La Russie et l’Église Universelle/Livre premier/03

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CHAPITRE III.


L’ORTHODOXIE VÉRITABLE DU PEUPLE RUSSE ET LA PSEUDO-ORTHODOXIE DES THÉOLOGIENS ANTICATHOLIQUES


Le caractère éminemment religieux du peuple russe, ainsi que la tendance mystique qui se manifeste chez nous dans la philosophie, dans les lettres[1] et les arts paraît réserver à la Russie une grande mission religieuse. C’est aussi vers la religion que se tournent bon gré, malgré nos patriotes, quand ils sont pressés de déclarer en quoi consiste la vocation suprême de notre pays ou « l’idée russe », comme on l’appelle aujourd’hui. L’orthodoxie ou la religion de l’Église gréco-russe, en opposition aux communions occidentales, constituerait, selon eux, le vrai fond de notre essence nationale. Voici de prime abord un cercle vicieux des plus évidents. Si nous demandons quelle est la raison d’être historique de l’Église orientale séparée, on nous dit : C’est d’avoir formé et élevé spirituellement le peuple russe. Et quand nous voulons savoir quelle est la raison d’être de ce peuple, on répond : C’est d’appartenir à l’Église Orientale séparée. On est amené dans cette impasse par la difficulté de bien déterminer ce qu’on entend par l’orthodoxie qu’on voudrait monopoliser à notre profit. Cette difficulté n’existe pas pour les gens du peuple qui sont vraiment orthodoxes en bonne conscience et dans la simplicité de leur cœur. Interrogés avec intelligence sur leur religion, ils vous diront qu’être orthodoxe c’est être baptisé chrétien, porter sur la poitrine une croix ou une sainte image quelconque, adorer le Christ, prier la sainte Vierge très immaculée[2] et tous les saints représentés par les images et les reliques, chômer les jours de fête et jeûner selon l’ordre traditionnel, vénérer la fonction sacrée des évêques et des prêtres et participer aux saints sacrements et au service divin. Voilà la véritable orthodoxie du peuple russe et la nôtre également. Mais elle n’est pas celle de nos patriotes militants. Il est clair que la véritable orthodoxie n’a en soi rien de particulariste et ne peut en aucune façon constituer un attribut national ou local, nous séparant quand même des peuples occidentaux ; car la plus grande partie de ces peuples (la partie catholique) a absolument le même fond religieux que nous. Tout ce qui est saint et sacré pour nous l’est aussi pour eux. Pour n’indiquer qu’un seul point essentiel : non seulement le culte de la sainte Vierge, — un des traits caractéristiques du catholicisme, — est pratiqué par la Russie orthodoxe[3] en général, mais il y a même des images miraculeuses spéciales vénérées en commun par les catholiques romains et par les orthodoxes russes (par exemple la sainte Vierge de Czenstochovo en Pologne). Si la piété est vraiment le caractère distinctif de notre esprit national, le fait que les principaux emblèmes de cette piété nous sont communs avec les Occidentaux nous oblige à reconnaître notre solidarité avec eux dans ce que nous considérons comme le plus essentiel. Quant au contraste profond que présente la piété contemplative de l’Orient avec la religion active des Occidentaux, ce contraste subjectif et purement humain n’a rien à voir avec les objets divins de notre foi et de notre culte, et, loin d’être un juste motif de séparation, il devrait plutôt porter les deux grandes parties du monde chrétien à une réunion plus intime pour se compléter mutuellement.

Mais sous l’influence du mauvais principe qui ne cesse d’agir ici-bas, on a abusé de la différence pour en faire une division. Et au moment où la Russie recevait le baptême de Constantinople, les Grecs, quoique formellement en communion encore avec Rome après le schisme temporaire de Photius[4], étaient déjà fortement imbus du particularisme national nourri par la rivalité hiérarchique, par la politique des empereurs et les querelles d’école. Il s’ensuivit que le peuple russe dans la personne de saint Vladimir acheta la perle évangélique toute couverte de la poussière byzantine. Le corps de la nation que n’intéressaient pas les ambitions et les haines cléricales ne comprenait rien aux fictions théologiques qui en étaient le fruit, — le corps de la nation reçut et garda l’essence du christianisme orthodoxe pur et simple, c’est-à-dire la foi et la vie religieuse déterminée par la grâce divine et se manifestant en œuvres de piété et de charité. Mais le clergé (recruté parmi les Grecs au commencement) et l’école ecclésiastique acceptèrent la succession néfaste des Photius et des Cérullaires comme une partie intégrante de la vraie religion. Cette pseudo-orthodoxie de notre école théologique, qui n’a rien de commun avec la foi de l’Église Universelle ni avec la piété du peuple russe, ne contient aucun élément positif : ce ne sont que des négations arbitraires produites et nourries par une polémique de parti-pris.

« Dieu le Fils ne participe pas dans l’ordre divin à la procession du Saint-Esprit. »

« La sainte Vierge n’a pas été immaculée dès le premier moment de son existence[5]. »

« La primauté de juridiction n’appartient pas au siège de Rome et le pape n’a pas l’autorité dogmatique d’un pasteur et d’un docteur de l’Église Universelle. »

Telles sont les négations principales que nous aurons à examiner ailleurs. Ici, il nous suffit de constater d’abord que ces négations n’ont reçu aucune espèce de sanction religieuse et ne s’appuient sur aucune autorité ecclésiastique acceptée comme obligatoire et infaillible par tous les orthodoxes. Aucun concile œcuménique n’a condamné, ni même jugé les doctrines catholiques anathématisées par nos polémistes ; et quand on nous présente ce nouveau genre de théologie négative comme la vraie doctrine de l’Église Universelle, nous ne pouvons y voir qu’une prétention exorbitante provenant de l’ignorance ou de la mauvaise foi. En second lieu, il est évident que cette fausse orthodoxie, ne pourrait, pas plus que la vraie, servir de base positive à « l’idée russe ». Essayons, en effet, de substituer des quantités réelles à cet X algébrique de « l’orthodoxie » qu’une presse pseudo-patriotique ne cesse de proclamer avec un enthousiasme factice. L’essence idéale de la Russie, selon vous, c’est l’orthodoxie, et cette orthodoxie que vous opposez spécialement au catholicisme se réduit pour vous aux différences entre les deux confessions. Le fond vraiment religieux qui nous est commun avec les Occidentaux ne paraît avoir pour vous qu’un intérêt médiocre ; ce sont surtout les différences qui vous tiennent à cœur. Eh bien ! mettez ces différences déterminées à la place du terme vague de « l’orthodoxie » et déclarez ouvertement que l’idée religieuse de la Russie consiste à nier le « filioque, l’Immaculée Conception, l’autorité du pape ». C’est ce dernier point surtout qui vous importe. Les autres — vous le savez bien — ne sont que des prétextes, mais le Souverain Pontife, voilà l’ennemi. Toute votre « orthodoxie » et toute votre « idée russe » n’est donc, au fond, qu’une protestation nationale contre la puissance universelle du pape. Mais au nom de quoi ? C’est ici que commence la vraie difficulté de votre situation. Cette haine protestante contre la monarchie ecclésiastique devrait, pour parler à l’esprit et au cœur, être justifiée par quelque grand principe positif. À la forme du gouvernement théocratique que vous désapprouvez, il vous faudrait opposer une autre forme meilleure. Et c’est précisément ce qu’il vous est impossible de faire. Quelle espèce de constitution ecclésiastique avez-vous pour en faire bénéficier les peuples occidentaux ? Irez-vous leur préconiser le gouvernement conciliaire, leur parler de conciles œcuméniques ? Medice, curate ipsum ! Pourquoi l’Orient n’a-t-il pas opposé un vrai concile œcuménique à celui de Trente, ou à celui du Vatican ? D’où vient ce silence impuissant de la vérité en face de l’erreur qui s’affirme solennellement ? Depuis quand les gardiens de l’orthodoxie sont-ils devenus des chiens lâches qui ne savent aboyer que derrière le mur ? De fait, tandis que les grandes assemblées de l’Église continuent à occuper une place marquée dans la doctrine et dans la vie du catholicisme, c’est l’Orient chrétien qui, depuis mille ans, est privé de cette manifestation importante de l’Église Universelle, et nos meilleurs théologiens (Philarète de Moscou, par exemple) avouent eux-mêmes qu’un concile œcuménique est impossible pour l’Église orientale tant qu’elle demeure séparée de l’Occident. Mais il n’en coûte rien à nos soi-disant orthodoxes d’opposer un concile impossible aux conciles réels de l’Église catholique et de défendre leur cause avec des armes qu’ils ont perdues et sous un drapeau qu’on leur a enlevé.

La papauté est un principe positif, une institution réelle, et si les chrétiens orientaux croient que ce principe est faux, que cette institution est mauvaise, c’est à eux de réaliser l’organisation désirable de l’Église. Au lieu de cela, on nous renvoie à des souvenirs archéologiques, tout en s’avouant impuissant à leur donner une portée pratique. Et ce n’est pas sans raison que nos anticatholiques vont si loin chercher un point d’appui pour leur thèse. Oseraient-ils, en effet, s’exposer à la risée du monde entier en déclarant le synode de Saint-Pétersbourg ou le patriarchat de Constantinople le vrai représentant de l’Église Universelle ? Mais comment parler de recourir tardivement aux conciles œcuméniques quand on est forcé d’avouer qu’ils ne sont plus possibles ? Ce n’est qu’un effort dans le vide qui découvre complètement le côté faible de cette orthodoxie anticatholique. Si l’organisation normale de l’Église Universelle et la vraie forme de son gouvernement tiennent aux conciles œcuméniques, il est évident que l’Orient orthodoxe, fatalement privé de cet organe indispensable de la vie ecclésiastique, n’a plus la vraie constitution ni le gouvernement régulier de l’Église. Durant les trois premiers siècles du christianisme, l’Église, cimentée par le sang des martyrs, ne convoquait pas de conciles universels, parce qu’elle n’en avait pas besoin ; l’Église orientale actuelle, paralysée et démembrée, ne peut pas le faire tout en en éprouvant le besoin. Cela nous met dans l’alternative suivante : ou bien avouer, avec les sectaires avancés, que l’Église a perdu depuis un certain temps son caractère divin et n’existe plus réellement sur la terre, ou bien, pour éviter une conclusion si dangereuse, reconnaître que l’Église Universelle, n’ayant pas d’organes gouvernementaux et représentatifs en Orient, les possède dans sa partie occidentale. Cela reviendrait à reconnaître une vérité historique avouée de nos jours par les protestants eux-mêmes, à savoir : que la papauté actuelle n’est pas une usurpation arbitraire, mais un développement légitime des principes qui étaient en activité manifeste avant la division de l’Église, et contre lesquels cette Église n’a jamais protesté. Mais, si l’on reconnaît la papauté comme une institution légitime, que fera-t-on de « l’idée russe » et du privilège de l’orthodoxie nationale ? Notre avenir religieux ne pouvant s’appuyer sur l’Église officielle, ne pourrait-on pas lui trouver des bases plus profondes dans le peuple russe lui-même ?

  1. Nos meilleurs écrivains modernes, en cédant à une aspiration religieuse plus forte que leur vocation esthétique, ont dû quitter le terrain trop étroit des belles-lettres pour se montrer avec plus ou moins de succès moralistes et réformateurs, apôtres ou prophètes. La mort prématurée de Pouschkine ne nous permet pas de juger si la tendance religieuse que révèlent ses œuvres les plus accomplies était assez profonde pour devenir avec le temps son idée dominante et lui faire abandonner le domaine de la poésie pure, comme il advint à Gogol (la « Correspondance avec mes amis » ), à Dostoïevski (le « Journal d’un écrivain » ), à L. Tolstoï (Confession, Ma religion, etc.). Il paraît que le génie russe ne trouve pas dans la production poétique son but définitif et le milieu adapté à l’incarnation de son idéal essentiellement religieux. Si la Russie est appelée à apporter sa parole au monde, ce n’est pas des régions brillantes de l’art et des lettres, ni des hauteurs superbes de la philosophie et des sciences, — ce n’est que des sommets sublimes et humbles de la religion que cette parole doit retentir. Mes lecteurs russes et polonais peuvent trouver la preuve détaillée de cette thèse dans la deuxième édition de mon ouvrage « La Question nationale en Russie, » dont le dernier chapitre a été traduit en polonais par M. Bénoni et publié en brochure sous le titre « La Russie et l’Europe. »
  2. « Très immaculée » ou « toute immaculée » (vsénéporotchnaïa) est l’épithète constante ajoutée au nom de la sainte Vierge dans nos livres liturgiques, traduite du grec παντάµωµος ; et autres mots analogues.
  3. Je n’exclus pas de cette qualification les « vieux croyants » proprement dits, dont les différends avec l’Église d’État ne se rapportent pas au véritable objet de la religion.
  4. La rupture définitive qui n’a eu lieu que plus tard, en 1054, n’a été du reste qu’un simple fait sans aucune espèce de sanction légale et obligatoire, puisque l’anathème des légats du pape Léon IX n’était pas dirigé contre l’Église Orientale, mais uniquement contre la personne du patriarche Michel Cérullaire et contre « les partisans de sa folie » (folie assez manifeste à vrai dire) ; et, de son côté, l’Église Orientale n’a jamais pu rassembler un concile œcuménique qui, selon nos théologiens eux-mêmes, est le seul tribunal compétent pour juger nos différends avec la papauté.
  5. Ainsi ces théologiens aveuglés par la haine osent renier la croyance manifeste de l’Église Orientale tant grecque que russe, qui proclame sans cesse la sainte Vierge toute immaculée, immaculée par excellence.