La Saga de Fridthjof le Fort/Les rimur

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Anonyme
Traduction par Félix Wagner.
Charles Peeters (p. 129-138).

LES RÍMUR[1].


L’histoire de Fridthjof et d’Ingibjörg revécut sous la forme poétique au xve siècle. À cette époque la littérature islandaise présente, en effet, ce phénomène remarquable de la reproduction, sous un aspect nouveau, d’un grand nombre des sujets que les légendes et les sagas avaient popularisés dans le Nord. Les scaldes scandinaves, versificateurs ingénieux et infatigables, entreprirent une sorte de répétition ou plutôt de paraphrase des anciens récits populaires et des romans de chevalerie ; ils remirent sur le métier la vieille matière et, en en modifiant profondément la trame et les contours, créèrent, d’après un modèle déterminé, la poésie des rímur. Ce fut le sort que subit entre autres la saga de Fridthjof, et cette particularité nous amène à caractériser en traits rapides l’origine, la nature, la valeur et l’intérêt de ces poésies post-classiques qui virent le jour à partir du xve siècle et jouirent jusqu’au xviiie siècle d’une estime et d’une vogue exceptionnelles.

Ríma (plur. rímur) est le féminin de rím (n.) qui désigne la rime à la fin du vers. Or, l’ancienne poésie islandaise ne connaît guère que l’assonance et l’allitération. Le mot, par sa dérivation même, révèle l’origine étrangère de cette nouvelle création des scaldes : c’est la poésie à rimes finales. Les rímur, en effet, remontent directement aux hymnes latines que l’on chantait, à partir du xiiie siècle, devant un immense auditoire de pèlerins, aux jours consacrés à la mémoire des saints évêques d’Islande. À cette poésie latine du moyen âge les poètes de la nouvelle école empruntèrent le rythme, la structure des strophes, la rime finale et, combinant ces éléments exotiques avec la métrique de la vieille poésie norraine, inventèrent la forme poétique spéciale des rímur. Les premières rímur, composées sur le modèle et conçues dans le ton, l’inspiration, l’esprit religieux des hymnes latines, étaient, comme celles-ci, chantées avec accompagnement de musique. La mélodie se répandit dans le peuple avec la ríma, se développa avec elle et la ríma, appliquée aux thèmes les plus divers, devint, au bout de peu de temps, la chanson pure et simple célébrant, dans des airs d’une étonnante variété, les sujets et les épisodes des anciennes histoires et légendes nationales et étrangères. À ce chant vint bientôt se joindre la danse, et c’est ainsi que, par une série de transformations caractéristiques, l’hymne consacrée à la louange d’un saint dégénéra en chant populaire profane accompagné de musique et de danse. Telle est l’origine des rímur (cf. E. Mogk, op. c.).

La plus ancienne forme de la ríma et la plus simple est le Ferskeytt. Il se compose de strophes trochaïques de quatre vers avec rimes alternantes. Ces vers sont reliés deux à deux par l’allitération ; le premier et le troisième, à rimes masculines, ont chacun sept syllabes ; le deuxième et le quatrième, à rimes féminines, en ont chacun six. Voici un exemple qui permet de constater les rimes, l’allitération, l’assonance et la mesure :

Rída sídan reifir heim
rekkr ok gramr hinn teiti.
Bragnar fagna bádum theim,
bert vard Fridthjófs heili (Fridthjófs rímur, V, 12).

Dans la suite, par la variation du nombre des vers ou des pieds et par de multiples combinaisons de rimes, il s’est développé plusieurs centaines de formes poétiques (rimnahaettir) différentes.

Les plus anciennes poésies de ce genre, comme la Óláfsrima et la Skidarima, forment par elles-mêmes un récit complet. D’autres, plus récentes, constituent les éléments d’un véritable cycle poétique (rimnaflokkr) dont les différentes parties ne sont pas toujours l’œuvre d’un même auteur. Le mètre varie d’une rubrique à l’autre, quelquefois d’une strophe à l’autre. Les divers épisodes se rattachant à un même sujet débutent généralement par un chant d’introduction appelé mansöngr, « chant d’amour » (de man, jeune fille et söngr, chant) dont la longueur varie et qui forme l’élément lyrique et subjectif de la ríma. Dans ce préambule le poète parle de lui-même, d’événements apparemment réels de sa vie ; il cite parfois son nom, émet des jugements et exprime des sentiments personnels. Le thème de prédilection, le motif traditionnel est une plainte mélancolique au sujet de l’amour. Soit que la destinée se montre particulièrement rigoureuse à son égard, soit par suite de son âge avancé, le poète sent qu’il n’est pas aimé ; il en gémit, abandonne les chants d’amour et se résigne à raconter dans ses vers les événements glorieux ou intéressants de l’histoire ou de la légende, exalte les hauts faits d’un héros national ou retrace la biographie d’un personnage illustre. D’autres fois il disserte sur l’amour en général et sur l’aptitude à composer des mansöngvar, ou enfin il y voit une occasion de faire étalage de son érudition en établissant des rapprochements entre l’histoire qu’il se propose de raconter et d’autres productions analogues. Ces notices, qui ne font pas partie intégrante de l’œuvre, ont, sauf la longueur, à peu près toutes même forme et même aspect. Aussi ne faut-il pas prendre au sérieux ces lamentations du poète ; c’est une récrimination systématique, une manière de parler consacrée par la tradition. Le mot mansöngr, en tant que terme technique, prend généralement une signification figurée ; car, au fond, ce n’est qu’une forme de poésie stéréotypée, souvent allégorique, ordinairement dépourvue d’inspiration véritable et uniquement destinée à servir d’introduction à la ríma proprement dite qui, à l’encontre de ces strophes préambulaires, présente un caractère tout objectif et une allure essentiellement épique[2].

Dans la plupart des cas, les rímur ne sont que des transformations, amplifications ou abréviations de sagas, soit historiques soit romantiques, ou de légendes. La plus ancienne en son genre est la Óláfsrima d’Einar Gilsson ; c’est une louange à la mémoire du roi Olaf le Saint, mort en 1030 à la bataille de Stiklastadir. Un certain nombre, comme les Thrymlur, les Lokrur, les Völsungsrímur hins óborna, la Skídaríma (poème satirique dont l’auteur est probablement Sigurdur fóstri Thórdarson, † vers 1440), la burlesque Fjósaríma de Thórd Magnússon (xvie siècle), traitent des sujets que nous connaissons par l’Edda. D’autres, assez rares, empruntent la matière à des Konungasögur ou à des Islendingasögur conservées ou perdues ; telles sont p. ex. les Grettisrímur Ásmundarsonar, les Skáld-Helgarímur, les Óláfsrímur Tryggvasonar de Sigurd blindi (vers 1500), les Óláfsrímur Haraldssonar (fragments), les Faereyingarímur (fragments). Nombreuses sont les rímur basées sur les sagas poétiques et romantiques et reproduisant soit le contenu intégral, soit l’un ou l’autre épisode de la saga. À cette catégorie appartiennent les Fridthjófsrímur, les Bósarímur (vers 1500)[3], les Hálfdanarrímur Eysleinssonar d’Arni Jónsson, les Haraldsrímur Hringsbana (v. Kolbing, op. c. p. 227), les Andrarímur de Sigurd blindi (v. ibid. p. 230), les Rollants rímur de Thórd Magnusson (xvie siècle), les Vilmundarrímur vidutan d’Orm Loptsson (1re moitié du xve siècle), les Mirmansrímur, les Hektorsrimur (œuvres probablement de trois poètes) etc. Quelques-unes, comme les Klerkarímur (v. Kölbing, op. c. p. 229), les Virgilius rímur[4], les Hermódsrímur constituent de purs contes ou légendes, d’après des sources en grande partie inconnues.

Si les auteurs des rímur, en général, ne se distinguent ni par l’abondance ni par l’originalité des idées, par contre ils ont fait preuve d’une productivité étonnante. Un collectionneur a formé, à Reykjavik, un recueil manuscrit comprenant douze forts volumes in-4o en texte serré.

Circulant à l’état de simples copies ou portées par la mélodie populaire, ces poésies ont fait pendant plusieurs siècles la joie des Scandinaves. Si grande a été la vitalité de ce mouvement que de nos jours encore on peut observer dans les pays du Nord plusieurs vestiges de ces chants d’un autre âge.

Jusqu’ici très peu de ces innombrables rímur ont été jugées dignes d’être imprimées. Cette indifférence s’explique. Les auteurs de ces productions, à l’exemple des scaldes des siècles antérieurs, ont abusé des expressions métaphoriques les plus bizarres et les plus inintelligibles, de tournures de phrases d’une déconcertante irrégularité et dans lesquelles souvent le bon sens est rudement malmené. Voulant paraître originaux et surtout incompréhensibles, ils se sont évertués à violenter, à contorsionner la langue, à lui imprimer de ces déformations qui choquent le sentiment esthétique des amis de la véritable poésie, saine, simple et naturelle ; et de cette manière ils sont arrivés à créer des œuvres d’une fadeur et d’une lourdeur de style rebutantes. Encore si le fond rachetait dans une certaine mesure les défauts de la forme. Mais les produits de cette arrière-floraison de la grande époque littéraire d’Islande apparaissent généralement d’une désolante pauvreté d’esprit et d’invention. Ils s’attachent de préférence aux sujets étranges, merveilleux ou invraisemblables et les développent avec une régularité fatigante, une monotonie dépourvue d’émotion et de charme. La vérité des situations, la logique dans l’enchaînement des idées, la caractéristique des faits et des personnages sont reléguées à l’arrière-plan ; ce sont des éléments d’ordre tout secondaire dans des compositions qui, cherchant avant tout à frapper l’oreille et à dérouter la pensée, s’appuient avec une prédilection exagérée sur le rythme de l’allitération, l’harmonie des rimes, la sonorité des phrases boursouflées.

Cependant, si nombre de rímur n’offrent qu’une valeur esthétique et littéraire très médiocre, il serait néanmoins injuste de les dédaigner toutes. Dans celles de l’ancien temps, en effet, il n’est pas rare de trouver une pureté de forme, une richesse d’idées, une originalité d’expression absolument remarquables ; toutes ne sont pas déparées par cette sécheresse et ces artifices de langage qui en rendent si souvent la lecture pénible, si pas impossible. D’autre part, plus d’un mansöngr révèle un souffle poétique élevé et atteste, dans sa structure, la compréhension d’un idéal artistique pur et noble. Aussi les savants commencent-ils à s’en occuper. E. Kölbing semble avoir donné l’éveil en publiant dans ses Beiträge (v. bibliographie) une série d’études brèves mais très mûries sur les rapports de certaines rímur avec leurs sources. Outre quelques rares publications scandinaves nous possédons aujourd’hui les éditions remarquables de L. Larsson (v. bibliogr.), de Wisén (Riddara rímur, efter handskrifterna utgifna. Kjöbhvn 1881), de Pálmi Pálsson (Króka-Refs saga og Króka-Refs rímur, efter handskr. udg. med inledn. Kjöbhvn 1883)[5], d’E. Kölbing (Amikus rímur ok Amilius, dans son éd. de Amis and Amiloun. Altengl. Bibl. II. Heilbronn 1884), de L. O. Jiriczek (Die Bósarímur. Breslau 1894), de Finnur Jónsson (Fernir fornislenskir Rimnaflokkar. Kjöbhvn. 1896). De plus, divers fragments se trouvent disséminés dans des recueils, revues et études parmi lesquelles il faut signaler en première ligne la dissertation de Jón Thorkelsson (v. bibliogr.), les Beiträge de Kölbing, les Prolégomènes de la Sturlunga saga de G. Vigfússon (Oxford 1878).

La valeur littéraire intrinsèque de certaines rímur n’est pas la seule raison qui doive tenter le chercheur. Tout d’abord, elles méritent d’être étudiées, dans leurs particularités métriques et leurs dispositions formelles, comme genre littéraire spécial conservé en Islande, sans modifications appréciables, pendant quatre siècles. Elles ont préservé de l’oubli le contenu de plusieurs sagas dont l’original a disparu[6], ou bien, se basant sur des rédactions perdues, elles offrent un récit plus complet et plus exact que celui que nous possédons en prose[7]. Les copistes des sagas, en effet, n’ont pas toujours puisé aux meilleures sources, et les rímur, qui s’attachent fidèlement, littéralement même, à quelque ancien modèle inconnu, offrent parfois la version poétique d’un texte d’une valeur littéraire, historique ou esthétique supérieure. Les rímur, enfin, ont retenu maints détails qui manquent dans les diverses rédactions de nos sagas[8] ; de ce fait elles servent fréquemment à compléter ou à corriger les informations des sagas, ainsi qu’à établir des rapprochements entre les productions de même catégorie écloses non seulement sur la terre scandinave, mais sur le sol des divers pays d’Europe.

Il nous reste à dire un mot des rímur de Fridthjof, qui nous intéressent spécialement. Sous tous les rapports que nous venons d’indiquer, la publication de Larsson, comme celles des autres Scandinavistes mentionnés, n’a pas été sans profit pour la science islandaise. Le livre des rímur comprend cinq parties formant un ensemble de 511 strophes de quatre vers. Toutes ces strophes n’ont pas la même structure ; elles diffèrent tant soit peu entre elles quant à la rime et au nombre des syllabes. Mais le ton général, tel qu’il a été caractérisé plus haul, se maintient toujours le même, dans sa monotonie un peu froide, à travers tout le récit. Les kenningar y abondent avec leur aspect rebutant et leur obscurité quasi impénétrable. Larsson en a relevé près de quatre cents. Le poète a utilisé 52 expressions différentes pour désigner la poésie ; 48, pour l’or ; 24, pour la mer ; 57, pour la femme ; 108, pour l’homme ; 21, pour le combat ; 9, pour l’épée ; 9, pour la poitrine, le cœur etc. Beaucoup de ces tournures constituent des images réellement poétiques ; mais, en-dehors de celles-là, que de fadaises et d’ineptes assemblages de termes hétérogènes ! Quelques spécimens donneront une idée approximative des perles — véritables ou artificielles — que l’on découvre au fond de ce langage mystérieux : brúdr Aegis, III, 2 (la fiancée d’Egir = la mer) ; Mold orma, IV, 54 (la terre des serpents = l’or) ; Fáfnis bingr, III, 52 (la couche de Fafnir = l’or) ; audar lundr, 111, 63 et IV, 55 (l’arbre de la richesse = Fridthjof) ; frost Thridia, II, 34 (la tempête d’Odin = le combat) ; Ullr Thundar vedra thorna, IV, 4 (le dieu de la lance de la tempête de Thund = le guerrier, Fridthjof) ; Thund skotna skjálda, III, 63 (le dieu des boucliers percés par la lance = le héros, Fridthjof) ; álmr hjálma, V, 59, 57 (l’orme des casques = l’homme) ; jord hlads, IV, 4 (la terre de la coiffure = la femme, Ingibjörg) ; Lofn linna bings, IV, 5 (la déesse de la toile du lit = ead.) ; hvessir brodda, IV, 5 (celui qui aiguise les pointes des épées = le guerrier, l’homme) ; knífr góma, IV, 6, skiómi góma, I, 1 (le couteau, l’épée des palais = la langue) ; knífr orda, I, 18, (le couteau des paroles = la langue) ; saer Gauts varra, 1, 56 (les flots des lèvres d’Odin = la poésie, le chant) ; Fáfnis vádi, IV, 55, orms naud, III, 61 (la détresse du serpent = l’hiver) ; vonda vafs pin, IV, 40 (la torture de la couverture des eaux, c. à. d. de la glace = le printemps) etc. etc.


  1. Bibliographie : Jón Thorkelsson, Om Digtningen paa Island i det 15. og 16. Aarhundrede. Diss. doct. Kobenhavn 1888, pp. 116-182. — E. Kölbing, Beitrdge zur Kenntniss und kritischen Verwerthung der ülteren islândischen Rimurpoesie, pp. 137-242 des « Beitrage zur vergleichenden Geschichte der romantischen Poesie und Prosa des Mittelalters, unter besonderer Berücksichtigung der englischen und nordischen Litteratur ». Breslau 1876. Ce volume renferme, pp. 207-217, un chapitre spécial intitulé « Ueber die verschiedenen Bearbeitungen der Fridthjófssage ». — E. Mogk, Norwegisch-Isländische Litteratur, Kap. 8 (Grundriss der german. Phil. II2, pp. 722-730 : Die Rimurdichtung). — Ph. Schweitzer, Geschichte der altskandinavischen Litteratur. Leipzig 1885, pp. 155-166. — L. Larsson, Sagan ock rimorna om Fridthjófr hinn fraehni, utgivna for « Samfund til Udgivelse af gammel nordisk Litteratur ». Kobenhavn 1893. Introduction, pp. xxxii-li ; pp. 92-134 : Fridthjófs rimur ; pp. 134-151 : Anmärkningar (Annotations) till Fridthjófs-rimur ; pp. 150-158 : Omskrivningarna (périphrases) i Fr.-rimur. — W. Calaminus, Zur Kritik und Erklärung der altnordischen Frithjofssage. Diss. Jena 1887, pp. 41-45. — E. Kolbing, Flóres saga ok Blankiflúr. Halle 1896, p. vi et suiv.
  2. Cf. E. Kolbing, Ueber den mansöngr in den isländischen rímur (op. c. pp. 143-159). — Th. Möbius, Vom isländischen mansöngr (Zeitschrift fr deutsche Philologie. Erganzbd, p. 42 et suiv.).
  3. Publ. par O. L. Jiriczek, Breslau 1894.
  4. Publ. par E. Kölbing, Beiträge etc. pp. 234-240.
  5. Les ouvrages de Wisén et de Pálsson font partie, comme celui de Larsson, de la belle collection « Samfund til utgivelse af gammel nordisk litteratur », publiée à Copenhague (S. L. Möller) depuis 1880 avec la collaboration de la plupart des Scandinavistes de renom.
  6. C’est le cas pour un grand nombre de rímur, telles que les Skald-Helgarímur, les Sörlarímur, les Rímur Gríms ok Hjálmárs, les Klerkarímur etc. etc. (Cf. Kölbing, Beiträge…)
  7. Par exemple les Hjálmtérs rímur ok Ölvers, les Ánsrímur bogsveigis de Sigurd blindi (Cf. Kölbing, op. c. pp. 187 et 200).
  8. Entre autres les Fridtjófs rímur. Kölbing et Calaminus, dans les ouvrages cités plus haut, ont minutieusement étudié les rímur de Fridthjof à ce point de vue et ont établi entre elles et la saga une série de rapprochements du plus haut intérêt.