La Russie telle que je viens de la voir/IV

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Éditions du progrès civique (p. 96-128).


IV

L’EFFORT CRÉATEUR EN RUSSIE


Dans mes précédents articles, je me suis efforcé de traduire mon impression du spectacle qu’offre la Russie. On y voit comment une civilisation moderne, qui était déjà désordonnée, a été complètement détraquée par la mauvaise administration, l’ignorance et la tension de six années de guerre.

J’ai montré la science et l’art se mourant d’inanition, j’ai dit la disparition de beaucoup de ce qui rend la vie facile et décente.

À Vienne, le bouleversement est tout aussi grave. De même qu’en Russie, on y a vu mourir de faim des savants comme feu le professeur Marguliès.

Si Londres avait eu à supporter quatre années de guerre de plus, on y aurait vu pareillement s’oblitérer la civilisation.

Nous n’aurions plus, à l’heure actuelle, de charbon pour nos grilles, de vivres à échanger contre nos tickets d’alimentation ; l’aspect des boutiques dans Bond Street serait tout aussi désolé qu’il l’est sur la Perspective Newsky.

Encore une fois, j’estime que le gouvernement bolcheviste de Russie n’est pas plus responsable du déchaînement de ces maux que de leur continuation.

Je me suis efforcé jusqu’ici de ramener à sa proportion véritable la part de tout ce qui revient au système soviétique de gouvernement.

Les bolchevistes, encore qu’ils représentent moins de cinq pour cent de la population, ont pu s’emparer du pouvoir en Russie et le retenir parce que, au milieu de l’immense effondrement, eux seuls ont une foi commune, des buts communs.

Je ne partage pas leur foi, je me moque de Karl Marx, leur prophète, mais je comprends et je respecte l’esprit qui les anime.

Malgré leurs fautes — et elles sont nombreuses — les communistes représentent maintenant la seule ossature autour de laquelle puisse se bâtir une renaissance russe.

La recivilisation du pays ne se pourra réaliser qu’avec, au point de départ, le concours du gouvernement des soviets.

La grande masse de la population russe est constituée par des paysans complètement illettrés, grossièrement matérialistes, indifférents à la politique.

Les Russes de la masse sont superstitieux : on les voit s’agenouiller dans tous les coins, constamment en train de se signer et de baiser leurs icônes (c’est à Moscou surtout que cette idolâtrie frappe sans répit l’observateur) ; ils sont superstitieux mais non pas religieux.

Ils n’ont d’autre compréhension politique, d’autre aspiration sociale que la satisfaction immédiate de leurs appétits divers.

Et, dans son ensemble, le système bolcheviste leur convient.

Le prêtre orthodoxe russe est très différent du prêtre catholique de l’Europe occidentale ; c’est le plus souvent le type achevé du paysan sale et illettré. Le pope est sans influence réelle sur les volontés ou les consciences de ses ouailles.

Il n’y a aucune force constructive dans le paysan russe, ni dans la religion orthodoxe.

Quant au reste de la population, on ne voit en Russie et hors de Russie qu’une confusion de Russes de tous les degrés de culture, mais sans idées politiques communes, sans programme commun.

Ils ne sont capables de rien, sauf de mettre sur pied des aventures sans issue et de palabrer interminablement.

Les réfugiés russes qu’on rencontre en Angleterre et en France sont politiquement méprisables. Ils ressassent sans fin des anecdotes sur les horreurs bolchevistes. Les incendies de châteaux, les jacqueries paysannes, les vols et meurtres commis dans les villes par des soldats ivres, n’importe quel crime ordinaire dans une rue écartée : tout cela nous est présenté par les soins de ces gens comme des actes du gouvernement bolcheviste.

Mais interrogez-les sur le régime qu’ils désirent substituer au gouvernement des soviets, ils vous serviront des généralités éculées et stupides, la plupart du temps instantanément adaptées par votre interlocuteur à ce qu’il suppose être votre tendance, votre préférence particulière.

À moins toutefois qu’ils ne vous écœurent des louanges du surhomme à la mode — Denikine, Koltchak, Wrangel — qui va tout à l’heure — Dieu sait par quels moyens ! — remettre toutes choses en place.

Ceux-là ne méritent rien de mieux qu’un tsar. Ils sont même incapables de s’entendre sur le tsar qu’ils désirent.

Les meilleurs, les plus intelligents des Russes, qui se trouvent actuellement en Russie, ont été amenés — par amour de la Russie — à coopérer, un peu à contre-cœur, mais loyalement, avec le gouvernement bolcheviste.

Les bolchevistes eux-mêmes sont marxistes et communistes. Mais, ainsi que je l’ai expliqué, le contrôle qu’ils ont établi sur la Russie les place en contradiction absolue avec les théories de Karl Marx.

Une grande partie de leur énergie et de leur travail a été absorbée par la lutte très patriotique contre les raids, les invasions, le blocus et les persécutions de toute sorte, que nos gouvernements insensés ont suscités sans relâche contre ce pays si tragiquement aux prises avec toutes les difficultés.

Avec le peu qui leur reste de temps et d’énergie, ces hommes des soviets tâchent de garder la Russie vivante, d’organiser un semblant d’ordre social au milieu des ruines accumulées.

Ces bolchevistes, je l’ai déjà dit, sont des hommes extrêmement inexpérimentés — exilés intellectuels venant de Genève et de Hampstead, ou des travailleurs manuels presque illettrés venant des États-Unis.

Depuis le temps où l’islamisme naissant se trouva régner sur le Caire, Damas et la Mésopotamie, on ne vit jamais semblable gouvernement d’amateurs !

J’ai cru comprendre que nombre d’entre eux éprouvent de véritables épouvantes devant les tâches colossales qui se présentent à eux. Ce qui les a considérablement aidés — et la Russie avec eux — c’est la familiarité avec les principes communistes.

Ainsi que les Anglais ont pu s’en rendre compte au temps où la guerre sous-marine semblait vouloir isoler l’Angleterre du reste du monde, une population urbaine et industrielle, lorsqu’elle se voit menacée de disette, doit organiser le contrôle collectif des denrées ou périr.

En Angleterre aussi, nous avons dû contrôler et rationner. En Angleterre aussi, nous avons dû mettre fin aux agissements des profiteurs par des lois répressives.

Ces communistes de Russie, dès leur prise du pouvoir, ont fait d’emblée et par principe, la chose qui s’impose en temps de bouleversement social.

Contre toutes les habitudes et les traditions de la Russie, ils se mirent à contrôler et à rationner toutes choses, sans faiblesse, sans tergiversation.

Ils ont maintenant un système de rationnement qui, théoriquement, est sans conteste admirable, et qui, en pratique, fonctionne aussi bien que peuvent le permettre le tempérament russe et les conditions actuelles de la production et de la consommation en Russie.

Il est facile de marquer les défauts et les échecs ; mais il n’est point si aisé de montrer comment, dans cette immensité dénuée de ressources et démoralisée, on eût pu les éviter.

L’état des choses est présentement tel en Russie qu’en supposant les bolchevistes renversés et un autre gouvernement mis à leur place, ce gouvernement, quel qu’il soit, devrait aujourd’hui maintenir par tous les moyens le système de rationnement organisé par les bolchevistes (en supprimant peut-être quelques vagues expériences politiques) et continuer comme eux à punir et à fusiller les profiteurs.

Donc, dans cet état de siège et de famine les bolchevistes, se basant sur les principes, ont fait dès l’abord ce que tout autre gouvernement eût été amené à faire sous la pression des circonstances.

De même, mis en face de difficultés gigantesques, ils s’évertuèrent tout de suite à rétablir — parmi les ruines et malgré les ruines — à rebâtir la Russie nouvelle. Nous pouvons discuter leurs principes et leurs méthodes, nous pouvons qualifier leurs plans d’utopies, nous pouvons tourner en ridicule ou redouter l’œuvre qu’ils poursuivent : il est faux de dire qu’à l’heure présente aucun effort de création ne se manifeste en Russie.

Une certaine fraction, parmi les bolchevistes, est composée de rustauds à mentalité fruste, de doctrinaires, d’hommes inéducables, de fanatiques qui croient que la destruction du capitalisme, la suppression de la monnaie et du commerce, la disparition de toutes les inégalités sociales suffiront à amener le millenium.

Le millenium dans ces conditions serait morose.

Il est des bolchevistes crétins qui interdiraient illico l’enseignement de la chimie dans les écoles si on ne leur garantissait qu’il s’agit bien d’une chimie « prolétarienne », et qui supprimeraient, comme art réactionnaire, tout dessin décoratif qui n’aurait pas comme motif les lettres R. S. F. S. R. (République soviétique Fédérale Socialiste Russe.)

J’ai déjà parlé des études hébraïques qu’on avait supprimées parce que réactionnaires.

Dans le temps où je me trouvais avec Maxime Gorky, je le voyais engagé dans de perpétuelles et violentes discussions avec des fonctionnaires extrémistes qui, dans la littérature du passé, ne trouvaient d’acceptable que celle qui incite à la révolte.

Mais dans ce nouveau monde russe se trouvaient aussi nombre d’esprits libéraux, des intelligences qui, si l’occasion leur en était donnée, s’appliqueraient à construire et probablement construiraient bien.

Parmi ces esprits constructeurs, je voudrais citer quelques noms.

En premier lieu, celui de Lénine lui-même qui, depuis son retour d’exil, s’est merveilleusement développé et qui a, tout récemment, écrit des études subtiles et fortes contre les extravagances de ses propres extrémistes.

Trotsky n’a jamais été extrémiste. Ses talents d’organisateur sont de premier ordre.

Lunacharsky, le ministre de l’Éducation.

Rikoff, chef du département de l’Économie populaire.

Mme Lilna, placée à la tête du ministère de l’Enfance.

Enfin, Krassine, chef de la délégation commerciale à Londres.

Ce sont là les noms qui se présentent à moi, mais il est bien entendu qu’ils n’épuisent pas la liste de ceux qui, dans le gouvernement bolcheviste, se sont montrés de véritables hommes d’État.

Dès maintenant, malgré le blocus, malgré la guerre civile et étrangère, ces hommes ont des réalisations à leur actif.

Ce n’est pas assez de dire qu’ils travaillent à faire revivre un pays, si complètement dépourvu de matériel et de certaines matières premières essentielles que les lecteurs anglais, français ou américains peuvent difficilement concevoir une pénurie si lamentable.

Il faut ajouter qu’ils ne disposent, pour leurs œuvres, que d’un personnel extraordinairement incapable.

La Russie d’aujourd’hui a encore plus besoin, si possible, de contremaîtres, de directeurs, de chefs d’atelier et de chefs d’équipe que de nourriture ou de médicaments.

Dans les bureaux du gouvernement russe, le travail ordinaire est lamentablement exécuté. La négligence et l’incurie y sont indescriptibles. Tout le monde semble travailler dans une pagaille de papiers épars et de bouts de cigarettes. Mais à cela, aucune contre-révolution ne pourrait rien changer. C’est un état de choses qui est inhérent à la situation actuelle de la Russie.

Si, par un désastreux accident, un aventurier militaire du type Youdenitch ou Denikine, arrivait un de ces jours à dominer là-bas, son succès n’aurait d’autres résultats, c’est très certain, que d’ajouter au désordre général présent les scandales de l’ivrognerie, de la vénalité et l’ignominie effrontée des maîtresses largement et publiquement entretenues.

Quoi qu’on puisse dire, en effet, contre les chefs bolchevistes, il est indéniable que la grande majorité d’entre eux mène une vie non seulement laborieuse mais puritaine — la vie des ascètes.

La mauvaise organisation générale de l’administration russe fut cause que je ne pus arriver à rencontrer Lunacharsky.

Pour avoir une conversation d’une heure et demie avec Lénine, je dus dépenser environ 80 heures de mon existence en démarches, coups de téléphone, attentes — et autant pour m’entretenir avec Tchicherine.

À la façon dont allaient les choses et en tenant compte des intermittences du service de bateaux entre Réval et Stockholm, j’aurais dû, pour voir Lunacharsky, passer au moins une semaine de plus en Russie.

L’organisation tout entière de ma visite à Moscou fut agencée avec un désordre particulièrement agaçant.

Un matelot, porteur d’une bouilloire d’argent, qui n’arrivait pas à se retrouver dans les rues de Moscou, fut chargé de m’y piloter cependant qu’un Américain, qui ne parlait ni ne comprenait assez le russe pour téléphoner convenablement, était chargé de fixer mes divers rendez-vous.

Bien que longtemps à l’avance, j’eusse entendu, à Petrograd, Gorky prendre par téléphone toutes dispositions pour préparer mon entrevue avec Lénine, les autorités de Moscou, lorsque j’y arrivai déclarèrent qu’elles n’avaient reçu aucun avis de ma visite.

Plus tard, lorsqu’il fut question pour moi de rentrer à Petrograd, on me fit prendre un train omnibus qui mit 22 heures au lieu de 14 que prend l’express pour faire le trajet !

De pareils détails peuvent sembler d’importance secondaire. Mais si l’on veut bien se rappeler que la Russie faisait de son mieux pour me donner l’impression de sa force et du bon ordre qui y régnait, ces petites choses sont extrêmement significatives.

Dans ce fameux train de retour, lorsque j’eus compris que c’était un omnibus et que l’express était parti trois heures auparavant, pendant que nous arpentions le hall de la Maison des Invités, nos bagages ficelés, et sans que personne vînt nous chercher et nous avertir, le feu sacré se saisit de moi et se manifesta par de rudes paroles.

Je parlai à mon matelot comme un matelot parle à un matelot et ne lui laissai rien ignorer de mon opinion sur les méthodes russes.

Il écouta avec respect ma diatribe. Puis, quand enfin je me tus, il répliqua simplement :

Vous savez, c’est le blocus…

Et ces mots aussi marquent bien l’affaissement général que l’on constate chez les Russes.

Si je ne pus rencontrer personnellement Lunacharsky, il me fut donné de prendre contact avec son œuvre. La matière première sur laquelle travaille l’éducateur, c’est l’être humain, et celle-là, du moins, ne fait pas encore défaut en Russie. À cet égard, Lunacharsky est mieux servi que la plupart de ses collègues.

Malgré mes idées préconçues et ma défiance du début, je fus bientôt contraint d’avouer que, étant données les énormes difficultés, l’œuvre d’éducation des bolchevistes m’a donné l’impression d’être étonnamment bonne.

Tout d’abord, mon enquête sur l’effort scolaire marcha fort mal.

À peine arrivé à Petrograd, je demandai à visiter une école. Deux jours après mon arrivée, on m’en fit visiter une qui m’impressionna très défavorablement.

Elle était parfaitement bien aménagée pourtant — beaucoup mieux qu’une école primaire anglaise ordinaire — et les enfants étaient vifs et intelligents. Mais notre visite ayant eu lieu pendant la récréation, je ne pus assister à aucune leçon. Au surplus, la tenue des bambins indiquait une discipline plutôt relâchée.

Je me persuadai immédiatement qu’on m’avait probablement amené dans une école choisie et spécialement préparée pour moi et que c’était là tout ce que Petrograd avait de mieux.

Par malheur, et comme pour donner corps à ma méfiance, le guide spécial qui était avec nous se mit à interroger les élèves sur la littérature anglaise et leur demanda de citer les écrivains anglais qu’ils préféraient.

Un nom dominait tous les autres : le mien.

De vagues personnalités de second plan comme Milton, Dickens, Shakespeare, étaient de temps à autre citées après le colosse littéraire H. G. Wells — mais peu souvent en somme.

L’interrogation se poursuivant, ces enfants indiquèrent les titres de peut-être une douzaine de mes ouvrages !

Je me déclarai entièrement satisfait de ce que j’avais vu et entendu. J’ajoutai que je ne désirais pas en voir ni en entendre davantage. Que pouvais-je, en effet, demander de plus ?

Et je quittai l’école, essayant de sourire mais y arrivant avec difficulté, furieux contre mes guides.

Mais, trois jours après, je décidai, tout à coup, un matin, de décommander tous mes rendez-vous. Et sans donner le temps de rien préparer, j’insistai pour être immédiatement conduit à une autre école — n’importe laquelle — dans le voisinage.

Convaincu qu’on avait truqué ma première visite, je m’imaginais que je ne pouvais manquer de voir un établissement évidemment très défectueux.

Tout au contraire, celui-là était beaucoup mieux que le premier.

Les locaux et l’aménagement y étaient supérieurs, la discipline des élèves plus exacte et les leçons auxquelles j’assistai paraissaient être données suivant des méthodes excellentes.

La plupart des maîtres étaient des femmes d’un certain âge, qui me parurent être tout à fait à la hauteur de leur tâche.

Pour faire mes observations, je profitai d’une leçon de géométrie élémentaire, car, au tableau noir, les figures parlent une langue que tout le monde comprend. Je vis également nombre de dessins et divers modelages exécutés par les élèves et qui étaient bien faits.

L’école était pourvue de nombreux tableaux ; je remarquai notamment des séries bien conçues de paysages destinés à l’enseignement de la géographie.

Les appareils de chimie et de physique étaient nombreux, et évidemment utilisés avec intelligence.

J’assistai également à la confection d’un repas qui allait suivre la classe — car, dans la Russie des soviets, les enfants mangent à l’école. La nourriture était bien préparée, très supérieure aux rations qu’ailleurs nous avions vu servir aux adultes.

Tout cela était beaucoup plus satisfaisant que ce qu’il m’avait été donné de voir précédemment.

Avant de quitter les lieux, quelques questions posées aux élèves éclaircirent mes idées quant à la vogue extraordinaire de H. G. Wells parmi la jeunesse de Russie.

Pas un de ces enfants n’avait entendu parler du monsieur !… Pas un seul de ses livres ne figurait à la bibliothèque de l’école !

Ce qui acheva de me convaincre que je venais bien de visiter une école comme les autres écoles.

Je m’en rends compte maintenant : en me conduisant à l’autre établissement, on n’avait pas eu l’intention — comme dans le premier mouvement d’irritation je l’avais supposé — de me tromper sur l’état réel du travail scolaire dans le pays. Seulement, j’y avais été précédé par l’intrigue amicale d’un ami de lettres, M. Chukowsky, le critique, qui, affectueusement préoccupé de me faire sentir qu’on m’aimait en Russie, avait un peu perdu de vue que la mission d’étude que je m’étais donnée était pour moi chose sérieuse.

Des enquêtes ultérieures et la confrontation de mes observations avec celles d’autres visiteurs de la Russie — en particulier celles du docteur Staden Guest qui, lui aussi, fit plusieurs visites inopinées dans les écoles de Moscou — m’ont convaincu que la Russie des soviets, aux prises avec de gigantesques difficultés, a fait et fait encore de très grands efforts pour l’instruction publique.

En dépit des obstacles nés de la situation générale, les écoles sont dans les villes, en nombre et en qualité, absolument supérieures à celles du régime tsariste.

Comme toujours, le paysan, hélas ! reste à peu près en dehors de ce mouvement.

Les écoles que j’ai vues correspondent aux bonnes écoles primaires supérieures d’Angleterre.

Elles sont ouvertes à tous et on tend de plus en plus à rendre l’instruction obligatoire.

Naturellement, la Russie se heurte, dans ces questions encore, à des difficultés spéciales.

Nombre d’écoles manquent de maîtres.

De plus, il est difficile dans le grand désarroi d’assurer l’assiduité des élèves récalcitrants.

Beaucoup d’entre eux préfèrent négliger la classe pour s’en aller trafiquer, vendre ceci ou cela, par les rues. Une grande partie du commerce illicite en Russie est faite par des enfants, ils sont plus difficiles à prendre sur le fait que les adultes et bénéficient généralement d’ailleurs de l’impunité, car le communisme russe n’admet guère le châtiment pour les enfants.

L’enfant russe est, si on le compare aux autres enfants des régions septentrionales, remarquablement précoce.

Dans un pays aussi démoralisé, la coéducation des jeunes gens des deux sexes jusqu’à quinze ou seize ans a eu de sérieux inconvénients. Mon attention fut appelée sur ce point par une visite que firent à Gorky, qu’ils venaient consulter à ce sujet, l’ancien président de la Commission extraordinaire de Petrograd, et son collègue Zatutky.

Ils discutèrent franchement cette question en ma présence et leur conversation me fut tout entière traduite au fur et à mesure.

Les autorités bolchevistes ont, sur la situation morale de la jeunesse de Petrograd, réuni et publié des chiffres particulièrement frappants et scandaleux.

Je ne sais jusqu’à quel point on les pourrait comparer avec les chiffres anglais — si toutefois il en existe — concernant la situation de certains districts néfastes aux jeunes gens comme par exemple le quartier du East End à Londres ou la situation de certaines villes remarquables par le paupérisme ouvrier comme Reading.

Je ne sais pas davantage ce que représentent ces récentes statistiques russes par rapport aux statistiques de l’ancien régime tsariste.

De même je ne veux pas disserter sur le point de savoir si ces phénomènes observés chez les enfants et adolescents de Russie sont ou non la conséquence pour ainsi dire mécanique des privations et des promiscuités subies dans une ambiance de désespoir et en tout cas de découragement constant.

Mais il n’est pas douteux que, dans les villes russes, concurremment avec l’effort pour développer l’éducation populaire et la stimulation intellectuelle de la jeunesse, on observe, chez les adolescents des deux sexes, une tendance très marquée à s’affranchir de toute discipline et de tout frein, notamment en ce qui concerne les questions sexuelles.

Et cela dans le temps même où les adultes font preuve au contraire d’une sobriété exemplaire et s’astreignent à un décorum de puritanisme raide et intransigeant.

Cette fièvre hectique morale de la jeunesse assombrit le tableau que présente l’éducation en Russie. J’estime qu’on doit principalement la considérer comme un des aspects de l’effondrement social général.

Toutes les nations d’Europe ont observé que la guerre marchait de pair avec un relâchement de la moralité.

Mais la Révolution, en chassant des écoles nombre de vieux maîtres expérimentés, en remettant en discussion toutes les idées acceptées comme base de la morale, a, sans aucun doute, contribué à accroître dans des proportions qu’il est encore difficile d’apprécier, l’excessif désordre dont, en ces matières, souffre la Russie d’aujourd’hui.

Mis en présence du problème des foyers affamés et disloqués au milieu du chaos social, les dirigeants bolchevistes créent des institutions nationales pour y abriter les enfants des villes.

Ils ont organisé l’école-pension et, dans les agglomérations urbaines tout au moins, les enfants habitent des pensionnats comme, en Angleterre, les enfants des classes riches.

Tout près de cette seconde école russe que j’ai visitée s’élèvent deux grands bâtiments réservés à l’habitation, l’un pour les élèves filles, l’autre pour les élèves garçons.

Et là, du moins, il est possible de les astreindre à une certaine discipline au point de vue de l’hygiène et de la morale.

Cette façon de procéder, non seulement me paraît en conformité avec la doctrine communiste, mais imposée par les conditions très spéciales de la crise russe.

Des villes entières sont en voie de désagrégation miséreuse ; le gouvernement bolcheviste a été amené à jouer le rôle d’un bon Samaritain gigantesque.

Nous inspectâmes, certain jour, une sorte de maison d’asile, où sont conduits les enfants que leurs parents ne peuvent, en raison des conditions actuelles, tenir propres et convenablement vêtus, ou nourrir suffisamment.

Cette maison d’asile est installée dans l’ancien Hôtel de l’Europe qui, sous le régime défunt, vit défiler d’innombrables parties fines.

Tout en haut, on y voit encore le toit à velum qui couvrait le jardin d’été où se faisait entendre autrefois un fameux quatuor d’instruments à cordes.

En montant l’escalier, nous passâmes une porte sur la glace dépolie de laquelle se lisait encore en lettres d’or cette indication : « Salon de coiffure des Dames ».

Plus haut, des mains dorées sur plaque de marbre noir pointent l’index pour guider vers le Restaurant, aboli par l’ordre nouveau en même temps que toute la haute noce de Petrograd.

Les enfants qu’on amène passent d’abord par une section sanitaire et sont examinés au point de vue des maladies infectieuses et pour assurer leur propreté corporelle. Les neuf dixièmes de ces nouveaux venus portent en effet des désagréables parasites.

Ils passent alors dans une autre section, où ils subissent une autre quarantaine, toute morale celle-là. On les observe au point de vue des mauvaises habitudes et des inclinations fâcheuses. C’est dans cette section de filtrage que sont généralement reconnus les quelques enfants dont il importe d’éviter le contact et l’exemple aux autres. Ils sont envoyés dans l’une quelconque des institutions qui ont été créées pour les anormaux.

Quant aux autres, ils feront désormais partie des pupilles nationaux et sont répartis dans les pensionnats d’État.

Nous pouvons certes observer ici en pleine activité la destruction de la famille.

Le vaste filet bolcheviste passe dans toutes les parties du monde social et réunit des enfants de toutes les origines imaginables.

Les parents, toutefois, ont, dans des limites raisonnables, libre accès auprès de leurs enfants pendant le jour, mais ils n’ont que peu ou pas de contrôle sur leur éducation, leur habillement et tout ce qui fait leur occupation et leur souci habituel.

Nous avons visité des enfants à tous les stades de cette éducation nationale. Ils nous ont donné l’impression d’enfants en parfaite santé, bien traités et satisfaits.

En vérité, pour veiller sur cette jeunesse, se sont trouvés de très braves gens.

Des hommes et des femmes en grand nombre politiquement suspects, ou même ouvertement opposés au régime actuel — mais néanmoins pleins du désir d’être utiles à leur pays — ont trouvé en ces institutions un endroit où ils peuvent, en toute conscience et de bon cœur, dépenser leur activité bénévole.

Mon interprète, ainsi que la dame qui nous fit visiter la maison d’asile avaient souvent dîné ou soupé gaîment à l’Hôtel de l’Europe dans les jours de splendeur de la civilisation capitaliste et se connaissaient l’une l’autre parfaitement.

Notre aimable guide était maintenant vêtue sans la moindre prétention ; elle avait la chevelure coupée court ; ses manières étaient graves.

Son mari — un blanc — servait avec les Polonais. Elle avait deux de ses propres enfants dans l’institution et servait de mère à des douzaines d’autres petites créatures.

Manifestement elle était très fière de l’œuvre réalisée dans son institution. Et elle prit la peine de me déclarer que la vie qu’elle menait — oui, en cette ville de misère, sous la menace de la famine proche ! — l’intéressait davantage, était plus satisfaisante pour elle à tous égards que son ancienne existence.

Je ne puis ici m’étendre davantage sur l’effort national d’enseignement et d’éducation, tel qu’il nous a été donné d’en observer le fonctionnement en Russie.

À peine trouverai-je la place de dire quelques mots de la Maison de repos pour travailleurs de Kamenni Ostrof.

C’est une institution qui m’a donné à la fois l’impression d’être quelque chose de très bien et de quelque peu absurde.

C’est dans cette Maison de repos qu’on envoie les travailleurs passer tour à tour deux ou trois semaines, afin qu’ils puissent faire connaissance avec la vie d’aisance et de raffinement et y prendre un certain goût.

L’établissement occupe une très belle maison de campagne, avec de superbes jardins, une orangerie et des communs.

Les repas y sont servis sur des tables couvertes de blanches nappes, parsemées de fleurs, etc., etc.

Tout l’effort du travailleur doit tendre à s’adapter à cet élégant milieu : cela fait partie de son éducation civique.

Il lui arrive de s’oublier, et, après s’être récuré la gorge à grand bruit, suivant la bonne vieille méthode des paysans-ouvriers de là-bas, d’expectorer sans discrétion n’importe où. On m’affirme qu’en ce cas, un garçon bien stylé vient tout aussitôt tracer à la craie, sur le tapis ou le parquet, un cercle autour de la souillure et oblige le délinquant à nettoyer la place.

L’avenue qui conduit à ce singulier établissement est décorée dans le style futuriste.

À la porte d’entrée, se dresse une imposante statue de travailleur s’appuyant sur son marteau. Cette statue a été faite en gypse, qu’on a prélevé sur les réserves des services de chirurgie des hôpitaux de Petrograd.

Peut-être, à tout prendre, cette idée de civiliser rapidement les travailleurs en les plongeant brusquement dans un bain de beauté et de bien-être n’est-elle pas, en soi, si ridicule…

J’avoue que je trouve parfois assez difficile d’apprécier avec certitude la portée des méthodes, des procédés, du travail général des bolchevistes.

Voici, par exemple, tous ces efforts créateurs, toutes ces institutions originales dans le domaine de l’éducation. Certaines de ces tentatives me semblent admirables, d’autres ridicules. Du moins, et sans conteste, constituent-elles du travail honnête et propre. Ces œuvres sont bonnes à voir comme des oasis dans l’immensité des décombres et de la misère.

Dans le bouillonnement d’un monde qui se liquéfie peut-être pour se resolidifier en d’autres formes, qui peut dire exactement ce que ces tentatives créatrices peuvent représenter de force, quelles possibilités elles recèlent ?

Qui peut dire quels encouragements, quels perfectionnements recevraient ces premiers efforts, quelles forces prendraient ces essais tâtonnants, si la Russie pouvait obtenir quelque répit de la guerre civile et de la guerre étrangère, de la famine et de la misère ?

C’est de cette Russie recréée, de cette Russie fabuleuse qui peut être la Russie de demain, que j’avais hâte de m’entretenir lorsque je me rendis au Kremlin, pour y converser avec Lénine.

Cette conversation, je la relaterai dans mon prochain article.