La Russie en 1839/Sur la troisième édition

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Amyot (premier volumep. i-iv).


NOTE DE L’AUTEUR
SUR LA TROISIÈME ÉDITION.
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L’auteur n’a rien négligé pour que cette troisième édition fût complète et correcte ; en terminant le travail qu’il s’est imposé dans ce but, il croit devoir exprimer sa reconnaissance aux personnes dont les critiques bienveillantes l’ont aidé à perfectionner son ouvrage.

Les Russes eux-mêmes ont droit à ses remerciments, puisque par leurs réfutations ou, pour parler plus juste, par leurs dénégations, ils lui ont enseigné l’orthographe de plusieurs noms moscovites transportés dans notre langue : on lira dorénavant droschki au lieu de drowska, mougik au lieu de mugic, etc., etc., etc., et cet avantage, qui ne causera qu’un médiocre plaisir aux lecteurs français, est uniquement dû à l’attention minutieuse avec laquelle les Russes ont cru devoir examiner un livre qui les gêne dans leur idolâtrie politique, les contrarie dans leurs ambitions et les contriste dans leurs vanités ; mais que les événements n’ont que trop justifié… même, il faut l’avouer : ils l’ont fait pâlir. En effet, ce qui s’est publié en Occident et ce qui s’est fait en Russie depuis la première apparition de ces lettres dépasse les prévisions de celui qui les écrivit, au point qu’il craint de n’être plus mis au rang des narrateurs consciencieux et de s’être exposé, par sa modération excessive, à se voir relégué parmi les courtisans du pouvoir arbitraire. Il en appellera de cet arrêt aux lecteurs attentifs et impartiaux, toutefois non sans inquiétude, car, encore qu’il s’en trouve de tels, ils sont en si petit nombre qu’il est douteux que leur jugement fasse autorité.

Quelle ressource reste-t-il donc à l’ami de la vérité lorsqu’il s’est attiré, à force de sincérité, les reproches des partis les plus opposés ? celle du silence et de la résignation ; à la vérité, cette abnégation n’est pas si douloureuse qu’elle le paraît, car l’espérance n’abandonne jamais le cœur de l’homme, seulement elle change de but à mesure qu’elle s’épure.

L’auteur le confesse, il connaissait de plus grands maux, des faits plus révoltants que ceux qu’il a signalés d’abord, et cependant il a cru devoir les taire ; plus tard des actes inouïs, des cruautés invraisemblables, mais réelles, sont venus faire appel à sa conscience et lui reprocher, pour ainsi dire, son respect humain. Peut être avait-il poussé à l’extrême la prudence dont il usa dans le choix des circonstances qu’il a rapportées ; néanmoins il espère trouver grâce pour sa timidité ; car en considérant la disposition des esprits au moment où il écrivait, on verra que s’il eût osé davantage, la France n’eût pas cru à ses révélations, et son livre, ignoré du grand nombre, eût été lu seulement par quelques hommes qui en savaient plus que lui sur le sujet qu’il y traite ; on l’aurait condamné sans l’entendre. Il fallait donc, pour obtenir l’attention du public, exagérer la réserve.

Ceci sera la seule apologie qu’il se permettra, parce que le seul reproche qu’il ne pourrait supporter, ce serait celui d’avoir manqué par faiblesse à sa mission de voyageur véridique et d’esprit indépendant.

L’avertissement et l’avant-propos qu’on va lire trahissent des scrupules d’un genre différent ; et voilà pourquoi il a jugé qu’il était à propos de les reproduire à la tête de cette troisième édition : ils feront voir à quelles épreuves s’expose un homme consciencieux, lorsqu’il se croit appelé à faire partager ses convictions à d’autres hommes.