La Russie et l’Église Universelle/Livre premier/09

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CHAPITRE IX.


UNE PROPHÉTIE ACCOMPLIE. – CRITIQUE DU CÉSARO-PAPISME


Un ami d’Aksakov et comme lui membre éminent du parti ou cercle slavophile, George Samarine[1], écrivait dans une lettre particulière à propos du concile du Vatican : « L’absolutisme papal n’a pas tué la vitalité du clergé catholique, — ceci doit nous faire réfléchir, car un jour ou l’autre on proclamera chez nous l’infaillibilité du tsar, autrement dit, celle du procureur du Saint-Synode, car le tsar n’y sera pour rien….. Ce jour là se trouvera-t-il chez nous un seul évêque, un seul moine, un seul prêtre pour protester ! J’en doute. Si quelqu’un proteste ce sera un laïque, votre serviteur, et Ivan Sergueïevitch (Aksakov), si nous sommes de ce monde alors. Quant à notre malheureux clergé, que vous trouvez plus malheureux que coupable (et vous avez peut-être raison), il sera muet ».

Je suis heureux de recueillir ces paroles, car je ne connais pas beaucoup de prophéties de ce genre qui se soient réalisées d’une manière aussi exacte. La proclamation de l’absolutisme césaro-papiste en Russie, le silence profond et la soumission complète du clergé, enfin la protestation isolée d’un laïque, tout cela s’est passé comme Samarine l’avait prévu.

En 1885, un document officiel émanant du gouvernement russe[2], déclarait que l’Église Orientale a renoncé à son pouvoir et l’a remis entre les mains du tsar. Peu de personnes ont remarqué cette manifestation. Samarine était mort depuis des années. Aksakov n’avait plus que quelques mois à vivre ; il publia cependant dans son journal (la « Rouss » ) la protestation d’un écrivain laïque qui n’appartenait pas, du reste, au groupe slavophile. Cette protestation unique n’ayant été ni autorisée ni soutenue par aucun représentant de l’Église, ne faisait que mieux ressortir par son isolement l’état déplorable de la religion en Russie[3]. D’ailleurs, le manifeste césaro-papiste des bureaucrates pétersbourgeois n’était que l’aveu formel d’un fait accompli. On ne saurait nier que l’Église Orientale n’ait vraiment abdiqué son pouvoir en faveur du pouvoir séculier ; on se demande seulement si elle avait le droit de le faire et si, après l’avoir fait, elle pouvait encore représenter Celui à qui tous les pouvoirs ont été donnés dans les cieux et sur la terre. On aura beau tourmenter les textes évangéliques relatifs aux pouvoirs éternels que Jésus-Christ a légués à son Église, on n’y trouvera jamais le droit de se démettre de ces pouvoirs entre les mains d’une puissance temporelle. La puissance qui prétendrait remplacer l’Église dans sa mission terrestre devrait au moins avoir reçu les mêmes promesses de stabilité.

Nous ne croyons pas que nos hiérarques aient renoncé volontairement et de propos délibéré à leur pouvoir ecclésiastique. Mais si l’Église Orientale a perdu, par suite des événements, ce qui lui appartenait de droit divin, il est évident que les portes de l’enfer ont prévalu contre elle et que, par conséquent, elle n’est pas l’Église inébranlable fondée par le Christ.

Nous ne voulons pas non plus rendre le gouvernement séculier responsable de la situation anormale de l’Église vis-à-vis de l’État. Ce dernier a eu raison de maintenir son indépendance et sa suprématie à l’égard d’un pouvoir spirituel qui ne représentait qu’une Église particulière et nationale séparée de la grande communauté chrétienne. En affirmant que l’État doit se soumettre à l’Église, on ne peut entendre que l’Église établie par Dieu une, indivisible et universelle.

Le gouvernement d’une Église nationale séparée n’est qu’une institution historique et purement humaine. Mais le chef de l’État est le représentant légitime de la nation comme telle, et un clergé qui veut être national et rien que national doit, bon gré, mal gré, reconnaître la souveraineté absolue du gouvernement séculier. La sphère de l’existence nationale ne peut avoir en elle-même qu’un seul et unique centre, le chef de l’État. L’épiscopat d’une Église particulière ne peut, par rapport à l’État, prétendre à la souveraineté du pouvoir apostolique qu’en rattachant réellement la nation au Royaume Universel ou international du Christ. Une Église nationale, si elle ne veut pas se soumettre à l’absolutisme de l’État, c’est-à-dire cesser d’être Église pour devenir un département de l’administration civile, doit nécessairement avoir un appui réel en dehors de l’État et de la nation ; attachée à celle-ci par des liens naturels et historiques, elle doit, en même temps, appartenir en sa qualité d’Église à un cercle social plus vaste, avec un centre indépendant et une organisation universelle dont l’Église locale ne peut être qu’un organe particulier.

Les chefs de l’Église russe ne pouvaient, pour résister à l’absolutisme absorbant de l’État, s’appuyer sur leur métropole religieuse qui n’était elle-même qu’une Église nationale depuis longtemps assujettie au pouvoir séculier. Ce n’est pas la liberté ecclésiastique, c’est le césaro-papisme qui nous est venu de Byzance où ce principe antichrétien se développa sans obstacles depuis le IXe siècle. La hiérarchie grecque, en rejetant elle-même le puissant appui qu’elle trouvait auparavant dans le centre indépendant de l’Église Universelle, se vit abandonnée complètement à la merci de l’État et de son autocrate. Avant le schisme, chaque fois que les empereurs grecs envahissaient le domaine spirituel et menaçaient la liberté de l’Église, les représentants de celle-ci, — soit saint Jean Chrysostome, soit saint Flavien, soit saint Maxime le Confesseur, soit saint Théodore le Studite, soit le patriarche saint Ignace, — se tournaient vers le centre international de la chrétienté, recouraient à l’arbitrage du Souverain Pontife, et s’ils succombaient eux-mêmes, victimes de la force brutale, leur cause, la cause de la vérité, de la justice et de la liberté, ne manquait jamais de trouver à Rome un soutien inébranlable qui lui assurait le triomphe définitif. L’Église grecque, dans ces temps-là, était et se sentait une partie vivante de l’Église Universelle, intimement liée au grand tout par le centre commun de l’unité — la chaire apostolique de Pierre. Ces rapports de dépendance salutaire envers un successeur des apôtres suprêmes, envers un pontife de Dieu, ces rapports purement spirituels, légitimes et pleins de dignité, furent remplacés par un assujettissement profane, illégal et humiliant au pouvoir de simples laïques et d’infidèles.

Il ne s’agit pas ici d’un accident historique, mais de la logique des choses, qui enlève nécessairement à toute Église purement nationale son indépendance et sa dignité et la met sous le joug plus ou moins pesant, mais toujours déshonorant, de la puissance temporelle.

Dans tout pays réduit à une Église nationale, le gouvernement séculier (qu’il soit autocratique ou constitutionnel) jouit de la plénitude absolue de toute autorité ; et l’institution ecclésiastique ne figure que comme un ministère spécial dépendant de l’administration générale de l’État. L’État national est ici un corps réel et complet, existant par soi et pour soi, et l’Église n’est qu’une partie, ou pour mieux dire un certain côté de cet organisme social du tout politique et n’existant pour soi que dans l’abstraction.

Cette servitude de l’Église est incompatible avec sa dignité spirituelle, avec son origine divine, avec sa mission universelle. D’un autre côté le raisonnement démontre, et l’histoire confirme, que la coexistence prolongée de deux pouvoirs et de deux gouvernements également indépendants et souverains, bornés à la même région territoriale, dans les limites d’un seul État national, est absolument impossible. Une telle dyarchie amène nécessairement un antagonisme qui ne peut aboutir qu’à un triomphe complet du gouvernement séculier, car c’est lui qui représente réellement la nation, tandis que l’Église, par sa nature même, n’est pas une institution nationale et n’en peut devenir une qu’en perdant sa vraie raison d’être.

On nous dit que l’Empereur de Russie est un fils de l’Église. C’est ce qu’il devrait être comme chef d’un État chrétien. Mais pour qu’il le soit effectivement il faut que l’Église exerce une autorité sur lui, qu’elle ait un pouvoir indépendant et supérieur à celui de l’État. Avec la meilleure volonté du monde le monarque séculier ne saurait être véritablement le fils d’une Église dont il est en même temps le chef et qu’il gouverne par ses employés.

L’Église en Russie, privée de tout point d’appui, de tout centre d’unité en dehors de l’État national, a fini nécessairement par être asservie au pouvoir séculier ; et ce dernier, n’ayant plus rien au-dessus de lui sur la terre, n’ayant personne de qui il aurait pu recevoir une sanction religieuse, une délégation partielle de l’autorité du Christ, a non moins nécessairement abouti à l’absolutisme antichrétien.

Si l’État national s’affirme comme un corps social complet et se suffisant à lui-même, il ne peut plus appartenir comme membre vivant au corps universel du Christ. Et s’il est en dehors de ce corps, il n’est plus un État chrétien, il ne fait que renouveler le césarisme antique supprimé par le christianisme.

Dieu s’est fait homme dans la personne du Messie juif au moment où l’homme se faisait dieu dans la personne du César romain. Jésus-Christ n’a pas attaqué César et ne lui a pas disputé son pouvoir ; mais il a déclaré la vérité sur lui. Il a dit que César n’était pas Dieu et que le pouvoir césarien était en dehors du royaume de Dieu. Rendre à César la monnaie qu’il fait battre et à Dieu tout le reste, c’était ce qu’on appelle aujourd’hui la séparation de l’Église et de l’État, séparation nécessaire tant que César est païen, impossible dès qu’il devient chrétien. Un chrétien, qu’il soit roi ou empereur, ne peut pas rester en dehors du Royaume de Dieu et opposer son pouvoir à celui de Dieu. Le commandement suprême « Rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu » est nécessairement obligatoire pour César lui-même s’il veut être chrétien. Lui aussi doit rendre à Dieu, ce qui est à Dieu, c’est-à-dire, avant tout, le pouvoir souverain et absolu sur la terre ; car pour bien comprendre la parole sur César, adressée par le Seigneur à ses ennemis avant sa passion, il faut la compléter par cette autre parole plus solennelle qu’après sa résurrection Il dit à ses disciples, aux représentants de son Église : « Tout pouvoir m’est donné dans les cieux et sur la terre » (Math., XXVIII, 18). Voilà un texte formel et décisif et qu’on ne saurait en bonne conscience interpréter de deux manières. Ceux qui croient vraiment à la parole du Christ n’admettront jamais un État séparé du Royaume de Dieu, un pouvoir temporel absolument indépendant et souverain. Il n’y a qu’un seul pouvoir sur la terre, et ce pouvoir n’appartient pas à César mais à Jésus-Christ. Si la parole à propos de la monnaie a déjà ôté à César sa divinité, cette nouvelle parole lui ôte son autocratie. S’il veut régner sur la terre il ne le peut plus de son propre chef, il doit se faire le délégué de Celui à qui tout pouvoir est donné sur la terre. Mais comment pourrait-il obtenir cette délégation ?

En révélant à l’humanité le Royaume de Dieu, qui n’est pas de ce monde, Jésus-Christ a pourvu à tous les moyens nécessaires pour réaliser ce Royaume dans le monde. Ayant annoncé dans sa prière pontificale l’unité parfaite de tous comme la fin de son œuvre, le Seigneur a voulu donner à cette œuvre une base réelle et organique en fondant son Église visible et en lui proposant, pour sauvegarder son unité, un chef unique dans la personne de saint Pierre. S’il y a dans les évangiles une délégation de pouvoir, c’est celle-ci. Aucune puissance temporelle n’a reçu de Jésus-Christ une sanction ou une promesse quelconque. Jésus-Christ n’a fondé que l’Église, et Il l’a fondée sur le pouvoir monarchique de Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Église. »

L’État chrétien doit donc dépendre de l’Église fondée par le Christ, et l’Église elle-même dépend du chef que le Christ lui a donné. C’est en définitive par Pierre que le César chrétien doit participer à la royauté du Christ. Il ne peut posséder aucun pouvoir sans celui qui a reçu la plénitude de tous les pouvoirs, il ne peut régner sans celui qui a les clefs du Royaume. Pour être chrétien l’État doit être soumis à l’Église du Christ ; mais pour que cette soumission ne soit pas fictive, l’Église doit être indépendante de l’État, elle doit avoir un centre d’unité en dehors de l’État et au-dessus de lui, elle doit être en vérité l’Église Universelle.

Dans ces derniers temps on a commencé à comprendre en Russie qu’une Église purement nationale, abandonnée à ses propres forces, devient nécessairement un instrument passif et inutile de l’État, et que l’indépendance ecclésiastique ne peut être assurée que par un centre de pouvoir spirituel international. Mais, tout en admettant la nécessité d’un tel centre, on voudrait le créer sans sortir des limites de la chrétienté orientale. Cette création future d’un quasi-pape oriental est la dernière prétention anticatholique qu’il nous reste à examiner.

  1. Disciple fervent de Khomiakof, dont il n’avait pas les qualités brillantes, mais auquel il était supérieur par la science et l’esprit critique, Youry (George) Fedorovitch Samarine († 1876) a bien mérité de la Russie en prenant une part très active à l’émancipation des serfs en 1861. En dehors de cela son intelligence cultivée et son talent remarquable sont restés (comme il arrive souvent en Russie) à peu près stériles. Il n’a pas laissé d’ouvrages considérables et s’est signalé, comme écrivain, surtout par des polémiques de parti pris contre les Jésuites et les Allemands des provinces Baltiques. La lettre que nous citons était adressée à une dame russe (Mme A.-O. Smirnov) et datée du 10/22 décembre 1871.
  2. Règles des examens d’État pour la faculté des droits.
  3. Note pour les lecteurs russes. Je n’ai pas signé l’article en question ( « Philosophie d’État dans les programmes de l’Université », Rouss, septembre 1885), parce que je croyais y exprimer le sentiment général de la société russe. C’était une illusion, et je puis maintenant revendiquer mon droit exclusif à cette vox clamantis in deserto. Il ne faut pas oublier du reste qu’en dehors de ce qu’on appelle la société, il y a en Russie douze à quinze millions de dissidents qui n’ont pas attendu l’année 1885 pour protester contre le césaro-papisme moscovite et pétersbourgeois.