La Russie et l’Église Universelle/Livre troisième/12
CHAPITRE XII.
Les trois sacrements du baptême, de la confirmation et de la communion, en faisant tous les chrétiens libres, égaux, frères les uns des autres et tous fils de Dieu (incorporés dans son Fils unique — Jésus-Christ) leur confèrent la dignité messianique et les droits souverains. L’homme a le droit d’être fils de Dieu, car c’est pour cela que Dieu l’avait créé. Mais étant fils de Dieu de droit et non de fait, l’homme a encore le privilège de se faire lui-même en réalité ce qu’il est en idée, — de réaliser son principe par sa propre action. Ainsi les devoirs de l’homme se déduisent de ses droits souverains comme étant la condition qu’il doit remplir pour user de sa souveraineté.
Puisque l’homme n’est d’abord fils de Dieu qu’en principe, son premier devoir est de reconnaître qu’en fait il ne l’est pas, — de reconnaître la distance immense entre ce qu’il est et ce qu’il doit être. C’est là la condition négative de tout progrès positif, le devoir humain par excellence — le devoir de l’humilité, fixé par l’Église dans le sacrement de la pénitence et de la confession. Le protestantisme, pour assurer d’avance l’impénitence de ses adhérents, a rejeté ce sacrement. Mais plus coupables que les protestants hérétiques sont les faux orthodoxes qui voudraient borner le devoir de l’humilité aux individus, en abandonnant sans retour les corps sociaux, les États et les nations à la vanité, à l’orgueil, à l’égoïsme, à la haine fratricide. — Tel n’était pas le sentiment des prophètes de l’Ancien Testament, qui excitaient à la pénitence les villes, les nations et les chefs des États. Telle n’était pas non plus la pensée du prophète unique du Nouveau Testament, qui, dans ses épîtres aux anges des Églises, leur reprochait les vices et les péchés publics de leurs communautés.
Au fond de tout le mal humain, de tous les péchés et de tous les crimes individuels et sociaux il y a un vice et une infirmité radicale qui ne nous permettent pas d’être réellement fils de Dieu. C’est le principe chaotique, base primordiale de tout être créé ; réduit à l’impuissance (ou à la puissance pure) dans l’Homme, mais éveillé de nouveau par la chute d’Adam il est devenu l’élément fondamental de notre existence bornée et égoïste qui, tout en tenant à sa fraction infiniment petite de l’être véritable, veut faire de cette fraction le centre unique de l’univers. Cette affirmation égoïste qui nous isole et nous sépare de la vraie totalité divine, ne peut être détruite que par l’amour. L’amour est la force qui nous fait dépasser intérieurement les limites de notre existence donnée, nous réunit au Tout par un lien indissoluble et, en nous faisant réellement fils de Dieu, nous fait participer à la plénitude de sa Sagesse essentielle et à la jouissance de son esprit.
L’œuvre de l’amour est l’intégration de l’homme et, par l’homme, de toute l’existence créée. Il y a une triple union à accomplir. Il s’agit 1° de réintégrer l’homme individuel en l’unissant d’une union véritable et éternelle à son complément naturel — la femme. Il s’agit 2° de réintégrer l’homme social en réunissant dans une union stable et déterminée l’individu à la collectivité humaine. Il s’agit 3° de réintégrer l’homme universel en restaurant son union intime et vivante avec toute la nature du monde, qui est le corps organique de l’humanité.
L’homme est séparé intérieurement de la femme par le désir de la posséder extérieurement, au nom d’une passion aveugle et irrationnelle. Ils sont réunis par la force de l’amour véritable qui identifie les deux vies dans leur substance absolue, éternellement fixée en Dieu et qui n’admet le rapport matériel que comme une dernière conséquence et une réalisation extérieure de la relation mystique et morale. C’est l’amour le plus concentré et le plus concret, et pour cela le plus profond et le plus intense — c’est la vraie base et le type général de tout autre amour et de toute autre union. La parole de Dieu l’a prescrit et l’a béni, et l’Église perpétue cette bénédiction dans le sacrement du mariage, qui fait de l’amour sexuel véritable la première base positive de l’intégration divino-humaine. Car cet amour sanctifié crée les vrais éléments individuels de la société parfaite, de la Sophia incarnée.
Mais pour constituer l’homme social, l’élément individuel (réintégré par le vrai mariage) doit être réuni à la forme collective déterminée.
L’individu est intérieurement séparé de la société par le désir de valoir et de dominer extérieurement au nom de sa propre personnalité. Il rentre dans l’unité sociale par l’acte moral de l’abnégation, en subordonnant sa volonté, son intérêt et tout son ego à la volonté et à l’intérêt d’un être supérieur reconnu comme tel. Si l’amour conjugal est essentiellement une coordination de deux existences égales quoique différentes, l’amour social se traduit nécessairement par une subordination déterminée des unités sociales de différent ordre. Il ne s’agit pas ici de briser l’égoïsme brutal de l’homme par un sentiment intense qui le force à s’identifier avec un autre être (ce qui est déjà fait par l’amour sexuel) — il s’agit de rattacher l’existence individuelle à une hiérarchie générale dont les degrés sont fixés par le rapport formel entre le tout et ses parties, plus ou moins considérables. La perfection de l’amour social ne peut donc pas consister dans l’intensité du sentiment subjectif, mais dans sa conformité avec la raison objective qui nous dit que le tout est plus grand que chacune de ses parties. Le devoir de cet amour est donc enfreint et la réalisation de l’homme social est empêchée non seulement par le simple égoïsme, mais aussi et surtout par le particularisme qui nous fait séparer l’intérêt des groupes inférieurs, auxquels nous sommes rattachés plus étroitement, et l’intérêt des groupes supérieurs et plus larges. Quand on sépare l’amour pour sa famille, sa corporation, sa classe sociale ou son parti politique, de l’amour pour sa patrie, ou quand on veut servir cette dernière en dehors de l’humanité ou de l’Église Universelle, on sépare ce que Dieu a uni et on devient un obstacle à l’intégration de l’homme social.
Le type et la réalité fondamentale de cette intégration sont donnés dans la hiérarchie ecclésiastique formée par le sacrement de l’Ordre. C’est le triomphe de l’amour social, car aucun membre de cet ordre ne fonctionne et n’agit de soi-même ou en son nom ; chacun est ordonné et investi par un supérieur, représentant d’une unité sociale plus large. Depuis le prêtre le plus humble jusqu’au pape, — le serviteur des serviteurs de Dieu, — tous sont ici, quant à leur ministère sacré, absolument purs de l’égoïsme qui s’affirme et du particularisme qui s’isole — chacun n’est qu’un organe déterminé d’un tout social solidaire, — de l’Église Universelle.
Mais la réintégration humaine ne peut pas s’arrêter à l’homme social. La loi de la mort divise l’Église Universelle elle-même en deux parties, l’une visible, sur la terre, et l’autre invisible, dans les cieux. L’empire de la mort est établi ; les cieux et la terre sont séparés par le désir de l’homme de jouir immédiatement et matériellement de la réalité terrestre, de l’existence finie ; l’homme a voulu éprouver ou goûter tout par la sensation extérieure. Il a voulu unir son esprit céleste à la poussière de la terre par une union périphérique et superficielle. Mais une telle union ne peut durer ; et elle aboutit nécessairement à la mort. Pour réunir l’humanité-esprit à l’humanité-matière et pour vaincre la mort, il faut que l’homme se rattache au tout, non point par la surface sensible, mais par le centre absolu qui est Dieu. L’homme universel est intégré par l’amour divin, qui, non seulement élève l’homme jusqu’à Dieu mais qui, en l’identifiant intérieurement avec la Divinité, lui fait embrasser en elle tout ce qui est, en l’unissant à toute la créature d’une union indissoluble et éternelle. Cet amour fait descendre la grâce divine dans la nature terrestre et triomphe non seulement, du mal moral, mais encore de ses conséquences physiques, — la maladie et la mort. L’œuvre de cet amour est la Résurrection finale. Et l’Église, qui enseigne cette résurrection dans sa doctrine révélée, formulée dans le dernier article de son symbole, la préfigure et l’inaugure par le dernier de ses sacrements. En vue de la maladie et dans le péril de la mort, l’extrême-onction est le symbole et le gage de notre immortalité et de notre intégrité future. Le cycle des sacrements ainsi que le cycle de la vie universelle est fermé par la résurrection de la chair, par l’intégration de l’humanité totale, par l’incarnation définitive de la Sagesse divine.