La Sœur de Gribouille/VII

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Hachette (p. 95-109).



VII

vaisselle brisée


Quand Rose fut de retour, Mme Delmis la fit venir, lui fit part de ce qu’elle avait appris, la prévint qu’elle ne la garderait pas à son service et qu’elle allait chercher une nouvelle bonne. Mlle Rose fit semblant de pleurer, protesta de son innocence et fit mine de vouloir s’évanouir. M. Delmis, qui entrait au même moment, saisit une cruche pleine et versa toute l’eau sur Mlle Rose, qui revint promptement à elle et lança à son maître un regard plein de vie et de colère.

monsieur delmis, avec un rire moqueur.

Je vous engage, Rose, à vous souvenir de cet excellent procédé pour faire revenir les gens évanouis : de l’eau jusqu’à ce qu’on soit tout à fait bien.

Mlle Rose n’osa pas répondre ; elle sortit précipitamment. Quand elle fut dans sa cuisine, elle pleura de rage et, dans sa colère, elle versa du sucre dans les plats salés, du sel et du poivre dans les crèmes et les pâtisseries ; le reste du dîner fut assaisonné de la même façon, de sorte qu’il ne fut pas mangeable.

Mme Delmis s’écria que Rose voulait les empoisonner. M. Delmis alla à la cuisine et fit à Rose des reproches auxquels celle-ci répondit avec humeur. M. Delmis se fâcha ; Mlle Rose s’emporta. M. Delmis la menaça de la faire partir sur-le-champ ; Mlle Rose répondit qu’elle s’en souciait comme d’une bulle d’air ; qu’elle ne tenait pas à la maison ; qu’elle n’aurait pas de peine à trouver mieux, etc.

m. delmis.

Faites vos paquets, insolente : vous partirez dès demain.

rose.

Avec plaisir et sans regret ; j’en dirai de belles de votre maison.

monsieur delmis.

Votre méchante langue dira ce qu’elle voudra quand vous ne serez plus chez moi : jusque-là taisez-vous !

rose.

Plus souvent que je me tairai. Je suis libre de ma langue, moi, et personne n’a le droit de m’empêcher de m’en servir.

Rose se trouvait dans le lavoir pendant cette scène. Pour couper court à ses impertinences, M. Delmis tira la porte et l’enferma à double tour ; n’écoutant ni ses cris ni ses menaces, il retira la clef, la mit dans sa poche et remonta dans la salle à manger, où Mme Delmis et les enfants achevaient leur dîner avec du fromage, du beurre, des radis, des fruits, qui avaient échappé à la fureur de Rose.

madame delmis.

Eh bien, comment excuse-t-elle son détestable dîner ?

monsieur delmis.

L’excuser ! Ah oui ! elle m’a dit cinquante sottises. Je l’ai mise à la porte : elle a redoublé ses injures et ses menaces. Enfin, je l’ai enfermée dans le lavoir, et je vais l’y laisser jusqu’au soir, pour rafraîchir son sang échauffé par la colère.

À peine M. Delmis finissait-il de parler qu’on entendit un grand bruit dans la cuisine, qui se trouvait au-dessous de la salle à manger.

« Qu’est-ce donc ? s’écria M. Délmis. Encore ! et encore !… Mais qu’arrive-t-il donc ? on dirait que c’est de la vaisselle qu’on brise.

madame delmis.

Grand Dieu ! le lavoir était plein de vaisselle ! Monsieur Delmis, qu’avez-vous fait ? C’est Rose qui brise tout.

monsieur delmis.

J’ai enfermé le loup dans la bergerie ; je vais vite arrêter les dégâts.

madame delmis.

Arrêter ! quand tout est brisé. Mes belles tasses de porcelaine à fleurs qui étaient au lavoir ! Ah ! monsieur Delmis, pourquoi avoir enfermé là dedans cette méchante fille ?

monsieur delmis.

Est-ce que je savais, moi ?… Allons ! encore quelque chose de cassé ; j’y cours. »

Et M. Delmis, suivi de Mme Delmis, que suivaient les enfants, courut au lavoir et ouvrit la porte. Un spectacle déplorable s’offrit à leurs regards : assiettes, tasses, plats, soupières, etc., tout était à terre, brisé en mille morceaux. Mlle Rose, armée d’un sabot, achevait le peu d’objets que sa fureur avait épargnés ; l’œil étincelant, le visage en feu, les cheveux en désordre, les bras nus, elle ressemblait à une furie. Quand elle vit la porte ouverte, elle se précipita pour se frayer un passage.

« Vous allez goûter de la prison ! » s’écria M. Delmis, qui voulut l’arrêter en la saisissant par ses jupes ; mais, d’un coup de sabot, elle lui fit lâcher prise et se sauva, laissant Mme Delmis et les enfants saisis de frayeur.

« Quelle furie ! s’écria M. Dolmis. Je ne peux pas laisser impunie une semblable conduite. En qualité de maire, je pourrais la faire poursuivre et mettre en prison. »

M. Delmis remonta chez lui pendant que sa femme et ses enfants constataient les dégâts et cherchaient vainement de la vaisselle échappée à sa colère : rien n’avait été oublié ; tout était brisé.


« Quelle furie ! » s’écria M. Delmis.

« Qu’allons-nous faire, maman ? dit Émilie : nous n’avons plus personne pour nous servir.

madame delmis.

Je n’y ai pas encore songé, ma petite ; nous en causerons quand ton père sera revenu.

Émilie.

En attendant, si vous voulez, maman, Georges et moi, nous ferons l’ouvrage de la maison.

madame delmis.

Impossible, mes chers enfants. Comment iriez-vous au marché ? comment ferez-vous la cuisine ? Et puis tout le service de table, de l’appartement, vous ne le pourriez pas !

Émilie.

Eh bien, maman, si nous demandions à Caroline de venir nous aider ?

madame delmis.

Tiens ! c’est une bonne idée que tu as là ; nous irons lui en parler dès que ton père sera de retour au salon.

georges.

Voulez-vous que j’aille voir s’il y est, maman ?

madame delmis.

Oui, mon ami ! viens me le dire tout de suite. »

Georges se précipita vers l’escalier et trouva son père qui revenait. Mme Delmis, allant à lui, proposa de sortir pour aller demander à Caroline de leur venir en aide jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé une bonne.

« Très volontiers, dit M. Delmis ; je crois que vous avez là une excellente pensée, qu’on pourrait même rendre encore meilleure.

madame delmis.

Comment cela ?

monsieur delmis.

En proposant à Caroline d’entrer tout à fait à notre service.

madame delmis.

C’est vrai ! Mais que fera-t-elle de Gribouille ?

monsieur delmis.

Elle le mettra dans quelque maison ou établissement de charité ; il est évident que Gribouille ne peut entrer au service de personne. »

Mme Delmis prit son chapeau et une ombrelle, et on alla chez Caroline. M. Delmis fit part à sa femme des réflexions qu’il avait faites au sujet de l’arrestation de Mlle Rose, qui n’aurait pu échapper à la prison qu’elle avait méritée.

« Cette femme verrait tout son avenir perdu, dit-il : j’ai préféré lui en laisser la peur sans exécuter ma menace. »

Caroline fut très surprise de voir M. et Mme Delmis. Gribouille leur offrit des chaises, Mme Delmis expliqua à Caroline le but de leur visite.

« Je remercie bien madame de la confiance dont elle m’honore, répondit Caroline avec simplicité, et je regrette beaucoup, oui, beaucoup, de ne pouvoir accepter l’offre si obligeante de madame.

madame delmis.

Pourquoi pas, Caroline ? Je vous offre plus de gages que ce que vous gagneriez dans toute votre année par le travail le plus obstiné.

caroline.

Je ne puis abandonner mon frère, madame ; que deviendrait-il sans moi ?

— Ne vous inquiétez pas de votre frère, Caroline, dit M. Delmis : je me charge de le faire recevoir dans quelque établissement de charité où il sera très bien. »

Caroline se retourna vers Gribouille ; il la regardait avec tristesse et affection. Elle répondit en secouant la tête :

« Jamais, monsieur ; jamais je n’abandonnerai Gribouille ; je l’ai promis à ma mère : mon frère ne me quittera jamais.

madame delmis.

Ce n’est pas raisonnable, Caroline ; votre existence serait bien plus heureuse et plus assurée chez moi ; vos gages dépasseront ce que vous gagneriez en restant chez vous ; si vous êtes malade, vous serez soignée et payée tout de même : tandis qu’une maladie vous mettrait dans la misère ainsi que Gribouille.

caroline.

Il y a du vrai dans ce que dit madame : mais je ne peux pas manquer à la promesse faite à ma mère, ni oublier que, loin de moi, mon pauvre frère serait malheureux.

gribouille, joignant les mains et les yeux pleins de larmes.

Caroline, Caroline, ne t’en va pas ; oh ! ne t’en va pas ! Si je ne te voyais pas, je mourrais comme maman.

caroline.

Non, mon frère, non, je ne m’en irai pas ; jamais ! à moins que le bon Dieu ne me sépare de toi par la mort.

gribouille.

Alors ce serait différent ! je saurais que tu es heureuse, que le bon Dieu veut t’avoir, et alors je tâcherais de mourir aussi bien vite pour te rejoindre.

— Écoutez, Caroline, reprit M. Delmis, ému du dévouement de la sœur et de l’affection du frère, écoutez ; il y a moyen de tout arranger : entrez chez moi avec Gribouille. Tous les obstacles tombent par cet arrangement.

caroline.

Avec Gribouille ! Oh ! monsieur, c’est trop bon, trop généreux, en vérité… Je n’ose pas accepter. Je craindrais… Monsieur oublie peut-être…

monsieur delmis, souriant.

Non, je n’oublie rien, Caroline, mais je pense que Gribouille nous sera très utile pour bien des choses : le service de table, frotter les appartements, aider au jardin, faire des commissions… Oh ! soyez tranquille ; je vois bien ce que vous craignez. Je lui expliquerai si bien mes commissions, qu’il ne pourra pas s’y tromper.

gribouille.

C’est-y possible ! Je logerais chez vous ? je mangerais chez vous ? je travaillerais pour vous ? je ne quitterais pas ma sœur, ma bonne Caroline ?

monsieur delmis.

Oui, mon garçon, je vous propose tout cela à vous deux. Acceptez-vous ?

gribouille.

Oh ! moi d’abord, j’accepte. Accepte, Caroline, accepte donc. Dépêche-toi ; monsieur n’a qu’à changer d’idée.

monsieur delmis, riant.

Non, non, Gribouille ; je ne change pas une idée quand elle est bonne. Je ne change que les mauvaises.

gribouille.

C’est bien ! très bien ! Je puis dire que j’approuve monsieur : je l’engage bien à continuer. Certainement monsieur aura toute mon estime et celle de ma sœur ; n’est-ce pas, Caroline ?

caroline.

Pardon, monsieur, si j’ai l’air d’hésiter ; je suis si reconnaissante de l’offre si généreuse de monsieur et de madame, que je ne sais comment m’exprimer. Ce sera un véritable bonheur pour moi de pouvoir reconnaître par mon zèle, par mon dévouement, toutes les bontés de monsieur et de madame.

madame delmis.

Vous acceptez donc, Caroline ?

caroline.

Madame peut-elle douter que j’accepte, et avec quelle reconnaissance, quel bonheur !

monsieur delmis.

Alors, ma bonne Caroline, il faut que vous entriez tout de suite, car Rose est partie.

caroline.

Elle a quitté madame ?

monsieur delmis.

C’est-à-dire que c’est moi qui l’ai chassée, pour des injures grossières qu’elle m’a adressées. »

Caroline réprima sa surprise et son indignation, de crainte d’irriter davantage contre Rose ; elle demanda la permission de n’entrer que le lendemain, pour tout ranger et mettre en ordre dans sa maison et pour rendre à quelques personnes du linge et des robes qu’on lui avait donnés à faire. M. et Mme Delmis y consentirent, prirent congé de Caroline en lui recommandant de venir le lendemain de bonne heure pour le déjeuner, et la laissèrent avec Gribouille.

À peine M. et Mme Delmis eurent-ils fermé la porte, que Gribouille commença à témoigner sa joie par des sauts et des gambades qui firent sourire Caroline.

« Quel bonheur ! criait-il. Les braves gens !… En voilà des gens respectables !… Le bon maître que fera M. Delmis !… Et comme nous les servirons bien et comme je les aiderai et comme j’amuserai les enfants ! Je jouerai à tous les jeux, au cheval, à l’âne, au mouton, à tout ce qu’ils voudront !… Et je serai toujours avec toi ! Je ne te quitterai jamais ! Oh ! Caroline, Caroline, quel bonheur ! »

Caroline, plus calme, partageait le bonheur de son frère ; elle s’effrayait bien un peu de ce qu’elle aurait à faire et de ce qu’elle craignait de mal faire ; ainsi de la cuisine ; pour leur petit ménage elle d’en tirait bien, mais réussirait-elle pour une table mieux servie et plus recherchée ? « J’aurais dû le dire, pensait-elle ; ils me croient peut-être plus habile cuisinière que je ne le suis. Je ferai de mon mieux certainement, mais je ne suis pas savante ; je ne sais faire aucun plat fin. Je le leur dirai demain ; je serais désolée de les tromper.

— À quoi penses-tu, Caroline ? dit Gribouille. Pourquoi ne parles-tu pas ? Tu n’es donc pas contente ?

— Très contente, répondit Caroline avec distraction et en arrêtant les yeux sur le lit de sa mère.

gribouille.

Comme tu dis cela !… Tiens, tu vas pleurer,… tes yeux sont pleins de larmes ! reprit Gribouille en se rapprochant d’elle d’un saut et en la regardant avec inquiétude.

caroline.

Non, je ne pleurerai pas,… seulement je regardais le lit de maman, et je pensais… que…

gribouille.

Qu’elle est bien contente de nous voir entrer chez Mme Delmis, n’est-ce pas ?

caroline.

Que… que je quitterai la maison où elle a vécu, où elle nous a aimés, où elle a cessé de vivre, s’écria Caroline ne pouvant plus contenir ses larmes.

gribouille.

Qu’est-ce que ça fait, la maison, puisqu’elle est avec le bon Dieu, dans ciel ? M. le curé l’a dit ; il te l’a dit ; tu ne veux donc pas le croire ?

caroline.

Si fait, je le crois, mais j’aime à penser à elle.

gribouille.

Et, quand tu penses à elle, tu pleures ? Ce n’est pas gentil, ça ; ce n’est pas aimable pour elle ; c’est comme si tu lui disais : « Ma chère maman, je sais que vous êtes bien heureuse, et j’en ai bien du regret ; je sais que vous ne souffrez plus, j’en suis bien fâchée. Je voudrais que vous soyez encore ici à beaucoup souffrir, à ne pas dormir, à gémir, à pleurer, comme vous faisiez, pour que j’aie le plaisir de vous regarder souffrir, de vous soigner sans vous guérir, et de laisser Gribouille s’ennuyer tout seul pendant que je vous servirais. » Voilà ce que tu veux donc ?

caroline.

Comme tu arranges cela, Gribouille ? dit Caroline en souriant à travers ses larmes. Mais je tâcherai de ne plus pleurer, et pour cela nous allons nous dépêcher de tout serrer, tout ranger, et de faire un paquet des effets et du linge dont nous aurons besoin chez nos nouveaux maîtres. Puis nous irons reporter l’ouvrage que ces dames m’avaient donné à faire, et nous reviendrons dormir une dernière fois chez nous, dans notre maison. »

De crainte de se laisser encore dominer par une émotion qu’elle avait promis de surmonter, elle se mit immédiatement à l’œuvre avec Gribouille, qui l’aidait avec une activité et une intelligence dont elle ne l’aurait pas cru capable ; ils passèrent plus de deux heures à nettoyer, à ranger les meubles, à serrer dans les armoires les effets et les objets qui ne pouvaient plus servir dans leur nouvelle position. Gribouille voulait tout emporter, livres, papiers, vieux vêtements, vaisselle ; mais Caroline se borna à faire un paquet du linge et des vêtements habituels ; elle y ajouta la montre de sa mère, le crucifix qui avait reçu son dernier soupir et une statuette de la sainte Vierge ; Gribouille mit son catéchisme dans sa poche.

« Je l’emporte, dit-il, pour en apprendre chaque jour une page ; je ne le comprends pas, mais ça ne fait rien : je saurai tout de même. »