La Russie et l’Église Universelle/Livre premier/01
CHAPITRE PREMIER
Saint Nicolas et saint Cassien, nous dit une légende populaire russe, envoyés du Paradis pour visiter la terre, aperçurent un jour sur leur chemin un pauvre paysan dont la charrette, chargée de foin, était profondément embourbée et qui déployait des efforts infructueux pour faire avancer son cheval.
— Allons donner un coup de main à ce brave homme, dit saint Nicolas.
— Je m’en garderai bien, répondit saint Cassien : j’aurais peur de salir ma chlamyde.
— Attends-moi alors, ou bien poursuis ton chemin sans moi, dit saint Nicolas, — et, s’enfonçant sans crainte dans la boue, il aida vigoureusement le paysan à tirer sa charrette de l’ornière.
Lorsque, la besogne terminée, saint Nicolas rejoignit son compagnon, il était tout couvert de fange et sa chlamyde salie et déchirée ressemblait à un vêtement de pauvre. Grande fut la surprise de saint Pierre lorsqu’il le vit arriver en cet état à la porte du Paradis.
— Eh ! qui t’a arrangé de cette façon ? lui demanda-t-il.
Saint Nicolas raconta le fait.
— Et toi, demanda saint Pierre à saint Cassien, n’étais-tu pas avec lui dans cette rencontre ?
— Oui, mais je n’ai pas l’habitude de me mêler de ce qui ne me regarde pas et avant tout j’ai songé à ne pas ternir la blancheur immaculée de ma chlamyde.
— Eh bien, dit saint Pierre, toi, saint Nicolas, pour ne pas avoir eu peur de te salir en tirant de peine ton prochain, tu sera fêté dorénavant deux fois chaque année et tu seras considéré comme le plus grand des saints après moi par tous les paysans de la sainte Russie. Et toi, saint Cassien, contente-toi du plaisir d’avoir une chlamyde immaculée : tu n’auras ta fête que les années bissextiles — une fois tous les quatre ans.
On peut bien pardonner à saint Cassien son aversion pour le travail manuel et pour la boue des grands chemins. Mais il aurait absolument tort s’il voulait condamner son compagnon pour avoir compris autrement que lui les devoirs des saints envers l’humanité. Nous aimons bien l’habit pur et splendide de saint Cassien, mais puisque notre chariot est encore au beau milieu de la boue, c’est surtout de saint Nicolas que nous avons besoin, de ce saint intrépide toujours prêt à se mettre à l’œuvre pour nous secourir.
L’Église occidentale, fidèle à la mission apostolique, n’a pas craint de s’enfoncer dans la fange de la vie historique. Ayant été pendant de longs siècles le seul élément d’ordre moral et de culture intellectuelle parmi les populations barbares de l’Europe, elle a pris sur elle toute la tâche du gouvernement matériel aussi bien que de l’éducation spirituelle de ces peuples à l’esprit indépendant et aux instincts farouches. En se vouant à ce dur travail, la Papauté, comme le saint Nicolas de la légende, pensait moins à sa propreté apparente qu’aux besoins réels de l’humanité. L’Église Orientale, de son côté, avec son ascétisme solitaire et son mysticisme contemplatif, avec son éloignement de la politique et de tous les problèmes sociaux qui intéressent l’humanité entière, désirait avant tout, comme saint Cassien, arriver au paradis sans une seule tache sur sa chlamyde. Là, on voulait employer les forces divines et humaines à un but universel ; ici, il ne s’agissait que de garder sa pureté. Voilà le principal point de différence et la cause la plus profonde de la séparation entre les deux Églises.
Il s’agit d’un idéal différent de la vie religieuse elle-même. L’idéal religieux de l’Orient chrétien séparé n’est pas faux, mais il est incomplet.
Pour la chrétienté orientale depuis mille ans, la religion s’est identifiée avec la piété personnelle[1], et la prière est reconnue comme œuvre religieuse unique. L’Église Occidentale, ne méconnaissant pas la piété individuelle comme le vrai germe de toute religion, veut que ce germe se développe et porte des fruits dans une activité sociale organisée pour la gloire de Dieu et pour le bien universel de l’humanité. L’Oriental prie, l’Occidental prie et travaille. Lequel des deux a raison ?
Jésus-Christ a fondé son Église visible non seulement pour contempler le ciel, mais aussi pour travailler sur la terre et pour combattre les portes de l’enfer. Il a envoyé ses apôtres non pas dans le désert et la solitude, mais dans le monde pour le conquérir et le soumettre au Royaume qui n’est pas de ce monde, et Il leur a recommandé non seulement la pureté des colombes, mais aussi la prudence des serpents. S’il ne s’agissait que de garder la pureté de l’âme chrétienne, pourquoi toute toute cette organisation sociale de l’Église, pourquoi ces pouvoirs souverains et absolus dont le Christ l’a munie, en lui donnant la faculté de lier et de délier sans appel sur la terre et dans les cieux ?
Les moines de la sainte montagne d’Athos, — ces vrais représentants de l’Église orientale isolée — usent toutes leurs forces depuis des siècles à prier et à contempler la lumière incréée du Thabor[2]. Ils ont raison, puisque la prière et la contemplation des choses incréées sont indispensables à la vie chrétienne. Mais peut-on admettre que cette occupation de l’âme constitue la vie chrétienne toute entière ? — et c’est ce qu’on est forcé de faire, quand on veut mettre l’Orient orthodoxe, avec son caractère particulier et sa tendance religieuse spéciale, à la place de l’Église Universelle. Nous avons en Orient une Église qui prie mais où est, chez nous, l’Église qui agit, qui s’affirme comme une force spirituelle absolument indépendante des puissances terrestres ? Où est, en Orient, l’Église du Dieu vivant, l’Église qui, à chaque époque, donne des lois à l’humanité, qui détermine et développe les formules de la vérité éternelle pour les opposer aux transformations continuelles de l’erreur ? Où est l’Église qui travaille à réformer toute la vie sociale des nations selon l’idéal chrétien, et à les mener vers le but suprême de la création, — l’union libre et parfaite avec le Créateur ?
Les partisans d’un ascétisme exclusif devraient se souvenir que l’Homme Parfait n’a passé que quarante jours dans le désert ; les contemplateurs de la lumière du Thabor ne devraient pas oublier que cette lumière n’est apparue qu’une seule fois dans la vie terrestre du Christ, qui a prouvé, par son exemple, que la vraie prière et la vraie contemplation ne sont qu’un appui de la vie active. Si cette grande Église, qui ne fait que prier pendant des siècles, n’a pas prié en vain, elle doit se manifester comme une Église vivante qui agit, qui lutte et qui triomphe. Mais il faut que nous le voulions bien nous-mêmes. Il nous faut avant tout reconnaître l’insuffisance de notre idéal religieux traditionnel, et faire des efforts sincères pour réaliser une conception plus complète du christianisme. Il n’est pas besoin de rien inventer et de rien créer pour cela. Il ne s’agit que de rendre à notre religion son caractère catholique ou universel, en nous reconnaissant solidaires de la partie active du monde chrétien, de cet Occident centralisé et organisé pour une action universelle et possédant tout ce qui nous fait défaut. On ne nous demande pas de changer notre nature orientale ou de renier le caractère spécifique de notre esprit religieux. Il faut seulement reconnaître sans réserve cette vérité toute simple : à savoir, que nous, l’Orient, ne sommes qu’une partie de l’Église Universelle, et une partie qui n’a pas son centre en elle-même, et qu’il nous faut par conséquent rattacher nos forces particulières et périphériques au grand centre universel que la Providence a placé en Occident. Il ne s’agit pas de supprimer notre individualité religieuse et morale, mais de la compléter et de la faire vivre d’une vie universelle et progressive. Tout notre devoir à nous, c’est seulement de nous reconnaître pour ce que nous sommes en réalité, — une partie organique du grand corps chrétien, — et d’affirmer notre solidarité spirituelle avec nos frères de l’Occident. Cet acte moral, cet acte de justice et de charité, serait par lui-même un progrès immense pour nous et la condition indispensable de tout progrès ultérieur.
Saint Cassien n’a pas besoin de devenir un autre homme, et de négliger la pureté de ses habits immaculés. Il lui faut seulement reconnaître que son confrère a certaines qualités importantes qui lui manquent à lui-même, et au lieu de bouder ce travailleur énergique, il doit l’accepter franchement pour compagnon et pour guide dans le voyage terrestre qui leur reste à faire.
- ↑ Dans la vieille langue russe on employait ordinairement le terme piété (blagotchestié) pour désigner l’orthodoxie, et le terme foi pieuse (blagotchestivaïa viéra), au lieu de foi orthodoxe.
- ↑ Par certains procédés physiologiques et psychologiques qui, dans leur ensemble, ont reçu chez nous le nom d’opération mentale (oumnoié diélanié), les solitaires d’Athos parviennent à un état extatique où ils éprouvent des sensations singulières et prétendent voir la lumière divine qui s’est manifestée lors de la Transfiguration de Notre-Seigneur. Le plus curieux, c’est qu’on regarde ce phénomène comme une réalité subsistante et éternelle. Des disputes acharnées se sont produites dans l’Église grecque au XIVe siècle pour élucider la nature propre de la lumière thaborienne et ses rapports avec l’essence de la Divinité.