La Russie et l’Église Universelle/Livre troisième/01

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CHAPITRE PREMIER.

LE PRINCIPE TRINITAIRE ET SON APPLICATION SOCIALE


La véritable Église — temple, corps et Épouse mystique de Dieu, est une comme Dieu lui-même. Mais il y a unité et unité. Il y a l’unité négative, solitaire et stérile, qui se borne à exclure toute pluralité. C’est une simple négation qui suppose logiquement ce qu’elle nie et se manifeste comme un commencement, arbitrairement arrêté, d’un nombre indéterminé. Car rien n’empêche la raison d’admettre plusieurs unités simples et absolument égales entre elles et de les multiplier ensuite jusqu’à l’infini. Et si les Allemands appellent à bon droit un tel processus « mauvais infini » (die schlechte Unendlichkeit[1]), l’unité simple, qui en est le principe, peut bien être désignée comme mauvaise unité. Mais il y a l’unité véritable qui n’est pas opposé à la pluralité, qui ne l’exclut pas, mais qui, dans la jouissance calme de sa propre supériorité, domine son contraire et le soumet à ses lois. La mauvaise unité est le vide et le néant : la véritable est l’être un qui a tout en lui-même. Cette unité positive et féconde, en demeurant toujours ce qu’elle est, au-dessus de toute réalité bornée et multiple, contient en soi, détermine et manifeste les forces vivantes, les raisons uniformes et les qualités variées de tout ce qui existe. C’est par la profession de cette unité parfaite, produisant et embrassant tout, que commence le credo des chrétiens : in unum Deum Patrem Omnipotentem (παντοκράτορα).

Ce caractère d’unité positive (d’uni-totalité ou d’uni-plénitude) appartient à tout ce qui est ou doit être absolu dans son genre. Tel est en soi le Dieu tout-puissant, telle est idéalement la raison humaine qui peut comprendre toute chose, telle doit être enfin la véritable Église essentiellement universelle, c’est-à-dire embrassant dans son unité vivante l’humanité et le monde entier.

La vérité est une et unique en ce sens qu’il ne peut y avoir deux vérités absolument indépendantes l’une de l’autre, et à plus forte raison contraires l’une à l’autre. Mais en vertu même de cette unité, la vérité unique ne pouvant avoir en elle rien de borné, d’arbitraire et d’exclusif, ne pouvant être partielle et partiale, doit contenir dans un système logique les raisons de tout ce qui existe, doit suffire à expliquer tout. De même la véritable Église est une et unique en ce sens qu’il ne peut y avoir deux véritables Églises indépendantes l’une de l’autre et à plus forte raison en lutte l’une contre l’autre. Mais par là même, comme organisation unique de la vie divino-humaine, la véritable Église doit embrasser, dans un système réel, toute la plénitude de notre existence, doit déterminer tous les devoirs, suffire à tous les vrais besoins, répondre à toutes les aspirations humaines.

L’unité réelle de l’Église est représentée et garantie par la monarchie ecclésiastique. Mais puisque l’Église, étant une, doit être universelle, c’est-à-dire embrasser tout dans un ordre déterminé, la monarchie ecclésiastique ne peut pas rester stérile, mais doit engendrer tous les pouvoirs constitutifs de l’existence sociale complète. Et si la monarchie de Pierre, considérée comme telle, nous présente un reflet de l’unité divine et en même temps une base réelle et indispensable pour l’unification progressive de l’humanité, nous verrons aussi, dans le développement ultérieur des pouvoirs sociaux de la chrétienté, non seulement un reflet de la fécondité immanente de la Divinité, mais encore un moyen réel pour rattacher la totalité de l’existence humaine à la plénitude de la vie divine.

Quand nous disons d’un être vivant qu’il est, nous lui attribuons nécessairement une unité, une dualité et une trinité. Il y a unité puisqu’il s’agit d’un être. Il y a dualité puisque nous ne pouvons pas affirmer qu’un être est sans affirmer en même temps qu’il est quelque chose, qu’il a une objectivité déterminée. Les deux catégories fondamentales de tout être sont donc : son existence comme sujet réel et son essence objective, ou son idée (sa raison d’être). Enfin il y a une trinité dans l’être vivant : le sujet de l’être se rattache de trois manières différentes à l’objectivité qui lui appartient essentiellement ; il la possède en premier lieu par le fait même de son existence, comme réalité en soi, comme sa substance intérieure ; il la possède en second lieu dans son action propre qui est nécessairement la manifestation de cette substance ; il la possède enfin en troisième lieu dans le sentiment ou la jouissance de son être et de son action, dans ce retour sur soi-même qui procède de l’existence manifestée par l’action. La présence — sinon simultanée, du moins successive de ces trois modes d’existence — est absolument indispensable pour constituer un être vivant. Car s’il va sans dire que l’action propre et le sentiment supposent l’existence réelle du sujet donné, il est non moins certain qu’une réalité complètement privée de la faculté d’agir et de sentir ne serait pas un être vivant, mais une chose inerte et morte.

Il est incontestable que les trois manières d’être que nous venons d’indiquer ont, considérées en elles-mêmes, un caractère tout à fait positif. Comme un sujet qui existe réellement est plus qu’un être de raison, de même un sujet agissant et sentant est plus qu’une matière passive ou une force aveugle. Mais dans l’ordre naturel, chez tous les êtres créés, les modes constitutifs de l’existence complète ne se trouvent jamais dans leur pureté : ils y sont inséparables de certaines limites et de certaines négations qui altèrent profondément leur caractère positif. En effet, si l’être vivant créé a l’existence réelle, elle ne lui appartient jamais comme un fait absolu et primordial ; sa réalité tient à une cause extérieure, il n’est pas absolument en soi. De même l’action propre d’un être créé n’est jamais la manifestation pure, simple et unique de son être intérieur, mais elle est nécessairement déterminée par le concours des circonstances et l’influence des motifs extérieurs, ou du moins compliquée par la possibilité idéale d’une autre manifestation. Enfin le sentiment de soi-même dans l’être créé, procédant d’une existence fortuite et d’une activité extérieurement déterminée, ne dépend pas de l’être lui-même ni dans sa qualité, ni dans sa quantité, ni dans sa durée. Ainsi l’être fini, qui n’existe pas primordialement en soi et qui n’agit pas uniquement par soi, ne peut pas non plus revenir complètement à soi-même, mais a toujours besoin d’un complément extérieur.

En d’autres termes l’existence finie n’a jamais sa raison d’être en elle-même ; et, pour justifier ou expliquer définitivement le fait de cette existence, il faut la rattacher à l’être absolu ou Dieu. En affirmant qu’il est, nous devons nécessairement lui attribuer les trois modes constitutifs de l’être complet. Puisque l’existence réelle, l’action et la jouissance sont des attributs purement positifs en eux-mêmes, ils ne peuvent manquer à l’être absolu. S’il est — ce n’est pas comme un être de raison mais comme une réalité ; s’il est une réalité, il n’est pas une réalité morte et inerte, mais un être qui se manifeste par son action propre ; enfin s’il agit, ce n’est pas comme une force aveugle, mais avec conscience de soi-même, en sentant son être, en jouissant de sa manifestation. Privé de ces attributs, Il ne serait plus Dieu mais une nature inférieure, moins qu’un homme. Mais pour la même raison que Dieu est Dieu, c’est-à-dire l’être absolu et suprême, on ne doit lui attribuer les trois modes constitutifs de l’existence complète que dans ce qu’ils ont d’essentiel et de positif, en supprimant toute idée qui ne provient pas de la notion même de l’être, mais qui tient seulement à la condition d’un être contingent. Ainsi l’existence réelle qui appartient à Dieu, ne pouvant lui venir d’aucune cause extérieure, est un fait primordial et irréductible. Dieu est en soi et par soi ; la réalité qu’il possède en premier lieu est purement intérieure, elle est une substance absolue. Et de même l’action propre ou la manifestation essentielle de Dieu, ne pouvant être ni déterminée ni compliquée par aucune cause étrangère, n’est que la reproduction pure et parfaite (absolument adéquate) de son propre être, de sa substance unique. Cette reproduction ne peut être ni une nouvelle création ni une division de la substance divine : elle ne peut pas être créée puisqu’elle existe de toute éternité, et elle ne peut pas être divisée parce qu’elle n’est pas une chose matérielle, mais une actualité pure. Dieu, qui la possède en soi, la manifeste pour soi et se reproduit dans un acte purement intérieur. Par cet acte il arrive à la jouissance de soi-même, c’est-à-dire de sa substance absolue, non seulement comme existante, mais encore comme manifestée.

Ainsi l’existence complète de Dieu ne le fait pas sortir de lui-même, ne le met en aucun rapport extérieur : elle est parfaite en elle-même et ne suppose pas l’existence de quelque chose en dehors d’elle.

Dans les trois modes constitutifs de son être, Dieu se rapporte uniquement à sa propre substance. 1. Il la possède en soi, dans l’acte premier (fait absolu). 2. Il la possède pour soi en la manifestant ou en la produisant de soi-même dans l’acte second (action absolue). 3. Il la possède dans le retour à soi-même en retrouvant en elle, par l’acte troisième, l’unité parfaite de son être et de sa manifestation ( jouissance absolue). Il ne peut pas en jouir sans l’avoir manifestée et il ne peut pas la manifester sans l’avoir en soi. Ainsi ces trois actes, ces trois états ou ces trois rapports (ici ces termes coïncident), indissolublement liés entre eux, sont des expressions différentes mais égales de la Divinité tout entière. En manifestant sa substance intérieure ou en se reproduisant par Lui-même, Dieu n’a aucun intermédiaire et ne subit aucune action externe qui pourrait altérer sa reproduction ou la rendre incomplète : le produit est donc parfaitement égal au producteur en tout excepté ce rapport même que l’un est le producteur et l’autre le produit. Et, comme toute la Divinité est contenue dans sa reproduction, elle est contenue toute dans la jouissance qui en procède. Ne tenant à aucune condition extérieure, cette jouissance ne peut pas être un état accidentel inadéquat à l’être absolu de Dieu : elle est le résultat direct et complet de l’existence et de l’action divines. Dieu en tant que jouissant procède de Lui-même en tant que producteur et produit. Et comme le troisième terme (le Procédant) n’est déterminé que par les deux premiers, parfaitement égaux entre eux, il ne peut manquer de leur être égal en tout excepté ce rapport même qui fait qu’il procède d’eux et non vice versa.

Ces trois actes n’étant pas des parties séparées de la substance absolue ne peuvent pas être non plus des phases successives de l’existence divine. Si l’idée de partie suppose l’espace, l’idée de phase suppose le temps. En écartant ces deux formes de la nature créée, il faut affirmer que la substance absolue est contenue dans les trois modes de l’existence divine, non seulement sans division, mais aussi sans succession. Or, cela suppose dans l’unité absolue de la substance divine trois sujets relatifs ou trois hypostases. En effet, si les trois modes de l’existence absolue pouvaient être successifs alors un seul sujet suffirait, une seule hypostase pourrait se trouver successivement dans les trois rapports différents avec sa substance. Mais l’être absolu, ne pouvant pas changer dans le temps, n’est pas susceptible d’une évolution successive ; les trois modes constitutifs de son existence complète doivent être en Lui simultanés ou coéternels. D’un autre côté, il est évident qu’un seul et même sujet (hypostase) ne peut pas s’affirmer à la fois comme non-manifesté, comme manifesté et comme procédant par sa manifestation. Il est donc nécessaire d’admettre que chacun des modes de l’existence divine est toujours représenté par un sujet relatif distinct ; qu’il est éternellement hypostasié et que, par conséquent, il y a en Dieu trois hypostases coéternelles. Cette nécessité peut encore être présentée sous un autre point de vue. Puisque, dans le premier mode de son existence, Dieu, comme non-produit et non-manifesté (mais se reproduisant et se manifestant), est nécessairement un véritable sujet ou une hypostase, et puisque le second mode de l’existence divine (Dieu comme reproduit ou manifesté) est parfaitement égal au premier en tout, excepté la différence spécifique de leur rapport mutuel, il est nécessaire que le premier, étant une hypostase, le second le soit aussi. Car la seule différence relative qui les distingue ne tient pas à la notion de l’hypostase mais à la notion de produire et d’être produit. Ainsi, si l’un est une hypostase produisante, l’autre est une hypostase produite. Le même raisonnement est absolument applicable au troisième mode de l’existence divine, qui procède des deux premiers, en tant que Dieu, par sa manifestation accomplie, rentre en soi dans la jouissance absolue de son être manifesté. En éloignant de ce dernier rapport l’idée du temps et l’image d’un processus successif, nous arrivons nécessairement à admettre une troisième hypostase coéternelle avec les deux autres et procédant de toutes les deux comme leur unité ou leur synthèse définitive, fermant le cercle de la vie divine. La jouissance en Dieu (Dieu comme jouissant) ne peut pas être inégale à son action et à sa réalité primordiale : si donc celles-ci sont des hypostases distinctes, celle-là le sera aussi.

La trinité des hypostases ou des sujets dans l’unité de la substance absolue est une vérité qui nous est donnée par la révélation divine et la doctrine infaillible de l’Église. Nous venons de voir que cette vérité s’impose à la raison et peut être logiquement déduite dès qu’on admet que Dieu est dans le sens positif et complet de ce terme. La révélation divine ne nous a pas seulement appris qu’il y a trois hypostases en Dieu, mais elle les a encore désignées par des noms spécifiques ; et il ne nous faudra que compléter notre argument précédent pour montrer que ces noms ne sont pas arbitraires, mais qu’ils répondent parfaitement à l’idée trinitaire elle-même.

  1. En allemand Schlecht mauvais et schlicht — simple — sont au fond un seul et même terme, ce qui a fourni à Hegel l’occasion de son calembour qui a fait fortune, dans la philosophie germanique. Du reste Aristote avait déjà exposé la même idée — sans jeu de mots.