant méridional de la grande chaîne. Rome, à l’époque impériale, y eut aussi des comptoirs très fréquentés., Au moyen âge, c’est par là qu’arrivaient dans la Mer-Noire les précieuses marchandises de l’Inde et de la Chine, qui étaient ensuite exportées dans toute l’Europe par les Génois établis en Crimée. Ce commerce peut revivre et prendre une extension bien autrement considérable que dans le passé, lorsque le chemin de fer projeté entré Poti et Bakou, sur toute la largeur de l’isthme caucasien, mettra en communication directe et rapide la Caspienne et la Mer-Noire, et ces deux bassins avec la Méditerranée. À l’angle sud-est de la mer Caspienne, Astérabad, reliée par la navigation à vapeur avec Bakou et admirablement située comme l’entrepôt des denrées de l’extrême Orient, semble appelée à devenir un jour une ville tout aussi européenne qu’Odessa.

Mais c’est principalement sous le rapport de la situation militaire « t des finances de la Russie que cette acquisition a de l’importance. Le gouvernement peut disposer maintenant des 100,000 hommes de troupes régulières qu’il était obligé d’entretenir sur le Kouban et qu’il fallait considérer comme une valeur nulle dans le bilan des forces militaires de l’empire. Ces troupes, on se le rappelle sans doute, durent pendant la guerre de Crimée être maintenues immobiles, l’arme au bras, dans leurs cantonnemens respectifs. Maintenant les Cosaques du Kouban non-seulement suffisent pour défendre les lignes stratégiques comme garnisons permanentes, mais encore ils peuvent être détachés et employés comme troupes légères dans une future campagne, soit en Europe, soit en Asie ; au besoin, ils seraient suppléés au Caucase par les milices indigènes assez nombreuses, assez bien disciplinées pour contenir le reste des populations et faire parmi elles un service de police et de sûreté. L’entretien de ces 100,000 soldats ne coûtait pas moins de 25 millions de roubles par an, comme nous l’apprend M. de Fadeief. C’est une dépense qui ne pèse plus sur le trésor impérial et dont il peut dégrever le budget en les licenciant en temps de paix, ou qu’il a la faculté d’affecter à toute autre destination, et qu’il ne faut pas oublier de porter en compte comme une ressource de plus qu’aurait la Russie dans le cas d’une guerre extérieure.

Si cette dernière éventualité devait un jour se réaliser, si une conflagration générale venait à s’allumer, alors apparaîtrait dans tout son jour la vérité des considérations qui précèdent, et qui peuvent être résumées ainsi : le Caucase ajouté à l’empire des tsars est pour le maître de cet empire une compensation de la prise de Sébastopol, un acheminement au rétablissement de la prééminence dans la Mer-Noire, peut-être à la domination exclusive de cette mer, une nouvelle chance obtenue dans la partie dont la Turquie serait l’enjeu, et contre ses adversaires une imprenable position.

De la conquête de cette position ressort plus d’un enseignement dont peut profiter et s’éclairer la politique contemporaine, pour prévoir et assurer l’avenir. La nation dont cette conquête est l’œuvre laborieuse, venue en dernier lieu sur le théâtre de la civilisation moderne, s’y montre maintenant dans toute la vigueur de la jeunesse et dans la plénitude de la croissance : imposant spectacle que celui d’un progrès rapide à la fois et stable, parce qu’il est persévérant et savamment calculé ! tableau bien digne de fixer l’attention et magnifique, s’il ne s’y mêlait quelques ombres qui en ternissent l’éclat, si, à côté du monument élevé par le génie de la guerre et de la politique au Caucase, il ne présentait la trace ineffaçable des ruines sur lesquelles ce monument a été construit, des images de grandeur et de gloire associées aux images de la désolation et de la mort !

Parmi les nations qui ont disparu de la scène du monde, les unes ont été détruites successivement par une race supérieure, les autres se sont éteintes d’elles-mêmes et dans une lente décrépitude d’épuisement, aucune n’a été emportée par une tempête plus soudaine, plus violente que celle qui a englouti les Tcherkesses. Pendant des siècles, ils ont vécu à l’état de clans séparés l’un de l’autre et isolés du reste de l’univers, incapables de franchir ce premier degré de la vie sociale et de s’élever jusqu’à la conception d’une unité politique dont la réalisation aurait fait leur force et retardé, sinon empêché leur ruine. Ils n’ont pas eu d’histoire intérieure, et leur existence s’est obscurément écoulée au sein de leurs montagnes. Ce n’est que sur la terre étrangère, par une éducation d’emprunt, que leurs aptitudes et leurs qualités se sont révélées. Transportés comme esclaves en Égypte, ils ont fourni aux souverains de ce pays une milice admirable par la noblesse de sa tenue militaire et sa bravoure réelle, et sans égale, si elle avait su se préserver toujours de ses instincts d’indépendance désordonnée et turbulente. Plus tard, devenus tout-puissans, ils s’assirent sur le trône du grand Saladin et fondèrent une dynastie qui eut ses jours de gloire et de prospérité (1382-1517), et ensuite, sous la suzeraineté nominale des sultans de Constantinople, la république aristocratique des Mamelouks. En Turquie, ils ont donné à l’armée plus d’un guerrier célèbre, au harem impérial plus d’une favorite influente ; mais cet éclat, qui n’est qu’un simple reflet qu’ils tirent des faits contingent de leur vie extérieure, pâlit devant celui que font rejaillir sur eux, à la dernière heure, la défense héroïque de leur patrie bien-aimée et une fin ennoblie par la proscription et la souffrance. Leur nom, qui est celui d’un pauvre petit peuple, sera désormais inséparable du nom de la grande nation qui l’a écrasé et y restera attaché comme un crêpe funèbre jeté sur le char radieux du triomphateur.


ED. DULAURIER.

  1. Voyez la Revue du lu décembre 1865.
  2. Paper s respecting the settlement of the Circassian migrants in Turkey, pièce n° 13, p. 9.
  3. Comme récompense de sa belle conduite dans cette occasion, M. le Dr Barozzi a reçu la décoration de la Légion d’honneur. L’envoi des insignes de cette distinction était accompagné d’une lettre de M. le ministre des affaires étrangères, aussi honorable pour l’auteur de cette lettre que pour celui à qui elle était adressée.
  4. D’après les informations qu’il m’a été donné de recueillir, voici le relevé des sommes affectées au secours des réfugiés tcherkesses. J’aurais obtenu, je n’en doute pas, un chiffre plus élevé, si mes renseignemens avaient été complets : la Porte, 200,000 liv. sterl. (3,000,000 francs) ; le sultan, sur sa cassette particulière, 100,000 liv. sterl. (1,500,000 fr.) ; le comité circassien de Londres, 1,000 liv. sterl. (25,000 fr.) ; la mère du pacha d’Égypte, 300,000 piastres ; sa femme, 150,000 ; le scheikh-el-islam, 25,000 ; le corps des ulémas 15,000, on tout, 490,000 piastres (98,000 fr.) ; — total général : 5,015,000 francs. À ces dons il faut ajouter 600 tonnes de biscuit mises par l’Angleterre à la disposition du gouvernement turk et tous les objets en nature fournis par les habitans des pays où les Tcherkesses vinrent se réfugier,
  5. Je transcris ici ces chiffres, parce que chacun d’eux a un sens déterminé par la source d’où il émane :
    Le ministre de la guerre à Saint-Pétersbourg (dépêches de lord Napier des 19 et 23 mai 1864) 100,000
    Lord Napier, d’après ses propres calculs (ibid) 150,000
    Le Times, et d’après cette feuille le Free Press et tous les autres journaux anglais 300,000
    La lettre écrite de Théodosie, 318,068, et antérieurement 80,000, ce qui fait en nombre rond (ibid, et dans la réfutation de cette lettre par M. Barozzi) 400,000
  6. Voici comment ce chiffre se décompose :
    Montagnards partis des ports libres du littoral tcherkessc jusqu’à la moitié de mars 40,000
    Depuis cette époque, embarqués sur des kotchermas turques sous la surveillance des officiers russes… 15,000
    Par Taman : 27,000
    Par Novorossiik, jusqu’au 1er juin 63,000
    Id. postérieurement 25,000 88,000
    Par Touapsé 21,000
    Total 191,000
  7. Plaines ou plateaux recouverts de verdure et où les Turkomans conduisent leurs troupeaux et dressent leurs tentes pendant l’été.
  8. La Porte en a en la preuve dans un fait qui s’est passé il y a deux mois à peine et que tous les journaux ont enregistré. Les Tcherkesses cantonnés aux environs d’Erzeroum se sont soulevés, et des troupes ont dû être envoyées en toute hâte pour les contenir et les faire rentrer dans l’ordre. Ce n’est que dernièrement, et il y a quelques jours seulement, qu’on est parvenu à les réprimer et à en désarmer 15,000.
  9. Officiers, 435 roubles 71 kopeks ; Cosaques, 156 r. 46 6/7 k. ; paysans de la couronne, 122 r. 14 1/2 k. ; soldats mariés, 121 r. 43 1/7 k.
  10. Historisch-geographischer Hand-atlas, IIe Abtheilung, karte 48 : Azof, 1774 ; — Crimée, 1783 ; — Oczakof, 1788 ; — Odessa, 1792 ; — Bessarabie, 1812 ; — Abkhazie et Mingrélie, 1826-1829 ; — littoral de la Circassie, 1864.
  11. Schédo-Ferroti, Ve étude, le Militaire, Leipzig, 1860, p. 3 et 4.