La Sève immortelle/XIX

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Bibliothèque de l’Action française (p. 204-212).

XIX


Le lendemain, de bonne heure, Le Gardeur de Tilly tint sa promesse. Pour adoucir à sa mère un coup qu’il savait terrible, il fit valoir les grands avantages de ce mariage et appuya sur le bonheur que l’amour porte avec lui.

Madame de Tilly, encore au lit, l’écouta sans trouver la force d’une parole, d’un mouvement ; mais sa pâleur, le froid qui l’envahit furent ses seuls signes d’émotion.

Inquiet, Le Gardeur courut chercher Guillemette. Une gêne obscure l’empêcha de lui parler du mariage de Jean. Il lui dit seulement que son frère voulait passer en France, que sa mère à qui il venait de l’apprendre en était restée saisie, et avait besoin d’elle. Guillemette vit parfaitement qu’il ne disait pas tout, mais elle ne fit aucune question ; la seule annonce du départ lui était si amère, si douloureuse.

Cependant, Jean allait et venait dans le jardin, attendant avec angoisse que sa mère le fit appeler. Ce fut le major de Muy qui vint l’en avertir. Lui approuvait entièrement son mariage et son départ.

— Il est dur de faire souffrir sa mère, lui dit Jean, se dirigeant vers la maison.

— Oui, mais sans cela, vous seriez trop heureux, trop favorisé, mon cher.

— Se séparer !… tout quitter !…

— Comprenez-le bien, vous êtes un privilégié de partir dans de telles conditions. Ça semble trop beau pour la réalité. Votre mère veut votre bonheur et ce mariage lui en est une garantie. C’est dire qu’elle a bien des sujets de se consoler. D’ailleurs, que deviendriez-vous ici ?… À quoi bon s’illusionner ? Ce qui est mort est mort. Votre mère et Le Gardeur ne veulent pas l’admettre. Ils parlent d’avenir, de survie. Dites-moi, avez-vous jamais rêvé que vous poursuiviez des ombres dans la nuit ? Moi, j’ai fait ce rêve et, quand je les écoute, malgré moi j’y songe. Ma fille partage toutes leurs idées. J’ai beau lui parler raison, je n’obtiens rien : elle reste inébranlable. Elle va sacrifier à une chimère la richesse, le bonheur d’être aimée, toutes les joies de la vie.


Madame de Tilly, coiffée, habillée, était couchée, très calme en apparence. Jean, fort ému, s’agenouilla à côté de son lit et lui dit tendrement :

— Mère, je souffre de vous causer une peine si cruelle.

— Mon fils, lui dit-elle, ne parlons pas de moi. Ma vie s’achève… Je m’en irai bientôt. Il s’agit de vous, de tout votre avenir. Je ne puis refuser mon consentement à votre mariage, à votre départ.

— Merci, merci, murmura-t-il, lui baisant les mains. Dites-moi que vous me pardonnez…

— Pauvre enfant, l’amour vous entraîne… Je vous veux heureux… Dieu le sait, pour vous épargner une douleur, je donnerais avec joie les jours qui me restent. Mais les sentiments personnels ne doivent pas compter, quand il s’agit de la patrie, de la vie nationale. J’ai demandé à votre père de m’aider, de me donner la force de vous dire ce qu’il vous dirait, si vous pouviez l’entendre.

Il y eut un long silence pénible, puis, avec la calme énergie qui lui donnait une singulière emprise, elle continua :

— Votre pays a sur vous des droits imprescriptibles. Y avez-vous bien réfléchi, mon fils ?

— Oui, mère, et cette pensée m’a troublé, murmura Jean.

— Mais, cette pensée ne vous a pas arrêté… vous voulez partir !… Sous la terre canadienne pourtant, il y a cinq générations de Tilly. Québec n’était qu’un petit poste perdu dans la forêt sans bornes, quand votre ancêtre, Jean de Tilly, vint s’y établir… Enfant, je me souviens que vous m’interrogiez sur lui. Sa pauvre maison, avec les étoiles au-dessus, la forêt tout autour, parlait à votre imagination. C’était vraiment singulier comme vous vous intéressiez aux pionniers de la Nouvelle-France. Je voyais que de magnifiques images passaient dans votre petite tête…

Jean les revoyait ces images. Ces robustes cœurs en cendres, il les sentait vibrer en lui. Il avait si bien cru que les pas de Champlain avaient laissé sur la terre canadienne une empreinte que rien n’effacerait jamais.

— C’étaient des hommes, dit-il douloureusement. Pourquoi faut-il que leur œuvre soit à bas ?

— Tout est-il fini ?… Faut-il renoncer à l’espoir que, malgré tout, la race française vivra chez nous ?… Notre grande Marie de l’Incarnation disait : « Le Canada est un pays spécialement gardé par la Providence. » Je le crois, j’ai foi en nos destinées…

Mais, si ceux qui devraient maintenir la religion catholique, les traditions, la langue, s’en vont, il est sûr que le pays sera bientôt anglais… Avez-vous réfléchi à votre responsabilité vis-à-vis de ceux qui vont rester… qui ont tant besoin d’exemples et d’encouragements ? Votre départ, croyez-moi, aura un mauvais effet.

— Ah ! mère, je le crains, dit Jean, se serrant contre elle, comme lorsqu’il était petit ; mais, c’est bien ma race que je vais servir là-bas… Et Thérèse… elle est si délicieuse : elle m’aime tant ! Elle aurait voulu faire tous les sacrifices, ne pas m’en demander un seul. Elle veut que je vous dise qu’elle vous aurait été la plus tendre, la plus dévouée des filles, mais jamais, ses parents ne consentiront à la laisser ici. Il faut donc que je parte… Je ne puis pas lui déchirer le cœur…

— S’il vous fallait marcher au combat… à la mort… vous laisseriez-vous arrêter par la pensée de sa douleur, de tout ce qu’elle souffrirait ?… Ni son amour, ni son désespoir, ne vous retiendrait. Vous partiriez !… Aujourd’hui, la guerre est finie. C’est à l’obscur, à l’incessant combat contre les misérables difficultés de l’existence qu’il faut tout sacrifier… La survivance de notre race est à ce prix.

Son fils la regardait avec une expression de détresse qui lui transperçait le cœur. Elle poursuivit :

— Je vous l’ai dit, je ne m’oppose pas à votre mariage, à votre départ. Ma bénédiction et ma prière vous suivront partout. Mais, si ma tendresse ne me trompe pas, vous avez l’âme grande, mon fils. Rien ne vous fera oublier votre patrie… la pauvre terre natale… qui a bu votre sang… vous souffrirez de ne l’avoir plus sous les pieds… l’avoir abandonnée vous sera un remords. Je comprends, je ressens profondément votre douleur, mon cher enfant ; mais, toute chose dure et terrible à nos cœurs n’est que le secret de la bonté de Dieu… Je vous en conjure, avant de vous décider à partir, examinez bien ce qu’exige le devoir… ce que commande l’honneur…

Le front appuyé sur ses mains, Jean l’avait écoutée dans un silence farouche. Pendant quelques minutes, il resta immobile, puis il se leva. Ses yeux, restés secs et brillants, se creusèrent soudain, et lentement, il dit :

— Vous dites vrai, ma mère, le devoir est ici… Je n’ai pas le droit d’être heureux… je ne partirai pas ! ! !

Sous son bras gauche, des filets rouges apparaissaient sur ses vêtements. Madame de Tilly eut un geste d’effroi : un cri d’angoisse lui échappa.

Jean plongea la main dans son sein et la retira toute sanglante :

— Ma blessure au côté s’est rouverte, dit-il, et il défaillit.