La Sœur de Gribouille/XVI

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Hachette (p. 223-231).



XVI

la découverte


Tout en réfléchissant et en discourant, Gribouille acheva de mettre le couvert ; au moment où il finissait, Mme Delmis entra avec ses enfants, appela son mari ; ils se mirent à table, et Gribouille alla chercher un gigot de mouton et une salade que Caroline avait apprêtés.

Le dîner commença silencieusement ; on avait faim et on ne songeait qu’à se servir et à manger ; M. Delmis était sombre, contrairement à son habitude. Il regrettait Jacquot, il était fatigué des sottises répétées de Gribouille, il ne savait comment s’en débarrasser sans perdre Caroline, dont il aimait et appréciait le service ; Mme Delmis était taciturne parce qu’une robe nouvelle, sur laquelle elle avait compté pour faire quelques visites, n’était pas terminée. Les enfants n’osaient parler, l’air sérieux de leurs parents les intimidait. Gribouille, préoccupé de la découverte probable et prochaine de la mort du perroquet, faisait mille gaucheries.

« Donne-moi du vin, Gribouille, dit Émilie.

— Voici, mademoiselle, répond Gribouille en versant du vin dans le verre.

émilie.

Assez, assez. Regarde ce que tu as fait ; tu as presque rempli mon verre.

gribouille.

Ça ne fait rien ; mademoiselle va voir. »

Gribouille prend le verre, renverse le vin dans la bouteille et en répand sur la tête et le cou d’Émilie.

émilie.

Aïe ! aïe ! j’en ai plein ma tête et ma robe ! C’est ennuyeux ! Que tu es maladroit !

gribouille.

Excusez, mademoiselle ; je n’y ai pas mis de malice. Si mademoiselle ne s’était pas plainte d’avoir trop de vin, je n’en aurais pas remis dans la bouteille, et la robe de mademoiselle ne serait pas tachée !

émilie.

Mais puisque tu m’avais donné trop de vin.

gribouille.

Je ne dis pas non. Je prie mademoiselle d’observer que je dis seulement la chose, sans me permettre d’accuser mademoiselle ; je sais que je ne suis pas en position de rejeter la faute sur les maîtres, et que je dois tout supporter et me taire.

monsieur delmis.

Alors tu aurais mieux fait de te taire pour commencer ; mon pauvre garçon, car tu n’as pas le sens commun.

gribouille.

Cela plaît à dire à monsieur ; tout le monde n’est pas de l’avis de monsieur. Caroline ne dit pas comme monsieur.

georges.

Si Jacquot t’entendait, il te dirait quelque injure.

gribouille.

Jacquot ! Ah ! mon Dieu ! Monsieur Georges sait donc… ?

georges.

Quoi ? Qu’est-ce que je sais ?… Quel drôle d’air tu as… Maman, regardez donc la mine effarée de Gribouille.

Mme Delmis leva les yeux et s’étonna à son tour de l’anxiété empreinte sur la figure de Gribouille. M. Delmis leva les épaules avec impatience. Émilie, cherchant la cause de l’immobilité de Gribouille, aperçut le perroquet par terre près du buffet.

émilie.

Tiens, voilà Jacquot qui va nous expliquer ce qui prend à Gribouille. Jacquot, Jacquot !… Qu’a-t-il donc ? Il ne bouge pas… Jacquot, parle, dis-nous ce que t’a fait Gribouille.

Le silence de Jacquot attira l’attention de Mme Delmis ; elle se leva de table, marcha vers le perroquet, voulut le prendre, et poussa un cri en le laissant tomber.

« Il est mort ! Jacquot, mon pauvre Jacquot ! Il est pris dans la souricière !… étranglé !… mort depuis quelque temps ; il est tout froid.

— Jacquot ! s’écrièrent les enfants en courant à leur mère, Jacquot ! Qui est-ce qui l’a tué ? qui l’a étranglé ? »

En disant ces derniers mots, Georges se retourna vers Gribouille, qui, pour cacher son embarras, changeait les assiettes de place, essuyait les tasses, coupait du pain, etc.

madame delmis, avec sévérité.

Gribouille, comment Jacquot s’est-il étranglé ?

gribouille.

Comment madame veut-elle que je le sache ? Madame n’ignore pas que Jacquot n’était pas mon ami, comme monsieur ; qu’il ne me confiait pas ses secrets, et qu’il ne m’a pas raconté comme quoi sa gourmandise lui ferait passer la tête dans la souricière pour voler les noix des souris… Pauvres petites bêtes !… elles ne sont pas gorgées de friandises comme ce méchant Jacquot.

madame delmis.

Mais tu savais que Jacquot était étranglé ?

gribouille.

Comment madame veut-elle que je l’aie su ? Que madame demande à monsieur ! Il lui dira bien que nous n’étions pas dans les confidences de M. Jacquot.

— Mon mari ! dit Mme Delmis en retournant vers lui et l’examinant à son tour. Quel air singulier vous avez, mon ami !… Vous aimiez beaucoup notre pauvre Jacquot, et pourtant vous n’avez pas l’air surpris ni peiné de sa mort. On dirait que vous la saviez déjà.

monsieur delmis, avec embarras.

Moi ? par exemple ! Comment l’aurais-je sue ? Qui est-ce qui me l’aurait dit ?

madame delmis.

Tout ceci est bizarre… Jacquot, qui était si fin, n’aurait pas été se prendre dans une souricière !… Et puis… la mine effarée de cet imbécile de Gribouille,… son embarras !… et le vôtre ! car vous avez l’air d’un écolier pris en faute… Je crois que j’y suis… Est-ce que… Gribouille…?

— Monsieur, monsieur, protégez-moi ! vous avez promis de me protéger contre madame, s’écria Gribouille en lâchant une pile d’assiettes, qui se brisèrent en mille pièces, et joignant les mains d’un air de détresse. Monsieur, vous êtes mon ami, mon seul ami.

monsieur delmis.

Va te promener et laisse-moi tranquille ! Moi aussi, je m’ennuie à la fin de toutes tes bêtises, de tes maladresses. Tire-toi d’affaire comme tu pourras. Je ne me mêle plus de réparer tes sottises. »

Et M. Delmis jeta sa serviette, sortit de table et quitta la salle en fermant la porte avec humeur.

gribouille, stupéfait.

Eh bien ! voilà un ami qui est aimable !… Et moi qui comptais sur lui ! Il me laisse tout seul à présent !… C’est lui qui a passé la tête de Jacquot dans le fil de fer ; et puis, il me plante là !… Ah bien !… c’est honnête, ça !

madame delmis.

Qu’est-ce que tu dis, que mon mari a étranglé Jacquot ?

gribouille.

Moi, je n’ai pas dit ça : je ne suis pas un menteur, un calomniateur comme Jacquot !

madame delmis.

Mais qu’est-il arrivé ? Voyons, dis, raconte !… Parle donc, imbécile !

gribouille, avec dignité.

Je ne dirai rien… Je ne dis rien quand on m’injurie… Monsieur sait tout. Il est mon maître !… Il était mon ami… Je lui ai tout dit.

Mme Delmis et les enfants eurent beau le questionner, le supplier, le menacer, ils ne purent lui arracher une parole. Sa seule phrase fut celle-ci, en ramassant les morceaux des assiettes cassées :

« Il faut jeter ces débris, pour qu’on ne dise pas encore que c’est moi qui les ai cassées. »

Gribouille quitta la salle à manger avec calme ; il descendit à la cuisine, où il trouva Caroline, qui travaillait avec ardeur à la robe de Mme Delmis ; il se plaça devant sa sœur, debout, les bras croisés.

« Caroline ! » dit-il. Caroline leva la tête et parut surprise de l’air solennel de Gribouille. « Caroline, reprit-il, je n’ai plus d’ami.

caroline.

Plus d’ami ? quel ami avais-tu ?

gribouille.

Monsieur,… il était mon ami ; il ne l’est plus.

caroline.

Pourquoi ne l’est-il plus ! Comment le sais-tu ?

gribouille.

Je le sais, parce qu’il m’a abandonné ! Il ne l’est plus, parce qu’il a peur de sa femme, et qu’il n’a pas osé se mettre en contradiction avec elle. C’est un faux ami que celui qui abandonne son ami dans le danger… Je n’ai plus d’ami…

caroline.

Explique-moi, Gribouille, pourquoi monsieur t’a abandonné, et à propos de quoi il t’a abandonné. Je ne sais seulement de quelle chose tu veux parler. »

Gribouille raconta longuement et fidèlement à sa sœur ce qui lui était arrivé ; il ne lui cacha rien, pas même la dernière pile d’assiettes cassées. Caroline fut consternée. Elle comprit que Mme Delmis ne passerait pas par-dessus cette dernière faute de Gribouille, et que sous peu de jours elle se trouverait sans place et obligée de reprendre son état de couturière. Elle comprit que la patience de M. Delmis était épuisée et qu’il retirait au pauvre Gribouille la protection qu’il lui avait si généreusement accordée jusqu’ici. Elle ne répondit pas aux réflexions de Gribouille sur la scélératesse de Jacquot, la faiblesse de M. Delmis, la sévérité de madame ; elle attendit patiemment son sort, se remettant de tout entre les mains de Dieu, et ne perdant pas courage devant une si puissante protection.

« Caroline ! cria une voix aigre.

— C’est madame ! dit Gribouille. Que va-t-elle te dire ? Ne te laisse pas renvoyer ! Si elle veut, refuse ferme et net, entends-tu ?

— Je ferai pour le mieux, avec l’aide du bon Dieu, répondit Caroline avec calme. Attends-moi ici, mon frère ; ne monte pas sans moi.

— Sois tranquille, je ne bougerai pas d’ici. Plus souvent que je monte, pour me faire gronder par madame, houspiller par les enfants, et abandonner par monsieur. Je t’attends, va. »

Caroline se rendit à l’appel de sa maîtresse.

« Caroline, dit cette dernière d’un ton sec, il faut choisir entre Gribouille et moi. Mon mari vient de me raconter la dernière sotte méchanceté de votre frère : il m’est impossible de le supporter plus longtemps. Si vous voulez rester chez moi, je le placerai dans une maison d’aliénés ou dans un dépôt de mendicité ; vous en serez débarrassée pour la vie. J’augmenterai vos gages, je vous donnerai…

— Madame me donnerait toute sa fortune, répondit Caroline avec une émotion contenue, que je n’abandonnerais pas mon pauvre frère et que je ne violerais pas la parole que j’ai donnée à ma mère mourante. En entrant chez madame, je l’ai prévenue que je ne pouvais y entrer et y rester qu’avec mon frère ; madame a bien voulu supporter ses naïevetés…

madame delmis.

Vous appelez naïvetés ses insolences sans cesse renouvelées ! Combien de fois ne m’a-t-il pas répété que j’étais vieille, que mes robes étaient trop jeunes pour une femme de mon âge, et mille autres sottises que j’ai pardonnées par égard pour vous ! Votre service me plaît et m’est très agréable ; je désire que vous le continuiez, mais sans votre frère.

caroline.

J’ai eu l’honneur de dire à madame que c’était impossible. Quand madame veut-elle que nous partions ?

madame delmis.

Le plus tôt possible, à cause de votre frère, dès que j’aurai trouvé quelqu’un pour vous remplacer… S’il me vient une visite, dites que je n’y suis pas. »