La Russie en 1839/Lettre onzième
Remarquez d’abord ces dates dont le rapprochement me paraît assez curieux. Le commencement de nos révolutions et le mariage du fils d’Eugène de Beauharnais ont eu lieu le même jour, à cinquante ans de distance.
Je reviens de la cour après avoir assisté dans la chapelle Impériale à toutes les cérémonies grecques du mariage de la grande-duchesse Marie avec le duc de Leuchtenberg. Tout à l’heure, je vous les décrirai de mon mieux et en détail, mais avant tout, je veux vous parler de l’Empereur.
Au premier abord, le caractère dominant de sa physionomie est la sévérité inquiète, expression peu agréable, il faut l’avouer, malgré la régularité de ses traits. Les physionomistes prétendent, à juste titre, que l’endurcissement du cœur peut nuire à la beauté du visage. Néanmoins, chez l’empereur Nicolas cette disposition peu bienveillante paraît être le résultat de l’expérience plus que l’œuvre de la nature. Ne faut-il pas qu’un homme soit torturé par une longue et cruelle souffrance pour que sa physionomie nous fasse peur, malgré la confiance involontaire qu’inspire ordinairement une noble figure ?
Un homme chargé de diriger dans ses moindres détails une machine immense, craint incessamment de voir quelque rouage se déranger ; celui qui obéit ne souffre que selon la mesure matérielle du mal qu’il ressent ; celui qui commande souffre d’abord comme les autres hommes, puis l’amour-propre et l’imagination centuplent pour lui seul le mal commun à tous. La responsabilité est la punition du souverain absolu.
S’il est le mobile de toutes les volontés, il devient le foyer de toutes les douleurs : plus on le redoute, plus je le trouve à plaindre.
Celui qui peut tout, qui fait tout, est accusé de tout : soumettant le monde à ses ordres suprêmes, il voit jusque dans les hasards une ombre de révolte ; persuadé que ses droits sont sacrés, il ne reconnaît d’autres bornes à sa puissance que celles de son intelligence et de sa force, et il s’en indigne. On l’invoque comme dieu, peu s’en faut qu’on ne l’adore, et les prières qu’on lui adresse ne font que révéler son infirmité. Une mouche qui vole mal à propos dans le palais Impérial, pendant une cérémonie, humilie l’Empereur. L’indépendance de la nature lui paraît d’un mauvais exemple ; tout être qu’il ne peut assujettir à ses lois arbitraires, devient à ses yeux un soldat qui se révolte contre son sergent au milieu de la bataille ; la honte en rejaillit sur l’armée et jusque sur le général : l’Empereur de Russie est un chef militaire, et chacun de ses jours est un jour de bataille.
Pourtant de loin en loin des éclairs de douceur tempèrent le regard impérieux ou impérial du maître, alors l’expression de l’affabilité fait tout à coup ressortir la beauté native de cette tête antique. Dans le cœur du père et de l’époux l’humanité triomphe par instants de la politique du prince. Quand le souverain se repose du joug qu’il fait peser sur toutes les têtes, il paraît heureux. Ce combat de la dignité primitive de l’homme contre la gravité affectée du maître, me semble bien curieux à observer. C’est à quoi j’ai passé la plus grande partie de mon temps dans la chapelle.
L’Empereur est plus grand que les hommes ordinaires de la moitié de la tête ; sa taille est noble quoiqu’un peu roide ; il a pris dès sa jeunesse l’habitude russe de se sangler au-dessous des reins, au point de se faire remonter le ventre dans la poitrine, ce qui a dû produire un gonflement des côtes ; cette proéminence peu naturelle nuit à la santé comme à la grâce du corps ; l’estomac bombé excessivement sous l’uniforme, finit en pointe et retombe par-dessus la ceinture.
Cette difformité volontaire qui gêne la liberté des mouvements, diminue l’élégance de la tournure, donne de la roideur à toute la personne. On dit que lorsque l’Empereur se desserre les reins, les viscères, reprenant tout à coup, pour un moment, leur équilibre dérangé, lui font éprouver une prostration de force extraordinaire. On peut déplacer le ventre, on ne peut pas l’anéantir.
Il a le profil grec ; le front haut, mais déprimé en arrière, le nez droit et parfaitement formé, la bouche très-belle, le visage noble, ovale, mais un peu long, l’air militaire et plutôt allemand que slave.
Sa démarche, ses attitudes sont volontairement imposantes.
Il s’attend toujours à être regardé, il n’oublie pas un instant qu’on le regarde ; même vous diriez qu’il veut être le point de mire de tous les yeux. On lui a trop répété ou trop fait supposer qu’il était beau à voir et bon à montrer aux amis et aux ennemis de la Russie.
Il passe la plus grande partie de sa vie en plein air pour des revues ou pour de rapides voyages ; aussi, pendant l’été, l’ombre de son chapeau militaire des sine-t-elle, à travers son front hâlé, une ligne oblique qui marque l’action du soleil sur la peau dont la blancheur s’arrête à l’endroit protégé par la coiffure ; cette ligne produit un effet singulier, mais qui n’est pas désagréable, parce qu’on en devine aussitôt la cause.
En examinant attentivement la belle figure de cet homme dont la volonté décide de la vie de tant d’hommes, j’ai remarqué avec une pitié involontaire qu’il ne peut sourire à la fois des yeux et de la bouche : désaccord qui dénote une perpétuelle contrainte, et me fait regretter toutes les nuances de grâce naturelle qu’on admirait dans le visage moins régulier peut-être, mais plus agréable de son frère l’Empereur Alexandre. Celui-ci, toujours charmant, avait quelquefois l’air faux ; l’Empereur Nicolas est plus sincère, mais habituellement il a l’expression de la sévérité, quelquefois même cette sévérité va jusqu’à lui donner l’air dur et inflexible ; s’il est moins séduisant, il a plus de force, mais aussi est-il bien plus souvent obligé d’en faire usage ; la grâce assure l’autorité en prévenant les résistances. Cette adroite économie dans l’emploi du pouvoir est un secret ignoré de l’Empereur Nicolas. Il est toujours l’homme qui veut être obéi : d’autres ont voulu être aimés.
L’Impératrice a la taille la plus élégante ; et malgré son excessive maigreur, je trouve à toute sa personne une grâce indéfinissable. Son attitude, loin d’être orgueilleuse, comme on me l’avait annoncé, exprime l’habitude de la résignation dans une âme fière. En entrant dans la chapelle, elle était fort émue, elle m’a paru mourante : une convulsion nerveuse agite les traits de son visage, elle lui fait même quelquefois branler la tête ; ses yeux creux, bleus et doux trahissent des souffrances profondes, supportées avec un calme angélique ; son regard plein de sentiment a d’autant plus de puissance qu’elle pense moins à lui en donner : détruite avant le temps, elle n’a pas d’âge, et l’on ne saurait, en la voyant, deviner ses années ; elle est si faible qu’on dirait qu’elle n’a pas ce qu’il faut pour vivre : elle tombe dans le marasme, elle va s’éteindre, elle n’appartient plus à la terre : c’est une ombre. Elle n’a jamais pu se remettre des angoisses qu’elle ressentit le jour de son avénement au trône : le devoir conjugal a consumé le reste de sa vie.
Elle a donné trop d’idoles à la Russie, trop d’enfants à l’Empereur. « S’épuiser en grands-ducs : quelle destinée !… » disait une grande dame polonaise qui ne se croit pas obligée d’adorer en paroles ce qu’elle hait dans le cœur.
Tout le monde voit l’état de l’Impératrice ; personne n’en parle ; l’Empereur l’aime ; a-t-elle la fièvre ? est-elle au lit ? il la soigne lui-même ; il veille près d’elle, prépare ses boissons, les lui fait avaler comme une garde-malade ; mais dès qu’elle est sur pied, il la tue de nouveau à force d’agitation, de fêtes, de voyages, d’amour ; à la vérité sitôt que le danger est déclaré, il renonce à ses projets ; mais il a horreur des précautions qui préviendraient le mal ; femme, enfants, serviteurs, parents, favoris, en Russie, tout doit suivre le tourbillon Impérial, en souriant jusqu’à la mort.
Tout doit s’efforcer d’obéir à la pensée du souverain ; cette pensée unique fait la destinée de tous : plus une personne est placée près de ce soleil des esprits, et plus elle est esclave de la gloire attachée à son rang : l’Impératrice en meurt.
Voilà ce que chacun sait ici et ce que personne ne dit, car, règle générale, personne ne profère jamais un mot qui pourrait intéresser vivement quelqu’un ; ni l’homme qui parle, ni l’homme à qui l’on parle ne doivent avouer que le sujet de leur entretien mérite une attention soutenue ou réveille une passion vive. Toutes les ressources du langage sont épuisées à rayer du discours l’idée et le sentiment, sans toute fois avoir l’air de les dissimuler, ce qui serait gauche. La gêne profonde qui résulte de ce travail prodigieux, prodigieux surtout par l’art avec lequel il est caché, empoisonne la vie des Russes. Un tel travail sert d’expiation à des hommes qui se dépouillent volontairement des deux plus grands dons de Dieu : l’âme et la parole qui la communique ; autrement dit, le sentiment et la liberté.
Plus je vois la Russie, plus j’approuve l’Empereur lorsqu’il défend aux Russes de voyager, et rend l’accès de son pays difficile aux étrangers. Le régime politique de la Russie ne résisterait pas vingt ans à la libre communication avec l’Occident de l’Europe. N’écoutez pas les forfanteries des Russes ; ils prennent le faste pour l’élégance, le luxe pour la politesse, la police et la peur pour les fondements de la société. À leur sens, être discipliné c’est être civilisé ; ils oublient qu’il y a des sauvages de mœurs très-douces et des soldats fort cruels ; malgré toutes leurs prétentions aux bonnes manières, malgré leur instruction superficielle et leur profonde corruption précoce, malgré leur facilité à deviner et à comprendre le positif de la vie, les Russes ne sont pas encore civilisés. Ce sont des Tartares enrégimentés : rien de plus.
En fait de civilisation, ils se sont jusqu’à présent contentés de l’apparence ; mais si jamais ils peuvent se venger de leur infériorité réelle, ils nous feront cruellement expier nos avantages.
Ce matin, après m’être habillé à la hâte pour me rendre à la chapelle Impériale, seul dans ma voiture, je suivais celle de l’ambassadeur de France à travers les places et les rues qui conduisent au palais, et j’examinais avec curiosité tout ce qui se trouvait sur mon passage. J’ai remarqué aux abords du palais des troupes qui ne me parurent pas assez magnifiques pour leur réputation ; cependant les chevaux sont superbes : la place immense qui sépare la demeure du souverain du reste de la ville était traversée en sens divers par les voitures de la cour, par des hommes en livrée et par des soldats en uniformes de toutes couleurs. Les Cosaques sont les plus remarquables. Malgré l’affluence il n’y avait pas foule : tant l’espace est vaste !
Dans les États nouveaux il y a du vide partout, surtout quand leur gouvernement est absolu ; l’absence de liberté crée la solitude et répand la tristesse. Il n’y a de peuplés que les pays libres.
Il m’a paru que les équipages des personnes de la cour avaient bon air sans être véritablement soignés ni élégants. Les voitures, mal peintes, encore plus mal vernies, sont d’une forme peu légère et attelées de quatre chevaux ; les traits de ces attelages sont démesurément longs.
Un cocher conduit les chevaux du timon ; un petit postillon, vêtu en robe persane longue comme l’armiak[1] du cocher, est planté tout au bout de l’attelage, sur ou plutôt dans une selle creuse, épaisse, rembourrée et relevée par devant et par derrière comme un oreiller ; cet enfant nommé, je crois, d’après l’allemand, le vorreiter, et en russe, le faleiter, est toujours juché, remarquez bien ceci, sur le cheval de droite de la volée ; c’est le contraire de l’usage suivi dans tous les autres pays, où le postillon monte à gauche, afin d’avoir la main droite libre pour diriger le cheval de trait. Cette manière d’atteler m’a frappé par sa singularité : la vivacité, le nerf des chevaux russes, qui tous ont de la race, si tous n’ont de la beauté ; la dextérité des cochers, la richesse des habits, tout l’ensemble du spectacle annonce des splendeurs que nous ne connaissons plus : c’est encore une puissance que la cour de Russie ; la cour de tous les autres pays, même la plus brillante, n’est plus qu’un spectacle.
J’étais préoccupé de cette différence et d’une foule de réflexions que me suggérait la nouveauté des objets en présence desquels je me trouvais, lorsque ma voiture s’arrête sous un péristyle grandiose où l’on descend à couvert au milieu de mille bruits divers d’une foule dorée, toute composée de courtisans très raffinés dans leur air. Ceux-ci étaient accompagnés de leurs vasseaux très-sauvages en apparence comme en réalité ; le costume des valets est presque aussi éclatant que celui des maîtres.
En descendant de voiture à la hâte pour ne pas me séparer des personnes qui s’étaient chargées de moi, je m’aperçus à peine d’un coup assez violent que je me donnai à la jambe contre le marche-pied, où l’éperon de ma botte fut au moment de s’accrocher ; mais figurez-vous mon angoisse lorsqu’un instant après cet accident, en posant le pied sur la première marche du superbe escalier du palais d’hiver, je vis que je venais de perdre un de mes éperons, et, ce qui était bien pis, que l’éperon, en se détachant, avait emporté avec lui le talon de la botte dans lequel il était fixé ! J’étais donc à moitié déchaussé d’un pied. Près de paraître pour la première fois devant un homme qu’on dit aussi minutieux qu’il est puissant, cet accident me parut un vrai malheur. Les Russes sont moqueurs, et l’idée de leur prêter à rire dès mon début m’était singulièrement désagréable. Que faire ? retourner sous le péristyle pour y chercher le débris de ma chaussure : à quoi bon ? des voitures avaient déjà passé sur ce fragment de botte. Retrouver le talon perdu, ce serait un miracle impossible à espérer ; d’ailleurs qu’en ferais-je ? le porterais-je à la main pour entrer dans le palais ? Que résoudre ? Fallait-il quitter l’ambassadeur de France et m’en retourner chez moi ? mais dans un pareil moment c’eût été déjà faire scène ; d’un autre côté, me montrer dans l’état où j’étais, c’était me perdre dans l’esprit du maître et de ses courtisans, et je n’ai nulle philosophie contre un ridicule auquel je suis venu m’exposer volontairement. En ce genre, c’est bien assez de supporter l’inévitable… Les désagréments qu’on s’attire à plaisir à mille lieues de chez soi me paraissent humiliants. Il est si facile de ne pas aller, que lorsqu’on va gauchement, on est impardonnable.
J’aspirais en rougissant à me cacher dans la foule ; mais, je vous le répète, il n’y a jamais foule en Russie, surtout sur un escalier comme celui du nouveau palais d’hiver, qui ressemble à quelque décoration de l’opéra de Gustave. Ce palais est, je crois, la plus grande et la plus magnifique habitation de souverain qu’il y ait au monde. Je sentis ma timidité naturelle s’accroître par la confusion où me jetait un accident risible, mais tout à coup je me fis un courage de ma peur elle-même, et je me mis à boiter le plus légèrement que je pus à travers des salles immenses et des galeries pompeuses dont je maudissais l’éclat et la longueur, puisque cette pompe sans désordre m’ôtait tout espoir d’échapper aux regards investigateurs des courtisans. Les Russes sont froids, fins, moqueurs, spirituels et naturellement peu sensibles comme tous les ambitieux. Ils sont de plus défiants envers les étrangers, dont ils redoutent les jugements, parce qu’ils nous croient peu bienveillants pour eux ; ceci les rend d’avance hostiles, dénigrants et secrètement caustiques, quoiqu’en apparence ils soient hospitaliers et polis.
J’arrivai enfin, non sans effort, au fond de la cha pelle Impériale ; là, j’ai tout oublié, même moi et mon sot embarras ; d’ailleurs dans ce lieu la foule était épaisse et personne n’y pouvait voir ce qui manquait à ma chaussure. La nouveauté du spectacle qui m’attendait m’a rendu mon sang-froid et mon empire sur moi-même. Je rougissais du trouble auquel venait de m’exposer ma vanité de courtisan déconcerté ; simple voyageur, je rentrais dans mon rôle et je retrouvais l’impassibilité de l’observateur philosophe.
Encore un mot sur mon costume : il avait été l’objet d’une consultation grave ; quelques-uns des jeunes gens attachés à la légation française m’avaient conseillé l’habit de garde national ; je craignais que cet uniforme ne déplût à l’Empereur : je me décidai pour celui d’officier d’état-major, avec les épaulettes de lieutenant-colonel, qui sont celles de mon grade.
On m’avait averti que cet habit paraîtrait nouveau, et qu’il deviendrait, de la part des princes de la famille Impériale et de l’Empereur lui-même, le sujet d’une foule de questions qui pourraient m’embarrasser. Jusqu’à présent personne n’a encore eu le temps de s’occuper d’une si petite affaire.
Les cérémonies du mariage grec sont longues et majestueuses : tout est symbolique dans l’église d’Orient. Il m’a semblé que les splendeurs de la religion rehaussaient le lustre des solennités de la cour.
Les murs, les plafonds de la chapelle, les habillements des prêtres et de leurs acolytes, tout étincelait d’or et de pierreries : il y avait là des richesses à étonner l’imagination la moins poétique. Ce spectacle vaut les descriptions les plus fantastiques des Mille et une Nuits ; c’est de la poésie comme Lalla Rhook, comme la Lampe merveilleuse : c’est de cette poésie orientale où la sensation domine le sentiment et la pensée.
La chapelle Impériale n’est pas d’une grande dimension ; elle était remplie par les représentants de tous les souverains de l’Europe et presque de l’Asie ; par quelques étrangers tels que moi, admis à entrer à la suite du corps diplomatique, par les femmes des ambassadeurs, enfin par les grandes charges de la cour ; une balustrade nous séparait de l’enceinte circulaire où s’élève l’autel. Cet autel est semblable à une table carrée assez basse. On remarquait dans le chœur les places réservées à la famille Impériale. Au moment de notre arrivée elles étaient vides.
J’ai vu peu de choses à comparer pour la magnificence et la solennité à l’entrée de l’Empereur dans cette chapelle étincelante de dorures. Il a paru, s’avançant avec l’Impératrice et suivi de toute la cour : aussitôt mes regards et ceux des assistants se sont fixés sur lui ; nous avons ensuite admiré sa famille : les deux jeunes époux brillaient entre tous. Un mariage d’inclination sous des habits brodés et dans des lieux si pompeux, c’est une rareté qui mettait le comble à l’intérêt de la scène. Voilà ce que tout le monde disait autour de moi ; mais moi, je ne crois pas à cette merveille et je ne puis m’empêcher de voir une intention politique dans tout ce qu’on fait et dit ici. L’Empereur s’y trompe peut-être lui-même ; il croit faire acte de tendresse paternelle, tandis qu’au fond de sa pensée l’espoir de quelque avantage à venir a décidé son choix. Il en est de l’ambition comme de l’avarice : les avares calculent toujours, même lorsqu’ils croient céder à des sentiments désintéressés.
Quoique la cour fût nombreuse et que la chapelle soit petite, il n’y avait point de confusion. J’étais debout au milieu du corps diplomatique, près de la balustrade qui nous séparait du sanctuaire. Nous n’étions point assez pressés pour ne pas pouvoir distinguer les traits et les mouvements de chacun des personnages que le devoir ou la curiosité réunissait là. Le silence du respect n’était troublé par aucun désordre. Un soleil éclatant illuminait l’intérieur de la chapelle, où la température s’élevait, m’a-t-on dit, à trente degrés. On voyait à la suite de l’Empereur, en longue robe dorée et en bonnet pointu également orné de broderies d’or, un khan tatare, moitié tributaire, moitié indépendant de la Russie. Ce petit souverain esclave a pensé, d’après la position équivoque que lui fait la politique conquérante de ses protecteurs, qu’il serait à propos de venir prier l’Empereur de toutes les Russies d’admettre parmi ses pages un fils de douze ans qu’il amène à Pétersbourg, afin d’assurer à cet enfant un sort convenable. Cette puissance déchue, qui servait de relief à la puissance triomphante, m’a rappelé les pompes de Rome.
Les premières dames de la cour de Russie et les femmes des ambassadeurs de toutes les cours, parmi lesquelles j’ai reconnu mademoiselle Sontag, aujourd’hui comtesse de Rossi, garnissaient le tour de la chapelle ; dans le fond, terminé en une rotonde éclatante de peinture, était rangée toute la famille Impériale. La dorure des lambris, embrasée par les rayons d’un soleil ardent, formait une espèce d’auréole sur la tête des souverains et de leurs enfants. La parure et les diamants des femmes brillaient d’un éclat magique au milieu de tous les trésors de l’Asie étalés sur les murs du sanctuaire, où la magnificence royale semblait défier la majesté du Dieu qu’elle honorait sans s’oublier elle-même. Tout cela est beau, c’est surtout étonnant pour nous, si nous nous rappelons le temps encore peu éloigné où le mariage de la fille d’un Czar aurait été à peu près ignoré en Europe, et où Pierre Ier publiait qu’il avait le droit de laisser sa couronne à qui bon lui semblerait. Que de progrès en peu d’années !
Quand on réfléchit aux conquêtes diplomatiques et autres de cette puissance, naguère encore comptée pour peu dans les affaires du monde civilisé, on se demande si ce qu’on voit est un rêve. L’Empereur lui-même ne me semblait pas très-accoutumé à ce qui se passait devant lui, car à chaque instant il quittait son prie-Dieu et faisait quelques pas de côté et d’autre pour venir redresser les fautes d’étiquette de ses enfants ou de son clergé. Ceci m’a prouvé qu’en Russie la cour elle-même est en progrès. Son gendre n’était pas à la place convenable, il le faisait reculer ou avancer de deux pieds ; la grande-duchesse, les prêtres aussi, les grandes charges, tout semblait soumis à sa direction minutieuse quoique suprême ; j’aurais trouvé plus digne de laisser aller les choses comme elles pouvaient, et j’aurais voulu qu’une fois dans la chapelle, il ne pensât plus qu’à Dieu, laissant chaque homme s’acquitter de ses fonctions sans rectifier scrupuleusement jusqu’à la moindre faute de discipline religieuse ou de cérémonial de cour. Mais dans ce singulier pays l’absence de liberté se révèle partout ; on la retrouve même au pied des autels. Ici l’esprit de Pierre le Grand domine tous les esprits.
Pendant la messe du mariage grec, à un certain moment de la cérémonie, les deux époux boivent ensemble dans la même coupe. Plus tard, accompagné du prêtre officiant, ils font trois fois le tour de l’hôtel en se tenant par la main pour signifier l’union conjugale et pour marquer la fidélité avec laquelle ils doivent marcher toujours du même pas dans la vie. Tous ces actes sont d’autant plus imposants qu’ils rappellent des usages de la primitive Église.
Ces cérémonies accomplies, une couronne fut tenue pendant fort longtemps au-dessus de la tête de chacun des deux mariés. La couronne de la grande-duchesse par son frère le grand-duc héritier, dont l’Empereur lui-même, quittant son prie-Dieu une fois de plus, eut soin de rectifier la pose avec un mélange de bonhomie et de minutie que j’avais peine à m’expliquer ; la couronne du duc de Leuchtenberg était tenue par le comte de Pahlen, ambassadeur de Russie à Paris, et fils de l’ami trop fameux et trop zélé d’Alexandre. Ce souvenir, banni de tous les discours, et peut-être de toutes les pensées des Russes d’aujourd’hui, n’a cessé de me préoccuper pendant que le comte de Pahlen, avec la noble simplicité qui lui est naturelle, s’acquittait d’une charge enviée sans doute de tout ce qui aspire aux faveurs de cour. Il était censé appeler, par la fonction qu’il remplissait dans cette cérémonie sainte, la protection du ciel sur la tête du mari de la petite-fille de Paul Ier. Ce rapprochement était bien étrange ; mais, je le répète, personne, je crois, n’y prenait garde, tant la politique en ce pays a d’effet rétroactif.
La flatterie défait et refait jusqu’au passé au profit de l’intérêt du jour. Il paraît qu’ici le tact n’est nécessaire qu’à ceux qui n’ont pas le pouvoir. Si la mémoire du fait qui m’occupait eût été présente à l’esprit de l’Empereur, il eût chargé quelque autre personne de tenir la couronne sur la tête de son gendre. Mais dans un pays où l’on n’écrit ni ne parle, rien n’est si loin de l’événement du jour que l’histoire de la veille ; aussi le pouvoir a-t-il des inadvertances, des naïvetés qui prouvent qu’il s’endort dans une sécurité quelquefois trompeuse. La politique russe n’est entravée dans sa marche ni par les opinions ni même par les actions ; la faveur du maître est tout ; tant qu’elle dure, elle tient lieu de mérite, de vertu, et, qui plus est, d’innocence à l’homme sur lequel elle se répand ; de même qu’en se retirant, elle le prive de tout. Chacun admirait avec une sorte d’anxiété l’immobilité des bras qui soutenaient les deux couronnes. Cette scène dura longtemps, et elle dut être fatigante pour les acteurs.
La jeune mariée est pleine de grâce, de pureté ; elle est blonde, elle a les yeux bleus ; son teint délicat et fin brille de tout l’éclat de la première jeunesse, l’expression de son visage est la candeur spirituelle. Cette princesse et sa sœur, la grande-duchesse Olga, m’ont paru les deux plus belles personnes de la cour : heureux accord des avantages du rang et des dons de la nature.
Quand l’évêque officiant présenta les mariés à leurs augustes parents, ceux-ci les embrassèrent avec une cordialité touchante. L’instant d’après l’Impératrice se jeta dans les bras de son mari : effusion de tendresse qui aurait pu être mieux placée dans une chambre que dans une chapelle ; mais en Russie les souverains sont chez eux partout, même dans la maison de Dieu. D’ailleurs l’attendrissement de l’Impératrice semblait tout à fait involontaire, la manifestation n’en pouvait donc avoir rien de choquant. Malheur à ceux qui trouveraient ridicule l’émotion produite par un sentiment vrai ! Une telle explosion de sensibilité est communicative. La cordialité allemande ne se perd jamais ; il faut avoir de l’âme pour conserver sur le trône la faculté de l’abandon.
Avant la bénédiction deux pigeons gris avaient été lâchés selon l’usage dans la chapelle : au bout d’un moment ils se sont posés sur une corniche dorée qui faisait saillie tout juste au-dessus de la tête des deux époux, et là ils n’ont fait que se becqueter pendant toute la messe.
Les pigeons sont bien heureux en Russie : on les révère comme le symbole sacré du Saint-Esprit, et il est défendu de les tuer ; heureusement que le goût de leur chair déplaît aux Russes.
Le duc de Leuchtenberg est un jeune homme grand, fort et bien fait ; les traits de son visage n’ont rien de distingué, ses yeux sont beaux, mais il a la bouche saillante et de forme peu régulière ; sa taille est belle sans noblesse, l’uniforme lui sied et supplée à l’élégance qui manque à sa personne ; c’est plutôt un sous-lieutenant bien découplé qu’un prince. Pas un seul parent de son côté n’était venu à Pétersbourg pour assister à la cérémonie.
Pendant la messe il paraissait singulièrement impatient de se trouver seul avec sa femme ; et les yeux de l’assemblée entière se dirigèrent par un mouvement spontané vers le groupe des deux pigeons perchés au dessus de l’autel.
Je n’ai ni le cynisme de Saint-Simon, ni son génie d’expression, ni la gaieté naïve des écrivains du bon vieux temps ; dispensez-moi donc des détails, quelque divertissants qu’ils pussent vous paraître.
Dans le siècle de Louis XIV on avait une liberté de langage qui tenait à la certitude de n’être entendu que par des gens qui vivaient et parlaient tous de la même manière : il y avait une société et point de public. Aujourd’hui il y a un public, et il n’y a point de société. Chez nos pères chaque conteur, dans son cercle, pouvait être vrai sans conséquence ; aujourd’hui que toutes les classes sont mêlées on manque de bienveillance et dès lors de sécurité. La franchise d’expression paraîtrait de mauvais ton à des personnes qui n’ont pas toutes appris le français dans le même vocabulaire. Quelque chose de la susceptibilité bourgeoise a passé dans le langage de la meilleure compagnie de France ; plus le nombre des esprits auxquels on s’adresse grandit, et plus on doit prendre un air grave en parlant : une nation veut être respectée plus qu’une société intime, quelque élégante qu’on la suppose.
En fait de décence de langage, une foule est plus exigeante qu’une cour : plus la hardiesse aurait de témoins, et plus elle deviendrait inconvenante. Tels sont mes motifs pour me dispenser de vous dire ce qui a fait sourire plus d’un grave personnage et peut être plus d’une vertueuse dame ce matin dans la chapelle Impériale. Mais je ne pouvais passer tout à fait sous silence un incident qui contrastait d’une manière par trop singulière avec la majesté de la scène et le sérieux obligé des spectateurs.
Il vient un moment, pendant la longue cérémonie du mariage grec, où tout le monde doit tomber à genoux. L’Empereur, avant de se prosterner comme les autres, jeta d’abord sur l’assemblée un regard de surveillance peu gracieux. Il me parut qu’il voulait s’assurer que personne ne restait debout ; précaution superflue, car, bien qu’il y eût là des catholiques et des protestants, il n’était venu sans doute à la pensée de pas un de ces étrangers de ne point se conformer extérieurement à tous les rites de l’Église grecque[2].
La possibilité d’un doute à cet égard justifie ce que je vous ai dit plus haut, et m’autorise à vous répéter que la sévérité inquiète est devenue l’expression habituelle de la physionomie de l’Empereur.
Aujourd’hui que la révolte est, pour ainsi dire, dans l’air, l’autocratie elle-même redouterait-elle quelque atteinte à sa puissance ? Cette crainte fait un contraste désagréable et même effrayant avec l’idée qu’elle conserve de ses droits. Le pouvoir absolu devient par trop redoutable quand il a peur.
En voyant le tremblement nerveux, la faiblesse et la maigreur de l’Impératrice, de cette femme si gracieuse, je me rappelais ce qu’elle avait dû souffrir pendant la révolte de l’avénement au trône, et je me dis tout bas : « l’héroïsme se paie !!!… » C’est de la force, mais une force qui épuise la vie.
Je vous ai dit que tout le monde était tombé à genoux, et l’Empereur après tout le monde : les époux sont mariés ; la famille Impériale, la foule se relève ; à ce moment les prêtres et le chœur entonnent le Te Deum, tandis qu’au dehors des décharges d’artillerie annoncent à la ville la consécration du mariage. L’effet de cette musique céleste accompagnée par des coups de canon, par le tintement des cloches et par les acclamations lointaines du peuple, est inexprimable. Tout instrument de musique est banni de l’Église grecque, et les seules voix d’hommes y célèbrent les louanges du Seigneur. Cette sévérité du rite oriental est favorable à l’art, à qui elle conserve toute sa simplicité, et elle produit des effets de chant vraiment célestes. Je croyais entendre au loin le battement des cœurs de soixante millions de sujets ; orchestre vivant qui suivait, sans le couvrir, le chant de triomphe des prêtres. J’étais ému : la musique peut faire tout oublier pour un moment, même le despotisme.
Je ne puis comparer ces chœurs sans accompagnement qu’aux Miserere de la semaine sainte dans la chapelle Sixtine à Rome, excepté que la chapelle du pape n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était jadis. C’est une ruine de plus dans les ruines de Rome.
Au milieu du siècle dernier, à l’époque où l’école italienne brillait de tout son éclat, les vieux chants grecs furent refondus, sans être gâtés, par des compositeurs venus tout exprès de Rome à Pétersbourg ; ces étrangers produisirent un chef-d’œuvre, parce que tout leur esprit et toute leur science furent appliqués à respecter l’œuvre de l’antiquité. Leur travail est devenu une composition classique, et l’exécution est digne de la conception : les voix de soprano, c’est-à-dire d’enfants de chœur, car nulle femme ne fait partie de la musique de la chapelle Impériale, chantent avec une justesse parfaite : les basses-tailles sont fortes, graves et pures. Je ne me souviens pas d’en avoir entendu d’aussi belles ni d’aussi basses.
Pour un amateur de l’art, la musique de la chapelle Impériale vaut seule le voyage de Pétersbourg ; les piano, les forte, les nuances les plus fines de l’expression sont observées avec un profond sentiment, avec un art merveilleux et un ensemble admirable : le peuple russe est musical ; on n’en peut douter quand on a entendu ses chants d’église. J’écoutais sans oser respirer et j’appelais de tous mes vœux notre savant ami Meyerbeer pour m’expliquer des beautés que je sentais profondément sans les comprendre ; il les aurait comprises en s’en inspirant, car sa manière d’admirer les modèles, c’est de les égaler.
Pendant ce Te Deum, au moment où deux chœurs se répondent, le tabernacle s’ouvre et l’on voit les prêtres coiffés de leurs tiares étincelantes de pierreries, vêtus de leurs robes d’or, sur lesquelles se détachent majestueusement leurs barbes d’argent : il y en a qui tombent jusqu’à la ceinture ; les assistants sont aussi brillants que les officiants. Cette cour est magnifique et le costume militaire y reluit de tout son éclat. Je voyais avec admiration le monde apporter à Dieu l’hommage de toutes ses pompes, de toutes ses richesses. La musique sacrée était écoutée, par un auditoire profane, avec un silence, un recueillement qui rendraient beaux des chants moins sublimes. Dieu est là, et sa présence sanctifie même la cour ; le monde n’est plus que l’accessoire, la pensée dominante est le ciel.
L’archevêque officiant ne déparait pas la majesté de cette scène. S’il n’est pas beau, il est vieux ; sa petite figure est celle d’une belette souffrante, mais sa tête est blanchie par l’âge ; il a l’air fatigué, malade ; un prêtre vieux et faible ne peut être ignoble. À la fin de la cérémonie, l’Empereur est venu s’incliner devant lui et lui baiser la main avec respect. Jamais l’Autocrate ne manque une occasion de donner l’exemple de la soumission, quand cet exemple peut lui profiter. J’admirais ce pauvre archevêque qui paraissait mourant au milieu de sa gloire, cet Empereur à la taille majestueuse, au visage noble, qui s’abaissait devant le pouvoir religieux : et plus loin, les deux jeunes époux, la famille, la foule, enfin toute la cour qui remplissait et animait la chapelle : il y avait là le sujet d’un tableau.
Avant la cérémonie, je crus que l’archevêque allait tomber en défaillance ; la cour l’avait fait attendre longtemps au mépris du mot de Louis XVIII : « l’exactitude est la politesse des rois. »
Malgré l’expression rusée de sa physionomie, ce vieillard m’inspirait de la pitié à défaut de respect : il était si débile, il soutenait la fatigue avec tant de patience que je le plaignais. Qu’importe que cette patience fût puisée dans la piété ou dans l’ambition ? elle était cruellement éprouvée.
Quant à la figure du jeune duc de Leuchtenberg, j’avais beau faire effort pour m’habituer à elle, elle ne me plaisait pas plus à la fin de la cérémonie qu’au commencement. Ce jeune homme a une belle tournure militaire, voilà tout : il me prouve ce que je savais : c’est que de nos jours les princes sont moins rares que les gentilshommes. Le jeune duc m’eût paru mieux placé dans la garde de l’Empereur que dans sa famille. Nulle émotion ne s’est manifestée sur sa physionomie à aucun moment de ces cérémonies qui pourtant m’ont paru touchantes, à moi, spectateur indifférent. J’avais apporté là de la curiosité, j’y ai senti du recueillement, et le gendre de l’Empereur, le héros de la scène, avait l’air étranger à ce qui se passait autour de lui. Il n’a point de physionomie. Il paraissait embarrassé de sa personne plus qu’intéressé à ce qu’il faisait. On voit qu’il compte peu sur la bienveillance d’une cour où le calcul règne plus absolument que dans toute autre cour, et où sa fortune inattendue doit lui faire plus d’envieux que d’amis. Le respect ne s’improvise pas ; je hais toute position qui n’est pas simple et ne puis me défendre d’une sévérité quelquefois injuste pour l’homme qui accepte, par quelque motif que ce soit, une telle position. Ce jeune prince a cependant une légère ressemblance avec son père dont le visage était intelligent et gracieux ; malgré l’uniforme russe, où tous les hommes sont gênés, tant on y est serré, il m’a paru que sa démarche était légère comme celle d’un Français : il ne se doutait guère, en passant devant moi, qu’il y avait là un homme qui portait sur sa poitrine un souvenir précieux pour tous deux, mais surtout pour le fils d’Eugène Beauharnais. C’est le talisman arabe que M. de Beauharnais, le père du vice-roi d’Italie et le grand-père du duc de Leuchtenberg, a donné à ma mère en passant devant la chambre qu’elle habitait aux Carmes, au moment où il partait pour l’échafaud.
La cérémonie religieuse terminée dans la chapelle grecque devait être suivie d’une seconde bénédiction nuptiale par un prêtre catholique dans une des salles du palais, consacrée, pour aujourd’hui seulement, à ce pieux usage. Après ces deux mariages, les époux et leur famille devaient se mettre à table ; moi, n’ayant la permission d’assister ni au mariage catholique, ni au banquet, je suivis le gros de la cour et je sortis pour venir respirer un air moins étouffant en me félicitant du peu d’effet qu’avait produit ma botte emportée. Pourtant quelques personnes m’en ont parlé en riant, voilà tout. En bien comme en mal, rien de ce qui ne regarde que nous-mêmes n’est aussi important que nous le pensons.
Au lieu de me reposer je vous écris. Voilà comme je vis en voyage.
Au sortir du palais j’ai retrouvé ma voiture sans peine ; je vous le répète, il n’y a de grande affluence nulle part en Russie ; l’espace y est toujours trop vaste pour ce qu’on y fait : c’est l’avantage d’un pays où il n’y a pas de nation. La première fois qu’il y aura presse à Pétersbourg, on s’y écrasera ; dans une société arrangée comme l’est celle-ci, la foule, ce serait la révolution.
Le vide qui règne ici partout fait paraître les monuments trop petits pour les lieux ; ils se perdent dans l’immensité. La colonne d’Alexandre passe pour être plus haute que celle de la place Vendôme à cause des dimensions de son piédestal ; le fût est d’un seul morceau de granit, et c’est le plus grand de tous ceux qui aient jamais été travaillés de main d’homme. Eh bien ! cette immense colonne élevée entre le palais d’hiver et le demi-cercle de bâtiments qui termine une des extrémités de la place, fait à l’œil l’effet d’un pieu, et les maisons qui bordent cette place semblent si plates et si basses qu’elles ont l’air d’une palissade. Figurez-vous une enceinte où cent mille hommes manœuvreraient sans la remplir et sans qu’elle parût peuplée : rien n’y peut rester grand. Cette place ou plutôt ce Champ de Mars russe est fermée par le palais d’hiver dont les façades viennent d’être rebâties sur les plans de l’ancien palais de l’Impératrice Élisabeth. Celui-ci, du moins, repose les yeux des roides et mesquines imitations de tant de monuments d’Athènes et de Rome : il est dans le goût de la régence, c’est du Louis XIV dégénéré, mais très grand. Le côté de la place opposé au palais d’hiver est terminé en demi-cercle et clos par des bâtiments où l’on a établi plusieurs ministères : ces édifices sont pour la plupart construits dans le style grec antique. Singulier goût !… des temples élevés à des commis ! Le long de la même place se trouvent les bâtiments de l’Amirauté : ceux-ci sont pittoresques, leurs petites colonnes, leurs aiguilles dorées, leurs chapelles font un bon effet. Une allée d’arbres orne la place en cet endroit et la rend moins monotone. Vers l’une des extrémités de ce champ immense, du côté opposé à la colonne d’Alexandre, s’élève l’église de Saint-Isaac, avec son péristyle colossal, et sa coupole d’airain encore à moitié cachée sous les échafaudages de l’architecte ; plus loin on voit le palais du Sénat et d’autres édifices toujours en forme de temples païens, quoiqu’ils servent d’habitation au ministre de la guerre ; puis dans un angle avancé que forme cette longue place, à son extrémité vers la Néva, on voit, ou du moins on cherche à voir la statue de Pierre le Grand, supportée par son rocher de granit qui disparaît dans l’immensité comme un caillou sur la grève. La statue du héros a été rendue trop fameuse par l’orgueil charlatan de la femme qui la fit ériger : cette statue est bien au-dessous de sa réputation. Avec les édifices que je viens de vous nommer, il y aurait de quoi bâtir une ville entière, et pourtant ils ne meublent pas la grande place de Pétersbourg : c’est une plaine non de blé, mais de colonnes. Les Russes ont beau imiter avec plus ou moins de bonheur tout ce que l’art a produit de plus beau dans tous les temps et dans tous les pays, ils oublient que la nature est la plus forte. Ils ne la consultent jamais assez, et elle se venge en les écrasant. Les chefs-d’œuvre en tous genres n’ont été produits que par des hommes qui écoutaient et sentaient la nature. La nature est la pensée de Dieu, l’art est le rapport de la pensée humaine avec la puissance qui a créé le monde et qui le perpétue. L’artiste répète à la terre ce qu’il entend dans le ciel : il n’est que le traducteur de Dieu ; ceux qui font d’eux-mêmes produisent des monstres.
Chez les anciens, les architectes entassaient les monuments dans des lieux escarpés et resserrés où le pittoresque du site ajoutait à l’effet des œuvres de l’homme. Les Russes qui croient reproduire l’antiquité, et qui ne font que l’imiter maladroitement, dispersent au contraire leurs bâtisses soi-disant grecques et romaines dans des champs sans limites, ou l’œil les aperçoit à peine. Aussi est-ce toujours des steppes de l’Asie qu’on se souvient dans ces cités où l’on a prétendu reproduire le forum romain[3]. Ils auront beau faire, la Moscovie tiendra toujours de l’Asie plus que de l’Europe. Le génie de l’Orient plane sur la Russie, qui abdique quand elle se met à marcher à la suite de l’Occident.
Le demi-cercle d’édifices qui correspond au palais Impérial produit, du côté de la place, l’effet d’un amphithéâtre antique manqué ; il faut le regarder de loin ; on n’y voit de près qu’une décoration recrépie tous les ans pour réparer les ravages de l’hiver. Les anciens bâtissaient avec des matériaux indestructibles sous un ciel conservateur ; ici, avec un climat qui détruit tout, on élève des palais de bois, des maisons de planches et des temples de plâtre ; aussi les ouvriers russes passent-ils leur vie à refaire pendant l’été ce que l’hiver a démoli ; rien ne résiste à l’influence de ce climat ; les édifices, même ceux qui paraissent les plus anciens, sont reconstruits d’hier ; la pierre dure ici autant que le mortier et la chaux durent ailleurs. Le fût de la colonne d’Alexandre, ce prodigieux morceau de granit, est déjà lézardé par le froid ; à Pétersbourg il faut employer le bronze pour soutenir le granit, et, malgré tant d’avertissements, on ne se lasse pas d’imiter dans cette ville les monuments des pays chauds ! On peuple les solitudes du pôle de statues, de bas-reliefs destinés à perpétuer l’histoire, sans penser que dans ce pays les monuments vont encore moins loin que le souvenir.
Les Russes font toutes sortes de choses ; mais on dirait qu’avant même de les avoir terminées, ils se disent : quand abandonnerons-nous tout cela ? Pétersbourg est comme l’échafaudage d’un édifice ; l’échafaudage tombera dès que le monument sera parfait. Ce chef-d’œuvre, non d’architecture, mais de politique, ce sera la nouvelle Byzance, qui, dans la secrète et profonde pensée des Russes, est la future capitale de la Russie et du monde.
En face du palais, une immense arcade perce le demi-cercle de bâtiments imités de l’antique ; elle sert d’issue à la place et conduit à la rue Morskoï ; au-dessus de cette voûte énorme s’élève pompeusement un char à six chevaux de front, en bronze, conduits par je ne sais quelle figure allégorique ou historique. Je ne crois pas qu’on puisse voir ailleurs rien d’aussi mauvais goût que cette colossale porte cochère ouverte sous une maison, et toute flanquée d’habitations dont le voisinage bourgeois ne l’empêche pas d’être traitée d’arc de triomphe, grâce aux prétentions monumentales des architectes russes. J’irai bien à regret regarder de près ces chevaux dorés, et la statue et le char ; mais fussent-ils d’un beau travail, ce dont je doute, ils sont si mal placés que je ne les admirerai pas. Dans les monuments, c’est d’abord l’harmonie de l’ensemble qui engage le curieux à examiner les détails ; sans la beauté de la conception, qu’importe la finesse de l’exécution ? d’ailleurs l’une et l’autre manquent également aux productions de l’art russe. Jusqu’à présent cet art n’est que de la patience ; il consiste à imiter tant bien que mal, pour le transporter chez soi sans choix ni goût, ce qui a été inventé ailleurs. Tout cela est mesquin, quoique colossal ; car en architecture ce n’est pas la dimension des murailles qui fait la grandeur, c’est la sévérité du style.
La sculpture en plein air me fait ici l’effet des plantes exotiques qu’il faudrait rentrer tous les automnes ; rien ne convient moins que ce faux luxe aux habitudes et au génie de ce peuple, à son sol et à son climat. Dans un pays où il y a quelquefois 60 degrés de différence entre la température de l’hiver et celle de l’été, on devrait renoncer à l’architecture des beaux climats. Mais les Russes ont pris l’habitude de traiter la nature elle-même en esclave, et de compter le temps pour rien. Imitateurs obstinés, ils prennent leur vanité pour du génie et se croient appelés à reproduire chez eux, tout à la fois et sur une plus grande échelle, les monuments du monde entier. Cette ville avec ses quais de granit est une merveille, mais le palais de glace où l’Impératrice Élisabeth a donné une fête était une merveille aussi ; il a duré ce que durent les flocons de neige, ces roses de Sibérie.
Ce que j’ai vu jusqu’à présent dans les créations des souverains de la Russie, ce n’est pas l’amour de l’art, c’est l’amour-propre de l’homme.
Entre autres fanfaronnades, j’entends dire à beaucoup de Russes que leur climat s’adoucit. Dieu serait-il complice de l’ambition de ce peuple avide ? Voudrait-il lui livrer jusqu’au ciel, jusqu’à l’air du Midi ? Verrons-nous Athènes en Laponie, Rome à Moscou, et les richesses de la Tamise dans le golfe de Finlande ? L’histoire des peuples se réduit-elle à une question de latitude et de longitude ? Le monde assistera-t-il toujours aux mêmes scènes jouées sur d’autres théâtres ?
Cette prétention, toute risible qu’elle vous paraît. vous prouve jusqu’où peut aller l’ambition des Russes.
Tandis que ma voiture, au sortir du palais, traversait rapidement le carré long formé par l’immense place que je viens de vous décrire, un vent violent soulevait des flots de poussière ; je n’apercevais plus qu’à travers un voile mouvant les équipages qui sillonnaient rapidement dans tous les sens le rude pavé de la ville. La poussière de l’été est un des fléaux de Pétersbourg ; c’est au point qu’elle me fait désirer la neige de l’hiver. Je n’ai eu que le temps de rentrer chez moi avant que l’orage éclatât ; il vient d’épouvanter par des pronostics plus ou moins significatifs tous les superstitieux de la ville ; les ténèbres en plein jour, une température étouffante, les coups de foudre qui redoublent et n’amènent point d’eau, un vent à emporter les maisons ; une tempête sèche : tel est le spectacle que le ciel nous a donné pendant le banquet nuptial. Les Russes se rassurent en disant que l’orage a duré peu et que l’air est déjà plus pur qu’il n’était avant cette crise. Je raconte ce que je vois sans y prendre part ; je n’apporte ici d’autre intérêt que celui d’un curieux attentif, mais étranger par le cœur à ce qui se passe sous ses yeux. Il y a entre la France et la Russie une muraille de la Chine : la langue et le caractère slave. En dépit des prétentions inspirées aux Russes par Pierre le Grand, la Sibérie commence à la Vistule.
Hier au soir, à sept heures, je suis retourné au palais avec plusieurs autres étrangers. Nous devions être présentés à l’Empereur et à l’Impératrice.
On voit que l’Empereur ne peut oublier un seul instant ce qu’il est, ni la constante attention qu’il excite ; il pose incessamment, d’où il résulte qu’il n’est jamais naturel, même lorsqu’il est sincère ; son visage a trois expressions dont pas une n’est la bonté toute simple. La plus habituelle me paraît toujours la sévérité. Une autre expression, quoique plus rare, convient peut-être mieux encore à cette belle figure, c’est la solennité ; une troisième, c’est la politesse, et dans celle-ci se glissent quelques nuances de grâce qui tempèrent le froid étonnement causé d’abord par les deux autres. Mais, malgré cette grâce, quelque chose nuit à l’influence morale de l’homme, c’est que chacune de ces physionomies qui se succèdent arbitrairement sur la figure est prise ou quittée complétement, et sans qu’aucune trace de celle qui disparaît reste pour modifier l’expression nouvelle. C’est un changement de décoration à vue et que nulle transition ne prépare ; on dirait d’un masque qu’on met et qu’on dépose à volonté. N’allez pas vous méprendre au sens que je donne ici au mot de masque ; je l’emploie selon l’étymologie. En grec, hypocrite voulait dire acteur ; l’hypocrite était un homme qui se masquait pour jouer la comédie. Je veux donc dire que l’Empereur est toujours dans son rôle, et qu’il le remplit en grand acteur
Hypocrite ou comédien sont des mots malsonnants, surtout dans la bouche d’un homme qui prétend être impartial et respectueux. Mais il me semble que pour des lecteurs intelligents, les seuls auxquels je m’adresse, les paroles ne sont rien en elles-mêmes, et que la valeur des expressions dépend du sens qu’on veut leur donner. Ce n’est pas à dire que la physionomie de ce prince manque de franchise ; non, je le répète, elle ne manque que de naturel : ainsi le plus grand des maux que souffre la Russie, l’absence de liberté, se peint jusque sur la face de son souverain : il a plusieurs masques, il n’a pas un visage. Cherchez-vous l’homme ? vous trouverez toujours l’Empereur.
Je crois qu’on peut tourner cette remarque à sa louange : il fait son métier en patience. Avec une taille qui dépasse celle des hommes ordinaires comme son trône domine les autres siéges, il s’accuserait de faiblesse s’il était un instant tout bonnement, et s’il laissait voir qu’il vit, pense et sent comme un simple mortel. Sans paraître partager aucune de nos affections, il est toujours chef, juge, général, amiral, prince enfin ; rien de plus, rien de moins[4]. Il se trouvera bien las vers la fin de sa vie ; mais il sera placé haut dans l’esprit de son peuple et peut-être du monde, car la foule aime les efforts qui l’étonnent, elle s’enorgueillit en voyant la peine qu’on prend pour l’éblouir.
Les personnes qui ont connu l’Empereur Alexandre font de ce prince un éloge tout contraire, les qualités et les défauts des deux frères étaient opposés ; ils n’avaient nulle ressemblance et ils n’éprouvaient nulle sympathie l’un pour l’autre. En ce pays la mémoire de l’Empereur défunt n’est guère honorée ; mais cette fois l’inclination s’accorde avec la politique pour faire oublier le règne précédent. Pierre le Grand est plus près de Nicolas qu’Alexandre, et il est plus à la mode aujourd’hui. Si les ancêtres des Empereurs sont flattés, leurs prédécesseurs immédiats sont calomniés.
L’Empereur actuel n’oublie la majesté suprême que dans ses rapports de famille. C’est là qu’il se souvient que l’homme primitif a des plaisirs indépendants de ses devoirs d’état ; du moins j’espère pour lui que c’est ce sentiment désintéressé qui l’attache à son intérieur ; ses vertus domestiques l’aident sans doute à gouverner en lui assurant l’estime du monde, mais il les pratiquerait, je le crois, sans calcul.
Chez les Russes le pouvoir souverain est respecté comme une religion dont l’autorité reste indépendante du mérite personnel de ses prêtres ; les vertus du prince étant superflues, elles sont donc sincères.
Si je vivais à Pétersbourg je deviendrais courtisan, non par amour du pouvoir, non par avidité, ni par puérile vanité, mais dans le désir de découvrir quelque chemin pour arriver au cœur de cet homme unique et différent de tous les autres hommes : l’insensibilité n’est pas chez lui un vice de nature, c’est le résultat inévitable d’une position qu’il n’a pas choisie et qu’il ne peut quitter.
Abdiquer un pouvoir disputé, c’est quelquefois une vengeance ; abdiquer un pouvoir absolu, ce serait une lâcheté.
Quoi qu’il en soit, la singulière destinée d’un Empereur de Russie m’inspire un vif intérêt de curiosité d’abord, de charité ensuite ; comment ne pas compatir aux peines de ce glorieux exil !
J’ignore si l’Empereur Nicolas avait reçu de Dieu un cœur susceptible d’amitié ; mais je sens que l’espoir de témoigner un attachement désintéressé à un homme auquel la société refuse des semblables, pourrait tenir lieu d’ambition. Le souverain absolu est de tous les hommes celui qui moralement souffre le plus de l’inégalité des conditions, et ses peines sont d’autant plus grandes que, enviées du vulgaire, elles doivent paraître irrémédiables à celui qui les subit.
Le danger même donnerait à mon zèle l’attrait de l’enthousiasme. Quoi ! dira-t-on, de l’attachement pour un homme qui n’a plus rien d’humain, dont la physionomie sévère inspire un respect toujours mêlé de crainte, dont le regard ferme et fixe, en excluant la familiarité, commande l’obéissance, et dont la bouche, quand elle sourit, ne s’accorde jamais avec l’expression des yeux ; pour un homme enfin qui n’oublie pas un instant son rôle de prince absolu ! Pour quoi non ? ce désaccord, cette dureté apparente n’est pas un tort, c’est un malheur. Je vois là une habitude forcée, je n’y vois pas un caractère ; et moi qui crois deviner cet homme que vous calomniez par votre crainte et par vos précautions comme par vos flatteries, moi qui pressens ce qu’il lui en coûte pour faire son devoir de souverain, je ne veux pas abandonner ce malheureux dieu de la terre à l’implacable envie, à l’hypocrite soumission de ses esclaves. Retrouver son prochain même dans un prince, l’aimer comme un frère, c’est une vocation religieuse, une œuvre de miséricorde, une mission sainte et que Dieu doit bénir.
Plus on voit ce que c’est que la cour, plus on compatit au sort de l’homme obligé de la diriger, surtout la cour de Russie. Elle me fait de plus en plus l’effet d’un théâtre où les acteurs passeraient leur vie en répétitions générales[5]. Pas un ne sait son rôle, et le jour de la représentation n’arrive jamais, parce que le directeur n’est jamais satisfait du jeu de ses sujets. Acteurs et directeur, tous perdent ainsi leur vie à préparer, à corriger, à perfectionner sans cesse leur interminable comédie de société, qui a pour titre « de la civilisation du Nord. » Si c’est fatigant à voir, jugez de ce que cela doit coûter à jouer ! …… J’aime mieux l’Asie, il y a plus d’accord. À chaque pas que vous faites en Russie, vous êtes frappé des conséquences que doivent avoir la nouveauté dans les choses et dans les institutions, et l’inexpérience des hommes. Tout cela se cache avec grand soin ; mais un peu d’attention suffit au voyageur pour apercevoir ce qu’on ne veut pas lui montrer.
L’Empereur, par son sang même, est Allemand plus qu’il n’est Russe. Aussi la beauté de ses traits, la régularité de son profil, sa tournure militaire, sa tenue naturellement un peu roide, rappellent-elles l’Allemagne plus qu’elles ne caractérisent la Russie. Sa nature germanique a dû le gêner longtemps pour devenir ce qu’il est maintenant, un vrai Russe. Qui sait ? il était peut-être né un bonhomme !… Vous figurez-vous alors ce qu’il a dû souffrir pour se réduire à paraître uniquement le chef des Slaves ? N’est pas despote qui veut ; l’obligation de remporter une continuelle victoire sur soi-même pour régner sur les autres expliquerait l’exagération du nouveau patriotisme de l’Empereur Nicolas.
Loin de m’inspirer de l’éloignement, toutes ces choses m’attirent. Je ne puis m’empêcher de m’intéresser à un homme redouté du reste du monde, et qui n’en est que plus à plaindre.
Pour échapper autant que possible à la contrainte qu’il s’impose, il s’agite comme un lion en cage, comme un malade pendant la fièvre ; il sort à cheval. à pied, il passe une revue, fait une petite guerre, voyage sur l’eau, donne une fête, exerce sa marine ; tout cela le même jour ; le loisir est ce qu’on redoute le plus à cette cour ; d’où je conclus que nulle part on ne s’ennuie davantage. L’Empereur voyage sans cesse ; il parcourt au moins quinze cents lieues dans une saison, et il n’admet pas que tout le monde n’ait pas la force de faire ce qu’il fait. L’Impératrice l’aime ; elle craint de le quitter, elle le suit tant qu’elle peut, et elle meurt à la peine ; elle s’est habituée à une vie tout extérieure. Ce genre de dissipation, devenu nécessaire à son esprit, tue son corps.
Une absence si complète de repos doit nuire à l’éducation des enfants, qui exige du sérieux dans les habitudes des parents. Les jeunes princes ne vivent pas assez isolés pour que la frivolité d’une cour toujours en l’air, l’absence de toute conversation intéressante et suivie, l’impossibilité de la méditation, n’influent pas d’une manière fâcheuse sur leur caractère. Quand on pense à la distribution de leur temps, on doute même de l’esprit qu’ils montrent ; comme on craindrait pour l’éclat d’une fleur si sa racine n’était pas dans le terrain qui lui convient. Tout est apparence en Russie, ce qui fait qu’on se défie de tout.
J’ai été présenté ce soir, non par l’ambassadeur de France, mais par le grand-maître des cérémonies de la cour. Tel était l’ordre qu’avait donné l’Empereur et dont j’ai été instruit par M. l’ambassadeur de France. Je ne sais si les choses se sont passées selon l’usage ordinaire, mais c’est ainsi que j’ai été nommé à LL. MM.
Tous les étrangers admis à l’honneur d’approcher de leurs personnes étaient réunis dans un des salons qu’elles devaient traverser pour aller ouvrir le bal. Ce salon précède la grande galerie nouvellement rebâtie et dorée, et que la cour n’avait pas vue depuis le jour de l’incendie. Arrivés à l’heure indiquée, nous attendîmes assez longtemps l’apparition du maître. Nous étions peu nombreux.
Il y avait près de moi quelques Français, un Polonais, un Genevois et plusieurs Allemands. Le côté opposé du salon était occupé par un rang de dames russes réunies là pour faire leur cour.
L’Empereur nous accueillit tous avec une politesse recherchée et délicate. On reconnaissait du premier coup d’œil un homme obligé et habitué à ménager l’amour-propre des autres. Chacun se sentit classé d’un mot, d’un regard, dans la pensée royale, et dès lors dans l’esprit de tous.
Pour me faire connaître qu’il me verrait sans déplaisir parcourir son empire, l’Empereur me fit la grâce de me dire qu’il fallait aller au moins jusqu’à Moscou et à Nijni, afin d’avoir une juste idée du pays. « Pétersbourg est russe, ajouta-t-il, mais ce n’est pas la Russie. »
Ce peu de mots fut prononcé d’un son de voix qu’on ne peut oublier tant il a d’autorité, tant il est grave et ferme. Tout le monde m’avait parlé de l’air imposant, de la noblesse des traits et de la taille de l’Empereur ; personne ne m’avait averti de la puissance de sa voix ; cette voix est bien celle d’un homme né pour commander. Il n’y a là ni effort ni étude ; c’est un don développé par l’habitude de s’en servir.
L’Impératrice, quand on l’approche, a une expression de figure très-séduisante, et le son de sa voix est aussi doux, aussi pénétrant que la voix de l’Empereur est naturellement impérieuse.
Elle me demanda si je venais à Pétersbourg en simple voyageur. Je lui réponds que oui. « Je sais que vous êtes un curieux, reprit-elle.
— Oui, Madame, répliquai-je, c’est la curiosité qui m’amène en Russie, et cette fois du moins je ne me repentirai pas d’avoir cédé à la passion de parcourir le monde.
— Vous croyez ? reprit-elle avec une grâce charmante.
— Il me semble qu’il y a des choses si étonnantes en ce pays que pour les croire il faut les avoir vues de ses yeux.
— Je désire que vous voyiez beaucoup et bien.
— Ce désir de Votre Majesté est un encouragement.
— Si vous pensez du bien, vous le direz, mais inutilement ; on ne vous croira pas : nous sommes mal connus, et l’on ne veut pas nous connaître mieux. »
Cette parole me frappa dans la bouche de l’Impératrice, à cause de la préoccupation qu’elle décelait. Il me parut aussi qu’elle marquait une sorte de bienveillance pour moi, exprimée avec une politesse et une simplicité rares.
L’Impératrice inspire dès le premier abord autant de confiance que de respect ; à travers la réserve obligée du langage et des habitudes de la cour, on voit qu’elle a du cœur. Ce malheur lui donne un charme indéfinissable ; elle est plus qu’Impératrice, elle est femme.
Elle m’a paru extrêmement fatiguée ; ; sa maigreur est effrayante. Il n’y a personne qui ne dise que l’agitation de la vie qu’elle mène la consumera, et que l’ennui d’une vie plus calme la tuerait.
La fête qui suivit notre présentation est une des plus magnifiques que j’aie vues de ma vie. C’était de la féerie, et l’admiration et l’étonnement qu’inspirait à toute la cour chaque salon de ce palais renouvelé en un an, mêlaient un intérêt dramatique aux pompes un peu froides des solennités ordinaires. Chaque salle, chaque peinture était un sujet de surprise pour les Russes eux-mêmes, qui avaient assisté à la catastrophe et n’avaient point revu ce merveilleux séjour depuis qu’à la parole du dieu le temple est ressorti de ses cendres. Quel effort de volonté ! pensais-je à chaque galerie, à chaque marbre, à chaque peinture que je voyais. Le style de ces ornements, bien qu’ils fussent refaits d’hier, rappelait le siècle ou le palais fut fondé ; ce que je voyais me semblait déjà ancien ; on copie tout en Russie, même le temps. Ces merveilles inspiraient à la foule une admiration contagieuse ; en voyant le triomphe de la volonté d’un homme, et en écoutant les exclamations des autres hommes, je commençais moi-même à m’indigner moins du prix qu’avait coûté le miracle. Si je ressens cette influence au bout de deux jours de séjour, combien ne devons-nous pas d’indulgence à des hommes qui sont nés et qui passent leur vie dans l’air de cette cour !… c’est-à-dire en Russie ; car c’est toujours l’air de la cour qu’on y respire d’un bout de l’empire à l’autre. Je ne parle pas des serfs ; encore ceux-ci mêmes éprouvent-ils, par leurs rapports avec le seigneur, l’effet de la pensée souveraine qui seule anime l’empire ; le courtisan, qui est leur maître, est pour eux l’image du maître suprême ; l’Empereur et la cour apparaissent aux Russes partout où il y a un homme qui obéit à un homme qui commande.
Ailleurs le pauvre est un mendiant ou un ennemi ; en Russie il est toujours un courtisan, il s’y trouve des courtisans à tous les étages de la société ; voilà pourquoi je dis que la cour est partout ; et qu’il y a entre les sentiments des seigneurs russes et des gentilshommes de la vieille Europe, la différence qu’il y a entre la courtisanerie et l’aristocratie : entre la vanité et l’orgueil, l’un tue l’autre : au reste, le véritable orgueil est rare partout presque autant que la vertu. Au lieu d’injurier les courtisans comme Beaumarchais et tant d’autres l’ont fait, il faut plaindre ces hommes qui, quoi qu’on en dise, ressemblent à tous les hommes. Pauvres courtisans !….. ils ne sont pas les monstres des romans ou des comédies modernes ni des journaux révolutionnaires ; ils sont tout simplement des êtres faibles, corrompus et corrupteurs, autant mais pas plus que d’autres qui sont moins exposés à la tentation. L’ennui est la plaie des riches ; toutefois l’ennui n’est pas un crime : la vanité, l’intérêt sont plus vivement excités dans les cours que partout ailleurs, et ces passions y abrégent la vie. Mais si les cœurs qu’elles agitent sont plus tourmentés, ils ne sont pas plus pervers que ceux des autres hommes, car ils n’ont point cherché, ils n’ont pas choisi leur condition. La sagesse humaine aurait fait un grand pas si l’on parvenait à faire comprendre à la foule combien elle doit de pitié aux possesseurs des faux biens qu’elle envie.
J’en ai vu qui dansaient à la place même où ils avaient pensé périr sous les décombres et où plus tard d’autres hommes étaient morts ; morts pour amuser la cour au jour fixé par l’Empereur.
Tout cela me paraissait plus extraordinaire encore que beau ; d’irrésistibles réflexions philosophiques attristent pour moi toutes les fêtes, toutes les solennités russes : ailleurs la liberté fait naître une gaieté favorable aux illusions ; ici le despotisme inspire inévitablement la méditation, qui chasse le prestige, car lorsqu’on se laisse aller à penser on ne se laisse guère éblouir.
L’espèce de danse la plus en usage dans ce pays ne dérange pas le cours des idées : on se promène d’un pas solennel et réglé par la musique ; chaque homme mène par la main une femme ; des centaines de couples se suivent ainsi processionnellement à travers des salles immenses, en parcourant tout un palais, car le cortége passe de chambre en chambre et serpente au milieu des galeries et des salons au gré du caprice de l’homme qui le conduit : c’est là ce qu’on appelle danser la polonaise. C’est amusant à voir une fois : mais je crois que, pour les gens destinés à danser cela toute leur vie, le bal doit devenir un supplice.
La polonaise de Pétersbourg m’a reporté au congrès de Vienne, où je l’avais dansée en 1814 à la grande redoute. Nulle étiquette n’était observée alors dans ces fêtes européennes ; chacun marchait au hasard au milieu de tous les souverains de la terre. Mon sort m’avait placé entre l’Empereur de Russie (Alexandre) et sa femme, qui était une princesse de Bade. Je suivais la marche du cortége, assez gêné de me sentir placé malgré moi auprès de personnages si augustes. Tout à coup la file des couples dansants s’arrête, sans qu’on sache pourquoi ; la musique continuait. L’Empereur, impatienté, passe la tête par dessus mon épaule, et s’adressant à l’Impératrice, lui dit du ton le plus brusque : « Avancez donc ! » L’Impératrice se retourne, et apercevant derrière moi l’Empereur qui dansait avec une femme pour laquelle il affichait depuis quelques jours une grande passion, elle répondit avec une expression indéfinissable : « Toujours poli ! » L’autocrate voyageur se mordit les lèvres en me regardant. Le cortége recommença de marcher et la danse continua.
J’ai été ébloui de l’éclat de la grande galerie, elle est aujourd’hui entièrement dorée ; elle n’était que peinte en blanc ayant l’incendie Ce désastre a servi le goût qu’a l’Empereur pour les magnificences…. royales… ce mot ne dit pas assez : divines approcherait davantage de l’idée que le pouvoir souverain se fait de lui-même en Russie.
Les ambassadeurs de l’Europe entière avaient été invités là pour admirer les merveilleux résultats de ce gouvernement, d’autant plus amèrement critiqué par le vulgaire, qu’il est plus envié, plus admiré des hommes politiques, esprits essentiellement pratiques, et qui doivent être frappés d’abord de la simplicité des rouages du despotisme. Un palais, l’un des plus grands du monde, rebâti en un an : quel sujet d’admiration pour des hommes habitués à respirer l’air des cours !
Jamais les grandes choses ne s’obtiennent sans de grands sacrifices ; l’unité du commandement, la force, l’autorité, la puissance militaire, s’achètent ici par l’absence de la liberté ; tandis que la liberté politique et la richesse industrielle ont coûté à la France son antique esprit chevaleresque et la vieille délicatesse de sentiment qu’on appelait autrefois l’honneur national. Cet honneur est remplacé par d’autres vertus moins patriotiques mais plus universelles : par l’humanité, par la religion, par la charité. Tout le monde convient qu’en France aujourd’hui il y a plus de religion qu’au temps où le clergé était tout-puissant. Vouloir conserver des avantages qui s’excluent, c’est perdre ceux qui sont propres à chaque situation. Voilà ce qu’on ne peut pas reconnaître chez nous, où l’on s’expose à tout détruire en voulant tout garder. Chaque gouvernement a des nécessités qu’il doit accepter et respecter sous peine d’anéantissement.
Nous voulons être commerçants comme les Anglais, libres comme les Américains, inconséquents comme les Polonais du temps de leurs diètes, conquérants comme les Russes : ce qui équivaut à n’être rien. Le bon sens d’une nation consiste à pressentir d’abord, puis à choisir son but selon son génie, et à ne reculer devant aucun des sacrifices nécessaires pour atteindre ce but indiqué par la nature et par l’histoire. C’est là ce qui fait la force de l’Angleterre.
La France manque de bon sens dans les idées, et de modération dans les désirs,
Elle est généreuse, elle est même résignée : mais elle ne sait pas employer et diriger ses forces. Elle va au hasard. Un pays où, depuis Fénelon, on n’a fait que parler politique, n’est encore aujourd’hui ni gouverné ni administré. On ne rencontre que des hommes qui voient le mal et qui le déplorent : quant au remède, chacun le cherche dans ses passions, et par conséquent personne ne le trouve : car les passions ne persuadent que ceux qui les ont.
Pourtant c’est encore à Paris qu’on mène la plus douce vie : on s’y amuse de tout en frondant tout ; à Pétersbourg on s’ennuie de tout en louant tout : au surplus le plaisir n’est pas le but de l’existence ; il ne l’est pas même pour les individus, à plus forte raison ne l’est-il pas pour les nations.
Ce qui m’a paru plus admirable encore que la salle de danse du palais d’hiver toute dorée qu’elle est, c’est la galerie où fut servi le souper. Elle n’est pas entièrement terminée, mais ce soir les lustres en papier blanc destinés à éclairer provisoirement la nef royale, avaient une forme fantastique qui ne me déplaisait pas. Cette illumination improvisée pour le jour du mariage ne répondait pas sans doute à l’ameublement de ce palais magique, mais elle produisait la clarté du soleil : c’était assez pour moi. Grâce aux progrès de l’industrie, on ne sait plus en France ce que c’est qu’une bougie ; il me semble qu’il y a encore de véritables chandelles de cire en Russie. La table du souper était éclatante ; dans cette fête tout me semblait colossal, tout était innombrable, et je ne savais ce qu’il fallait admirer le plus de l’effet de l’ensemble ou de la grandeur et de la quantité des objets considérés séparément. Mille personnes étaient assises à la fois à cette table servie dans une seule salle.
Parmi ces mille personnes plus ou moins brillantes d’or et de diamants, se trouvait le khan des Kirguises que j’avais vu le matin à la chapelle : il était accompagné de son fils et de leur suite ; j’ai remarqué aussi une vieille reine de Géorgie détrônée depuis trente ans. Cette pauvre femme languit sans honneur à la cour de ses vainqueurs. Elle m’inspirerait une profonde pitié si elle ne ressemblait un peu trop à une figure échappée du cabinet de Curtius. Son visage est basané comme celui d’un homme habitué aux fatigues des camps, et elle est habillée grotesquement. Nous nous laissons trop aisément aller à rire de l’infortune quand elle nous apparaît sous une forme déplaisante ; le malheur ridicule perd ses droits. On voudrait que la captivité embellît, surtout une Reine de Géorgie ; il n’en est pas ainsi, au contraire ; et les cœurs deviennent bien vite injustes envers ce qui déplaît aux yeux : cette manière de se dispenser de la pitié n’est pas généreuse ; mais, je l’avoue, je n’ai pu garder mon sérieux en voyant une tête royale coiffée d’une espèce de shako d’où pendait un voile fort singulier ; le reste de la personne répondait à la coiffure, et tandis que toutes les dames de la cour étaient en robes à queue, cette Reine d’Orient avait une jupe écourtée et toute surchargée de broderies. Elle faisait rire et elle faisait peur, tant il y avait de mauvais goût dans son ajustement, d’ennui et en même temps de courtisanerie dans sa physionomie, de laideur dans ses traits, de disgrâce dans sa personne. Encore une fois, on ne va pas si loin pour se croire obligé de plaindre des gens qui déplaisent.
L’habit national des dames russes à la cour est imposant et vieux de forme. Elles portent sur la tête une espèce de fortification d’une riche étoffe : cette coiffure ressemble à la forme d’un chapeau d’homme dont on aurait diminué la hauteur et retranché le fond qui reste ouvert par-dessus pour laisser voir à nu le derrière de la tête. Ce diadème, haut de plusieurs pouces, encadre agréablement le visage sans le couvrir : il est ordinairement brodé de pierres précieuses et placé au-dessus du front qu’il laisse à découvert. C’est un ornement ancien ; il donne à toute la parure un air de noblesse et d’originalité qui sied à merveille aux belles personnes et qui enlaidit singulièrement les laides. Par malheur celles-ci sont en nombre à la cour de Russie, d’où l’on ne se retire guère qu’à la mort : tant les vieilles gens ont d’attache pour les charges qu’ils y remplissent ! En général, je vous le répète, la beauté des femmes est rare à Pétersbourg, mais dans le grand monde, la grâce et le charme suppléent le plus souvent à la régularité des traits, à la pureté des formes. Il y a pourtant quelques Géorgiennes qui réunissent les deux avantages. Ces astres brillent au milieu des femmes du Nord comme des étoiles dans la profonde obscurité des nuits méridionales. La forme de la robe de cour, avec ses longues manches et sa queue traînante, donne à toute la personne un aspect oriental qui rend l’ensemble d’un cercle fort imposant.
Un incident assez singulier m’a donné la mesure de la parfaite politesse de l’Empereur.
Pendant le bal, un maître des cérémonies avait indiqué à ceux des étrangers qui paraissaient pour la première fois à cette cour, la place qui leur était réservée à la table du souper. « Quand vous verrez le bal interrompu, nous avait-il dit à chacun, vous suivrez la foule jusque dans la galerie ; là vous trouverez une grande table servie, et alors vous vous dirigerez vers la droite, où vous vous assiérez aux premières places que vous verrez libres. »
Il n’y avait qu’une seule et même table de mille couverts pour le corps diplomatique, les étrangers et toutes les personnes de la cour. Mais en entrant dans la salle, se trouvait à droite et en avant une petite table ronde à huit places.
Un Genevois, jeune homme instruit et spirituel, avait été présenté le soir même, en uniforme de garde national, habit qui d’ordinaire n’est pas agréable aux yeux de l’Empereur ; néanmoins ce jeune Suisse paraissait parfaitement à son aise ; soit suffisance naturelle, soit aisance républicaine, soit enfin simplicité de cœur, il semblait ne songer ni aux personnes qui l’entouraient ni à l’effet qu’il pouvait produire sur elles. J’enviais sa parfaite sécurité que j’étais loin de partager. Nos manières, quoique fort différentes, eurent le même succès ; l’Empereur nous traita également bien l’un et l’autre.
Une personne expérimentée et spirituelle m’avait recommandé d’un ton moitié sérieux, moitié railleur, d’avoir le regard respectueux et l’air timide, si je voulais plaire au maître. Ce conseil était bien superflu, car pour entrer dans la hutte d’un charbonnier et faire connaissance avec lui, j’éprouverais une sorte d’embarras physique : tant la sauvagerie m’est naturelle !! Ce n’est pas pour rien qu’on a du sang allemand ; j’eus donc tout naturellement la dose d’embarras et de réserve requise pour rassurer l’inquiète Majesté du Czar qui serait aussi grand qu’il le veut paraître, s’il était moins préoccupé de l’idée qu’on va lui manquer de respect. Nouvelle preuve de ma remarque qu’à cette cour on passe sa vie en répétitions générales ! Cette inquiétude de l’Empereur n’est pourtant pas toujours dominante. Voici une preuve de la dignité naturelle de ce prince.
Je vous ai dit que le Genevois, loin de partager ma modestie surannée, n’était rien moins qu’inquiet. Il est jeune, il a l’esprit de son temps : c’est tout simple ; aussi admirais-je avec une sorte d’envie son air d’assurance chaque fois que l’Empereur lui parlait.
L’affabilité de Sa Majesté fut bientôt mise par le jeune Suisse à une épreuve plus décisive. Au moment de passer dans la salle du festin, le républicain se dirigeant vers la droite, selon l’instruction qu’il avait reçue, fit d’abord attention à la petite table ronde et s’y assit intrépidement tout seul de sa personne, car cette table était vide. Un moment après, la foule des convives étant placée, l’Empereur, suivi de quelques officiers de son étroite intimité, vient s’asseoir à la même table ronde en face du bienheureux garde national de Genève. Je dois vous dire que l’Impératrice n’était pas à cette petite table. Le voyageur reste à sa place avec l’imperturbable sécurité que j’avais déjà tant admirée en lui, et qui dans cette circonstance devenait une grâce d’État.
Une place manquait, car l’Empereur ne s’était pas attendu à ce neuvième convive. Mais avec une politesse dont l’élégance parfaite équivaut à la délicatesse d’un bon cœur, il ordonna tout bas à un homme de service d’apporter une chaise et un couvert de plus ; ce qui fut exécuté sans bruit et sans trouble.
Placé à l’une des extrémités de la grande table, je me trouvais très-près de celle de l’Empereur, dont le mouvement ne put m’échapper ni par conséquent échapper à celui qui en était l’objet. Mais ce bienheureux jeune homme, loin de se troubler en s’apercevant qu’il s’était placé là contre l’intention du maître, soutint imperturbablement la conversation du souper avec ses deux plus proches voisins. Je me disais, il a peut-être du tact, il ne veut pas faire événement, et sans doute il n’attend que le moment où se lèvera l’Empereur pour aller à lui et pour lui adresser un mot d’explication. Point du tout !… À peine le souper fini, mon homme, loin de s’excuser, semble trouver tout naturel l’honneur qu’il vient de recevoir. Le soir, en rentrant chez lui, il aura mis tout bonnement sur son journal « souper avec l’Empereur. » Néanmoins, Sa Majesté abrégea le plaisir ; et, se levant avant les personnes placées à la grande table, elle se mit à se promener derrière nous, tout en exigeant qu’on restât assis. Le grand-duc héritier accompagnait son père : j’ai vu ce jeune prince s’arrêter debout derrière la chaise d’un grand seigneur anglais, le marquis***, et plaisanter avec le jeune lord***, fils de ce même marquis. Ces étrangers, restant assis comme tout le monde devant le prince et devant l’Empereur, leur répondaient le dos tourné et continuaient de manger.
Cet échantillon de la politesse anglaise vous prouve que l’Empereur de Russie a plus de simplicité dans les manières que n’en ont bien des particuliers maîtres de maison.
Je ne m’attendais guère à éprouver dans ce bal un plaisir tout à fait étranger aux personnes et aux objets qui m’entouraient ; je veux parler de l’impression que m’ont toujours causée les grands phénomènes de la nature. La température du jour s’était élevée à 30 degrés, et, malgré la fraîcheur du soir, l’atmosphère du palais pendant la fête était étouffante. En sortant de table, je me réfugiai au plus vite dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte. Là, complétement distrait de ce qui m’environnait, je fus tout à coup saisi d’admiration à la vue d’un de ces effets de lumière dont on ne jouit que dans le Nord et pendant la magique clarté des nuits du pôle. Plusieurs étages de nuages orageux très-noirs, très-lourds, partageaient le ciel par zones ; il était minuit et demi ; les nuits qui recommencent pour Pétersbourg sont encore si courtes qu’à peine a-t-on le temps de les remarquer ; à cette heure, l’aube du jour apparaissait déjà dans la direction d’Archangel ; le vent de terre était tombé, et dans les intervalles qui séparaient les bandes de nuages immobiles, on voyait le fond du ciel semblable, tant le blanc en était vif et brillant, à des lames d’argent séparées par de massives guirlandes de broderie. Cette lumière se réfléchissait sur la Néva sans courant, car le golfe, encore agité par l’orage du jour, repoussait l’eau dans le lit du fleuve et donnait à la vaste nappe de cette rivière endormie l’apparence d’une mer de lait ou d’un lac de nacre.
La plus grande partie de Pétersbourg avec ses quais et les aiguilles de ses chapelles s’étendait devant mes yeux, c’était une véritable composition de Breughel de Velours. Les teintes de ce tableau ne peuvent se rendre par des paroles ; l’église de Saint Nicolas avec ses pavillons pour clochers, se détachait en bleu de lapis sur un ciel blanc ; les restes d’une illumination éteinte par l’aurore brillaient encore sous le portique de la Bourse, monument grec, qui termine avec une pompe théâtrale une des îles de la Néva, dans l’endroit où le fleuve se partage en deux bras principaux ; les colonnes éclairées du monument, dont le mauvais style disparaissait à cette heure et à cette distance, se répétaient dans l’eau du fleuve blanc où elles dessinaient un fronton et un péristyle d’or renversés ; tout le reste de la ville était d’un bleu cru comme le lointain des paysages des vieux peintres ; ce tableau fantastique, peint sur un fond d’outremer, encadré par une fenêtre dorée, contrastait d’une manière tout à fait surnaturelle avec la lumière des lustres et la pompe de l’intérieur du palais. On eût dit que la ville, le ciel, la mer, que la nature entière voulaient concourir aux splendeurs de cette cour et solenniser la fête donnée à sa fille par le souverain de ces immenses régions. L’aspect du ciel avait quelque chose de si étonnant qu’avec un peu d’imagination on aurait pu croire que des déserts de la Laponie à la Crimée, du Caucase et de la Vistule au Kamtschatka, le roi du ciel répondait par quelque signe à l’appel du roi de la terre. Le ciel du Nord est riche en présages. Tout cela était extraordinaire et même beau.
J’étais absorbé dans une contemplation de plus en plus profonde, lorsque je fus réveillé par une voix de femme douce et pénétrante. Que faites-vous donc là ? me dit-elle. — Madame, j’admire ; je ne sais faire que cela aujourd’hui. »
C’était l’Impératrice. Elle se trouvait seule avec moi dans l’embrasure de cette fenêtre qui ressemblait à un pavillon ouvert sur la Néva. « Moi, j’étouffe, reprit Sa Majesté, c’est moins poétique ; mais vous avez bien raison d’admirer ce tableau, car il est magnifique. » Elle se mit à regarder avec moi :
« Je suis sûre, ajouta-t-elle, que vous et moi nous sommes les seuls ici à remarquer cet effet de lumière.
— Tout ce que je vois est nouveau pour moi, Madame, et je ne me consolerai jamais de n’être pas venu en Russie dans ma jeunesse.
— On est toujours jeune de cœur et d’imagination. » Je n’osais répondre, car l’Impératrice, aussi bien que moi, n’a plus que cette jeunesse-là, et c’est ce que je ne voulais pas lui faire sentir ; elle ne m’aurait pas laissé le temps et je n’aurais pas eu la hardiesse de lui dire combien elle a de dédommagements pour se consoler de la marche du temps. En s’éloignant elle me dit avec la grâce qui la distingue essentiellement : Je me souviendrai d’avoir souffert et admiré avec vous. » Puis elle ajouta : « Je ne pars pas encore, nous nous reverrons ce soir. »
Je suis lié intimement avec une famille polonaise qui est celle de la femme qu’elle aime le mieux. La baronne***, née comtesse***, cette dame, élevée en Prusse avec la fille du Roi, a suivi la princesse en Russie et ne l’a jamais quittée ; elle s’est mariée à Pétersbourg, où elle n’a d’autre état que celui d’amie de l’Impératrice. Une telle constance de sentiment les honore toutes deux. La baronne*** aura dit du bien de moi à l’Empereur et à l’Impératrice, et ma timidité naturelle, flatterie d’autant plus fine qu’elle est involontaire, a complété mon succès.
En sortant de la salle du souper pour passer dans la galerie du bal, je m’approchai encore d’une fenêtre. Elle ouvrait sur la cour intérieure du palais ; j’eus là un spectacle d’un tout autre genre, mais aussi peu attendu, aussi surprenant que le lever de l’aurore dans le beau ciel de Pétersbourg. C’est la vue de la grande cour du palais d’hiver ; elle est carrée comme celle du Louvre. Pendant le bal, peu à peu, toute cette enceinte s’était remplie de peuple ; les lueurs du crépuscule devenaient de plus en plus distinctes, et le jour paraissait ; en voyant cette foule muette d’admiration, ce peuple immobile, silencieux, et pour ainsi dire fasciné par les splendeurs du palais de son maître, humant avec un respect timide, avec une sorte de joie animale les émanations du royal festin, j’éprouvai une impression de plaisir. Enfin j’avais trouvé de la foule en Russie ; je ne voyais là-bas que des hommes ; pas un pouce de terrain ne paraissait, tant la presse était grande… Néanmoins dans les pays despotiques tous les divertissements du peuple me paraissent suspects quand ils concourent à ceux du prince ; la crainte et la flatterie des petits, l’orgueil et l’hypocrite générosité des grands, sont les seuls sentiments que je crois réels entre les hommes qui vivent sous le régime de l’autocratie.
Au milieu des fêtes de Pétersbourg, je ne puis oublier le voyage en Crimée de l’Impératrice Catherine et les façades de villages figurées de distance en distance en planches et en toiles peintes, à un quart de lieue de la route, pour faire croire à la souveraine triomphante que le désert s’était peuplé sous son règne. Des préoccupations semblables possèdent encore les esprits russes ; chacun masque le mal et figure le bien aux yeux du maître. C’est une permanente conjuration de sourires conspirant contre la vérité en faveur du contentement d’esprit de celui qui est censé vouloir et agir pour le bien de tous ; l’Empereur est le seul homme de l’Empire qui soit vivant ; car manger ce n’est pas vivre !…
Il faut convenir pourtant que ce peuple restait là presque volontairement ; rien ne me semblait le forcer à venir sous les fenêtres de l’Empereur pour sembler s’amuser ; il s’amusait donc, mais du seul plaisir de ses maîtres ; il s’amusait moult tristement, comme dit Froissard. Toutefois, les coiffures des femmes du peuple, les belles robes de drap et les éclatantes ceintures de laine ou de soie des hommes vêtus à la russe, c’est-à-dire à la persane, la diversité des couleurs, l’immobilité des personnes me faisaient l’illusion d’un immense tapis de Turquie jeté d’un bout de la cour à l’autre par ordre du magicien qui préside ici à tous les miracles. Un parterre de têtes, tel était le plus bel ornement du palais de l’Empereur pendant la première nuit des noces de sa fille ; ce prince pensait là dessus comme moi, car il fit remarquer complaisamment aux étrangers cette foule sans acclamations, qui témoignait par sa présence seule de la part qu’elle prenait au bonheur de ses maîtres. C’était l’ombre d’un peuple à genoux devant des dieux invisibles. Leurs Majestés sont les divinités de cet Élysée dont les habitants, pliés à la résignation, se forgent une félicité admirative toute composée de privations et de sacrifices.
Je m’aperçois que je parle ici comme les radicaux parlent à Paris ; démocrate en Russie, je n’en suis pas moins, en France, un aristocrate obstiné ; c’est qu’un paysan des environs de Paris, un petit bourgeois de chez nous, est plus libre que ne l’est un seigneur en Russie. Il faut voyager pour apprendre à quel point le cœur humain est sujet aux effets d’optique. Cette expérience confirme l’observation de madame de Staël, qui disait qu’en France « on est toujours ou le jacobin ou l’ultra de quelqu’un. »
Je suis rentré chez moi étourdi de la grandeur et de la magnificence de l’Empereur, et plus étonné encore de l’admiration désintéressée du peuple pour des biens qu’il n’a pas, qu’il n’aura jamais et qu’il n’ose même pas regretter. Si je ne voyais tous les jours combien la liberté enfante d’ambitieux égoïstes, j’aurais peine à croire que le despotisme pût faire tant de philosophes désintéressés.
- ↑ Longue robe.
- ↑ La crainte de l’Empereur est en quelque sorte expliquée par le récit qu’on va lire, et qui m’a été envoyé de Rome au mois de janvier 1843 par une des personnes les plus véridiques que je connaisse. « Le dernier jour de décembre, je fus à l’église del Gesu, qui avait été décorée de superbes tapisseries. Une enceinte avait été formée devant le magnifique autel de saint-Ignace, qui était resplendissant de lumières. Les orgues jouaient des symphonies très-harmonieuses ; l’église était remplie de ce que Rome possède de plus distingué ; deux fauteuils avaient été placés à gauche de l’autel. On vit bientôt arriver la grande-duchesse Marie, fille de l’Empereur de Russie, et son mari le duc de Leuchtenberg, accompagnés des principaux personnages de leur suite et des gardes suisses qui les escortent ; ils prirent place sur les fauteuils réservés pour eux, sans se mettre à genoux sur les prie-Dieu qui étaient devant eux, et sans faire attention au saint sacrement qui était exposé. Les dames d’honneur s’assirent derrière le prince et la princesse, ce qui obligeait ceux-ci à renverser la tête de côté pour faire la conversation comme s’ils eussent été dans un salon. Deux chambellans étaient restés debout, comme c’est l’usage auprès des grands. Un sacristain crut que c’était parce qu’ils n’avaient pas de siéges ; il s’empressa de leur en porter, ce qui excita le rire du prince, de la princesse et de leur entourage d’une manière tout à fait inconvenante. À mesure que les cardinaux arrivaient, ils prenaient leur place ; le pape est arrivé ensuite, et est allé s’agenouiller sur un prie-Dieu où il est resté tout le temps de la cérémonie. Le Te Deum fut chanté en action de grâces pour les faveurs obtenues dans le courant de l’année qui vient de s’écouler ; un cardinal donna la bénédiction. Sa Sainteté était toujours prosternée ; le prince de Leuchtenberg s’était mis à genoux, mais la princesse était restée assise. »
- ↑ Ce reproche ne s’adresse qu’aux monuments construits depuis Pierre Ier ; les Russes du moyen âge, quand ils bâtissaient le Kremlin, avaient bien su trouver l’architecture qui convenait à leur pays et à leur génie.
- ↑ L’autre jour un Russe revenait de Péter-bourg à Paris ; une femme de son pays lui dit : « Comment avez-vous trouvé le maître ? — Très-bien. — Et l’homme ? — L’homme, je ne l’ai pas vu. » Je ne cesse de le répéter : les Russes sont de mon avis, mais c’est ce qu’ils ne diront pas.
- ↑ Voyez même Lettre, p. 330.