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La Sagesse qui rit/III

La bibliothèque libre.
Paris, Éd. du monde moderne (p. 69-109).


CHAPITRE III


Histoire de la Sagesse
dans l’Antiquité

Que sagesse morale et calculs politiques soient d’irréconciliables ennemis, Machiavel et les politiques de son école ne sont pas seuls à l’avoir compris. Les sages ne l’ont pas ignoré non plus. Pour la plupart des sages anciens, le seul précepte général est l’obéissance à la nature ; son premier corollaire, le mépris de tout ce qui est politique ou civique, l’indifférence aux gouvernements, aux lois et aux coutumes, la haine ou le dédain pour la cité.

Dans la recherche scientifique, Héraclite, Empédocle, Parménide, Démocrite, Anaxagore distinguent déjà entre la nature et la coutume, entre la vérité et la représentation humaine. Les sophistes, bientôt, appliquent cette distinction au domaine pratique : au nom de la nature, ils méprisent les mœurs et les lois. Hippias, aux Mémorables de Xénophon, conteste que les lois, qui changent si souvent, soient plus respectables pendant que la cité cherche à les imposer qu’avant de paraître utiles aux citoyens ou après qu’ils les ont reconnues nuisibles. Il réserve le titre de lois naturelles à celles qui sont partout également admises ; mais peu de lois positives présentent ce caractère universel. Celles qui ont cours partout et toujours viennent des dieux et Hippias s’incline devant elles. Combien d’autres, temporaires ou locales, ne méritent que le sourire ou le haussement d’épaules, cette interdiction de l’inceste, par exemple, qui, on ne sait pourquoi, existe chez tel peuple, non chez tel autre. — Dans le Protagoras de Platon, ce même Hippias dit que la loi contraint les hommes, comme un despote, à beaucoup de gestes contraires à la nature.

Il ne serait pas difficile de multiplier les exemples et les textes.

Les sophistes généralement ne sont pas considérés comme des sages. Nous ne les connaissons que par des attaques et des réfutations ; c’est à travers des réquisitoires qu’il faut deviner leur vrai caractère. Mais n’est-ce pas le sort de tous les ennemis des lois d’être bientôt incompris ? La plupart sont calomniés et ignorés. Les très grands, surtout si leur mort fut pathétique comme la passion de Socrate ou de Jésus, risquent d’être utilisés par les organisations postérieures.

Le révolutionnaire vaincu est toujours vilipendé aux mensonges solennels de l’histoire. Catilina vainqueur nous apparaîtrait-il aussi noir et Cicéron vaincu aussi radieux ? Pourtant on serait moins injuste envers le Consul. Même battu, le champion du parti aristocratique garde de nombreux défenseurs : écrivains aristocrates ; écrivains singes d’aristocratie et qui grimacent des opinions de bonne compagnie ; écrivains mercenaires et qui savent où est l’argent. Si Pharsale avait tourné autrement, César aurait une plus mauvaise presse[1] que Pompée. Or l’individualiste est un révolutionnaire battu d’avance sur le plan matériel. On change une loi ou un gouvernement ; on ne supprime pas toute loi et tout gouvernement. En outre, l’individualiste a contre lui tous les partis et non pas seulement, comme le démocrate, le parti qui, par ses richesses, sa naïve infatuation, ses mensonges intéressés et la servilité des historiens, réussit le mieux à déshonorer ses adversaires. L’ennemi des lois a donc renoncé à ce que les imbéciles et les lâches appellent son honneur. S’il se reste fidèle à lui-même, s’il ne se vend pas un jour — pardon ! on ne dit plus : se vendre, on dit : s’adapter ; ou on dit : passer de l’autre côté de la barricade ; ou on dit : changer son fusil d’épaule — il sait qu’il sera calomnié aussi longtemps qu’on se souviendra de lui ou qu’il sera adapté après sa mort.

J’accueille avec un sourire sceptique tout ce que l’histoire, prostituée aux puissants, aux riches et aux vainqueurs, me raconte sur les ennemis des organisations sociales.

Il est probable qu’il y eut dans la sophistique beaucoup de mélange. Les doctrines illégalistes n’attirent pas seulement ce qu’il y a de meilleur. Avec les hommes que la noblesse de leur pensée et de leur vie met au-dessus des lois, il y vient plusieurs êtres que des instincts bas et une basse pratique mettent au-dessous. Le grand nombre préfère, plus profitable et moins dangereux, le mensonge de la soumission apparente. Quelques-uns éprouvent des besoins d’ostentation et de brutale vantardise. Ils se font philosophes pour être glorieusement leurs propres avocats ; au lieu de chercher dans la raison un guide pour leur conduite, ils cherchent des raisons pour justifier leur conduite et louer ce qu’ils font. Il faudrait donc, pour être juste, distinguer entre les sophistes et les étudier l’un après l’autre. Œuvre difficile quand on n’a que des documents hostiles et qui précisément s’appliquent à confondre le meilleur avec le pire. Mais ceux qui, sur la foi des anciens ou de nos manuels, condamnent tous les sophistes et cependant professent quelque respect pour Socrate sont priés de se rappeler que Socrate tenait en grande estime le sophiste Prodicos et lui envoyait des disciples.

Qu’ils sachent aussi que, malgré la ridicule orthodoxie historique, Socrate est un sophiste. Jusqu’à sa mort, tous ses contemporains le considèrent comme tel, non pas seulement Aristophane et le parti aristocratique. Les dialogues de Xénophon et de Platon paraissent singulièrement fausser la pensée socratique. Ces ennemis des sophistes se sont appliqués à séparer leur maître de compagnons qui leur déplaisaient et qui leur paraissaient compromettre une mémoire vénérée. Parmi la réprobation, la méprisante curiosité, la crainte de se commettre, la crainte aussi d’être battu et ridiculisé par des jouteurs trop redoutables, les sophistes, discutaient surtout entre eux. Socrate était le plus habile, celui qui presque toujours triomphait de l’adversaire. Du raisonneur qui avait vaincu tant de sophistes, on fit facilement un ennemi de la sophistique.

Malgré le peu de renseignements positifs sur ces philosophes dont le nom même est devenu une injure, il semble établi qu’ils étaient d’accord sur un seul point : la distinction entre la coutume et la nature, la condamnation des coutumes et des lois au nom de la nature. Il est difficile de ne pas reconnaître une forme de cette doctrine dans la distinction socratique entre « les lois écrites » et « les lois non écrites » et dans la proclamation de la supériorité des dernières.

Dès sa source historique, l’individualisme se partage en deux ruisseaux qui deviendront deux fleuves puissants, tantôt rapprochés, plus souvent éloignés. Sous le mot nature, les sophistes mettent déjà, avec une conscience plus ou moins claire, deux sens différents. Pour le Calliclès que nous fait connaître Platon, la nature est l’ensemble de nos instincts et de nos appétits ; parmi nos instincts, Calliclès, comme plus tard Hobbes ou Nietzsche, distingue surtout la soif de dominer. D’autres cependant, proches de Socrate, prennent déjà le mot nature dans une signification que j’appellerai anachroniquement stoïcienne et réservent ce nom à la raison. Protagoras déclare que la nature a donné à tous les hommes le sens du juste et de l’injuste ; — Alcidamas dénonce comme contraire à la nature la différence légale entre l’esclave et l’homme libre ; — au nom de la nature, Lycophron condamne la distinction entre les diverses classes de citoyens. Les sophistes ébauchent donc les deux grands individualismes : l’individualisme de la sensibilité et l’individualisme de la raison. Rien chez eux ne fait pressentir le délicat subjectivisme d’Épicure, mais ils présentent déjà, à côté de l’individualisme de la volonté de puissance, une forme intéressante de l’individualisme de la volonté d’harmonie.

Le premier grand nom de la sagesse est le nom de Socrate. Je néglige volontairement les Sept Sages. Il y a de tout dans ce bizarre assemblage. Des tyrans, et cruels, comme Périandre. Des savants, comme Thalès. Un seul vrai sage peut-être, Bias. La plupart auraient leur place dans une histoire de l’habileté plutôt que dans une histoire de la sagesse. Avant qu’épicuriens et stoïciens aient donné au nom de sage une noble signification, les Grecs, amis de la ruse, confondent volontiers. Si, dans les temps légendaires, ils font protéger un homme par la déesse de la sagesse, cet homme est « le subtil Ulysse », sage à peu près comme, dans notre moyen âge, Renart-le-Goupil.

Connaissons-nous l’illustre accoucheur d’esprits mieux que les autres sophistes ? Nous ne le connaissons pas, lui, par ses ennemis, car nul ne prend les Nuées au sérieux. Il est peut-être pire de le connaître par deux disciples infidèles.

L’impérialiste Xénophon rêva toujours d’un chef puissant qui unirait tous les Grecs pour les conduire à la conquête de l’Asie. Ce soldat au style élégant mais à l’intelligence pauvre, cet Athénien que son goût pour la discipline rendit Spartiate, cette manière de prophète d’Alexandre n’était guère fait pour comprendre une pensée individualiste.

Platon aurait pu comprendre. Mais il avait d’autres préoccupations. « Que de choses ce jeune homme me fait dire auxquelles je n’ai jamais pensé ! » s’écriait Socrate. Combien plus librement Platon dut déformer Socrate disparu. Comme il dut le rendre platonicien. Or l’auteur des Lois se laisse entraîner par ses facultés mathématiques et son génie architectonique à la manie législatrice. Xénophon et Platon appartiennent au parti aristocratique et laconien, Socrate sut réunir contre lui tous les partis. Le Socrate de Xénophon et de Platon aurait été l’allié, non l’adversaire d’Aristophane ; et, en effet, Platon, au Banquet, fait de ces deux ennemis, deux amis. On ne comprendrait pas pourquoi les Trente auraient poursuivi d’une haine implacable cet ingénieux et utile aristocrate. En vérité, les Dialogues et les Mémorables sont des romans à thèse à travers quoi il faut deviner le vrai Socrate[2].

Malgré les tendances aristocratiques des disciples, dès qu’on regarde d’un peu près, on distingue en Socrate un ennemi de la populace d’en haut comme de la populace d’en bas, un railleur de toute politique. S’il irrite les démagogues par son opposition dans le procès des généraux, il refuse aux trente tyrans de leur livrer Léonte de Salamine. Il raille le démocratique tirage au sort des magistrats ; mais les Trente ne lui paraissent pas supérieurs aux élus de la fève : il les compare à des bouviers qui chaque soir ramèneraient à l’étable un troupeau moins nombreux et plus maigre. Il est l’indépendant qui proclame sa conscience, non les conventions de droite ou les conventions de gauche.

Toutes les paroles authentiques de Socrate sont des paroles individualistes. « L’ordre qui s’appuie sur la contrainte, non sur la persuasion, je l’appelle tyrannie, je ne l’appelle pas loi. » Sa sagesse est indépendante de toute politique, puisque à ces « lois écrites » auxquelles, lorsqu’il parle strictement, il refuse le nom de lois, il oppose les lois véritables, les « lois non écrites » ; puisque tout ordre qui s’accompagne d’une sanction artificielle lui paraît perdre le droit de s’appeler loi. Elle semble indépendante de toute théologie, si nous admettons, comme il est vraisemblable, que le démon intérieur qui l’arrête souvent au bord de l’action n’est que sa conscience, promulgatrice des lois non écrites. Dans l’Eutiphron, il exprime le plus profond mépris pour les prêtres et pour les cérémonies. On connaît de quel dédain il couvre les hommes qui demandent aux oracles ces conseils qu’on doit tirer de soi-même.

On a beaucoup discuté sur le procès de Socrate comme sur celui de Jésus[3]. Malgré l’apologie légaliste de Xénophon, il semble indéniable que Socrate désobéissait aux lois religieuses de son temps. Et ne corrompait-il pas la jeunesse, l’insolent qui enseignait à raisonner, non à obéir ? La condamnation de Socrate, comme plus tard celle de Jésus, semble irréprochable légalement. L’homme de bonne foi doit choisir : mépriser Socrate et Jésus ou mépriser la Loi qui les assassina. Je distinguerai entre les lois d’alors et celles d’autres siècles quand on m’aura montré un code où nulle innocence naturelle ne se transforme en culpabilité légale.

Le procès de Socrate est un des épisodes les plus illustres de la lutte éternelle entre la conscience individuelle et l’État. Comme toujours, l’État est vainqueur sur le plan matériel. Comme toutes les fois que le champion individualiste est un héros, la conscience est victorieuse sur le plan moral. Ne nous illusionnons pas touchant la nature et la portée de cette dernière victoire. Elle reste tout intérieure et les échos qu’on en croit entendre dans l’histoire sont des menteurs. Socrate et Jésus sont réhabilités, aux yeux officiels, parce qu’on a déformé leur pensée jusqu’à la rendre semblable à la pensée officielle. Tout grand martyr individualiste a des disciples avisés qui socialisent la victime de la société. Platon, législateur qui conseille aux magistrats le mensonge et la ruse, ose, au long mensonge qui s’appelle le Criton[4], mettre dans la bouche de Socrate, ennemi des « lois écrites » et de leurs brutales sanctions, une lyrique apologie du code athénien.

Cette socialisation des gloires individualistes trop éclatantes pour qu’on les puisse éteindre et trop hautes pour qu’on les puisse salir n’est-elle pas une loi de l’histoire ?… Jésus, partisan de l’adoration en esprit et en vérité, ennemi des cultes réguliers, des clergés et des organisations religieuses sera exploité par la plus organisée et la plus extérieure des religions. Les stoïciens, dont quelques-uns furent si purs et de col si roide, auront, dans les jurisconsultes romains, des fils effroyablement infidèles et inconséquents. Ces pillards du Portique multiplieront les lois positives pour réglementer l’esclavage et quelques-uns écriront, comme Ulpien : Quidquid principi placuit legis habet vigorem, « Toute volonté du prince a force de loi ».

« Connais-toi toi-même » paraît le premier conseil utile de l’individualisme. L’erreur de Socrate — si Platon est fidèle dans cette partie de l’exposition — est de croire que c’est le seul précepte, qu’il suffira à tout, que la connaissance entraîne nécessairement la vertu, que dès qu’on voit clair on marche droit et que me connaître c’est me réaliser. L’erreur de Socrate, c’est de ne pas remarquer que ma connaissance de moi-même et de mon bien n’est qu’une des forces qui habiteront en moi, que cette force aura à lutter contre d’autres et que seule une volonté sans défaillance me donnera la victoire.

Socrate commet une autre erreur s’il croit que toute science dort en nous et que nous pouvons réveiller dans notre souvenir la connaissance des choses aussi bien que la connaissance de nous-même. Mais le Ménon, dialogue où il fait découvrir à un ignorant, par des moyens faussement maïeutiques, la mesure du carré construit sur l’hypothénuse, est sans doute une ingénieuse fantaisie de Platon[5].

Le Connais-toi toi-même signifie probablement pour Socrate : « Ne t’inquiète pas des connaissances extérieures. Les carrés et les hypothénuses ne peuvent rien pour ton bonheur, ni les dieux ou les astres ». C’est ce qui donne sens et plénitude à la parole magnifique de Cicéron : « Socrate fit descendre la philosophie du ciel sur la terre ». Socrate a-t-il dit un jour que nous trouvions en nous toute connaissance ? Alors, je soupçonne qu’il a voulu dire toute connaissance nécessaire. Pour le sage Socrate, nous trouvons en nous la connaissance des « lois non écrites » de l’action. Le métaphysicien Platon croit nous y faire découvrir aussi les lois mathématiques ou physiques. Socrate ne semble pas homme à s’égarer dans ces vastes rêves et à tituber dans de telles ivresses. Devant les curiosités inutiles au bonheur, il répète en souriant : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ».

Après la mort de Socrate, des disciples plus fidèles que Xénophon l’impérialiste ou Platon le métaphysicien restent tournés vers la sagesse pratique et continuent les deux grands courants individualistes. L’individualisme de la sensibilité est proclamé par les cyrénaïques ; l’individualisme de la raison et de l’effort par les cyniques. Mais cyrénaïques et cyniques, encore que les deux écoles doivent durer, nous apparaissent surtout comme des transitions ; ils ébauchent deux doctrines plus complètes et mieux équilibrées : l’épicurisme et le stoïcisme.

Le premier des cyniques est un enfant naturel. Il enseigne dans le Cynosarge, lieu dédié au grand bâtard Hercule et consacré à l’activité des bâtards. Ils y avaient leur temple, leur gymnase, leur tribunal ; Antisthène y établit leur philosophie. Son disciple le plus célèbre, Diogène, est un faux monnayeur, un condamné de droit commun, un exilé, un mendiant, un esclave. Leur doctrine est une réaction, parfois trop brutale dans la forme, contre l’aristocratisme de Platon et des autres disciples infidèles.

Ces hommes que leur situation mettait au ban de la société civile furent des ennemis souvent conscients de la cité et des lois positives.

« Je suis citoyen du monde », disait Diogène après Socrate. Il ajoutait : « Je ne connais qu’un gouvernement digne d’admiration, le gouvernement du Cosmos ». Les paroles et la vie des cyniques n’expriment que mépris pour les distinctions artificielles et légales. La plupart ne demandent les médiocres ressources nécessaires qu’à une mendicité joviale et un peu brusque. Tous montrent qu’il n’y a aucun rapport entre le mérite civique et le mérite éthique. Ils ne placent pas la vertu dans la connaissance, comme le Socrate des Dialogues, mais dans la force de souffrir les privations et dans l’indépendance de tout ce qui est coutume ou loi écrite. S’ils renoncent aux biens matériels, c’est surtout parce que le tyran, homme ou loi, dispose de ces biens et, par le désir et la crainte, asservit quiconque s’en préoccupe. Ce renoncement, cette purgation de toute crainte et de tout désir, apparaît au cynique le seul chemin qui conduise à la liberté. Il raille toutes les chaînes sociales : patrie, famille, propriété, et jusqu’à l’honneur, « ce vain bavardage des fous ». Diogène, en pleine guerre, parodie l’activité patriotique : pour n’être pas seul à ne rien faire, il roule, dans Corinthe assiégée et trépidante, le bruit de ses rires et de son tonneau.

Par leurs violentes attaques contre la cité et son artifice, en montrant des philosophes parmi les mendiants et les esclaves, ils heurtent de front les préjugés antiques et quelques mensonges peut-être éternels[6].

Les stoïciens apparaissent d’abord comme des cyniques moins âpres dans la forme. En outre, ils complètent la vertu cynique en ajoutant à la force morale et à l’indépendance de la pensée et du geste le sentiment de la fraternité humaine. La vaste « charité du genre humain » est, en Occident, une découverte des stoïciens. Même les plus infidèles et les plus superficiels d’entre eux, les jurisconsultes, n’oublient pas, dans la théorie, les préceptes d’amour et de liberté. « La société repose sur un certain droit de fraternité », dit Ulpien. Et les Institutes affirment, comme un traité de philosophie : « La servitude est un état contre nature ».

Une doctrine qui a du succès finit par être utilisée par quelque parti politique, et déformée. La lutte des cyniques et des stoïciens contre la Cité devient, chez les hommes « pratiques », la lutte contre une certaine forme de cité. La société ancienne reposait sur la liberté politique et l’esclavage civil. Les jurisconsultes s’appuient sur deux fondements contraires : pouvoir absolu et principe de l’égalité naturelle.

Mais les purs philosophes ne mettent leur confiance en aucune forme de gouvernement et en aucune organisation sociale. La Cité est toujours méprisable à leurs yeux parce que toujours elle écrase de façon ou d’autre l’individu ; parce que toujours elle divise hostilement la grande famille humaine. Par leurs paroles et par leurs exemples, les vrais stoïciens affranchissent l’homme de la tyrannie de l’État. Ils élargissent, jusqu’à lui faire embrasser l’humanité, l’étroite fraternité civique. Pour eux, tous les hommes sont frères, non plus seulement les quelques hommes de loisir et de privilège nés sur le même sol.

Le stoïcisme n’est pas uniquement, comme le cynisme, une attitude morale. C’est un vaste système et solidement construit. Les stoïciens résistèrent jusqu’au bout aux attaques des sceptiques et ils furent les derniers des dogmatiques anciens. Chez eux, comme chez les autres philosophes, ce qui n’est pas sagesse pratique devient, en quelques siècles, simple objet de curiosité et amusante érudition. C’est leur éthique seule à quoi je m’intéresse.

Zénon de Cittium, fondateur de la doctrine, et Ariston de Chio, le plus brillant de ses disciples immédiats, résumaient leur sagesse dans la formule : « Vivre harmonieusement ». Cléanthe, premier successeur de Zénon, l’abandonne déjà pour se rallier à la formule cynique : « Vivre harmonieusement à la nature ». Ce n’est que la systématisation autour de cette dernière formule que nous connaissons par des fragments nombreux et des textes étendus.

D’après ces documents, l’homme, comme tous les autres êtres, n’est que le développement de son principe, de sa raison séminale. Dans les êtres inanimés, ce principe se borne à contenir les diverses parties dans un ordre constant ; il est une habitude. Dans le vivant, il est une cause génératrice, une source de vie, une nature. Dans l’animal, il est en outre appétit, tendance et désir. Dans l’homme, il est essentiellement raison et volonté.

L’être, dès sa naissance, recherche tout ce qui est approprié à sa constitution, fuit ou repousse ce qui y est contraire. Il tend au maintien de son être. Il y parvient par une série d’opérations convenables ou fonctions. Dans la plante, les seules fonctions sont celles de nutrition et de reproduction. Dans l’animal, aux fonctions végétatives s’ajoutent sensation et locomotion. L’homme, outre les opérations végétatives et animales, exerce les fonctions de la raison : acquisition du savoir, tempérance et courage. Par elles-mêmes, ces fonctions naturelles, ces premières choses conformes à la nature, sont indifférentes. Elles n’acquièrent de valeur que comme moyens appropriés à une fin plus élevée, qui est l’ordre, l’harmonie et la beauté de ces fonctions. Cette harmonie, cette beauté, cet ordre, but de la vie, les stoïciens l’appellent les secondes choses conformes à la nature, les secondes fins de la nature.

Tous les actes de la vie sont la matière de la vertu ou du vice. La vertu réside uniquement dans la forme, c’est-à-dire dans la volonté qui, tendue à travers les actes, fait leur unité et leur harmonie.

Le sage se suffit à lui-même. Mais la société est naturelle et elle offre à la forme du sage une riche matière. Qu’il se souvienne seulement que la société qui est naturelle est celle qui unit entre eux tous les hommes. C’est l’homme, non le citoyen, que j’aime naturellement. « L’homme est par nature ami de l’homme. »

Ainsi l’éthique stoïcienne est indépendante de toute politique.

Est-elle indépendante de toute métaphysique ?

Dogmatique et systématique, le stoïcien a une tendance à rapprocher l’homme et le monde. Pour lui, il y a un Dieu dans le monde comme il y a une vertu dans le sage. Certes, il n’a pas la naïveté de concevoir le divin comme une personne. Dieu ou la vertu, c’est l’effort interne qui produit l’harmonie, c’est la loi en travail qui fait de l’univers, comme du sage, une beauté, un ordre, un cosmos. Aussi le stoïcien aime et adore la loi cosmique. La résignation, ou plutôt le consentement joyeux et admiratif aux nécessités naturelles est un des aspects de la vertu. L’hymne de Cléanthe proclame : « Rien ne se fait sans toi sur la terre, ô Dieu, rien dans le ciel éthéré, rien dans la mer, rien, hors les crimes que les méchants commettent dans leur folie. Par toi, ce qui est excessif rentre dans la mesure, la confusion devient ordre et la discorde, harmonie. Tu fonds de telle sorte ce qui est bien avec ce qui ne l’est pas qu’il s’établit dans le tout une loi unique, éternelle, que les méchants, seuls, abandonnent et méprisent ».

Si les stoïciens construisent leur monde et leur sage sur le même modèle, s’ils voient Dieu comme une vertu cosmique et la vertu comme un Dieu qui siège dans le cœur de l’homme, au moins leur éthique reste pure de sanctions extérieures. Chrysippe dit : « Ce n’est pas un bon moyen de détourner les hommes de l’injustice que la crainte des dieux. Tout ce discours sur les vengeances divines est sujet à beaucoup de controverses et de difficultés. Il ne diffère guère de ces contes sur Acco et Alphitto[7], par quoi les nourrices empêchent les enfants de mal faire ».

La grande doctrine morale du stoïcisme est la doctrine des choses indifférentes. Tout ce qui ne dépend pas de moi, si je suis stoïcien, je l’appelle indifférent. Malgré les querelles qu’on a faites au Portique à ce sujet, c’est mon droit, puisqu’on s’accorde à reconnaître que « les définitions sont libres ». C’est peut-être habileté et noblesse : cette définition est une des forces qui m’entraîneront et me soutiendront. Ces choses que, par un acte d’abord plus volontaire qu’intellectuel, je proclame indifférentes, je parviendrai peu à peu à me les rendre indifférentes en effet. Ma définition indique d’abord un but à réaliser ; elle dira de plus en plus, si je le veux, une réalité subjective.

Les choses qui dépendent de moi sont mes opinions, mes désirs, mes inclinations, mes aversions, en un mot toutes mes actions intérieures.

Les choses qui ne dépendent pas de moi sont le corps, les richesses, la réputation, les dignités, en un mot tout ce qui n’est pas au nombre de mes actions intérieures[8].

On voit que le stoïcisme est une philosophie socratique : le « connais-toi toi-même » est à sa base. La sagesse, effort pour réaliser tout le bien qui dépend de moi, indifférence pour ce qui n’en dépend pas, s’appuie sur une critique de la volonté. Le savant positiviste, pour donner toute son intelligence au connaissable, se désintéresse de l’inconnaissable. Le stoïcien, pour utiliser tout son effort avec efficacité, se désintéresse de l’impossible. Le stoïcisme est un positivisme du vouloir[9].

Le « Connais-toi toi-même » est, depuis Socrate, le point de départ de tout individualisme un peu méthodique. À la question : « Que suis-je ? » deux réponses principales ont été faites : « Je suis un homme » ou « Je suis un vivant ». Pour les stoïciens, je suis et surtout je m’efforce d’être une harmonie ébauchée par la nature et que ma volonté rendra plus belle, plus « sphérique ». Cette harmonie, telle que la comprennent Zénon, Cléanthe et Epictète ne saurait être réalisée, perfectionnée et conservée que par la raison et par l’effort continu pour faire dominer en moi la raison, faculté proprement humaine.

Mais les individualistes sont nombreux qui, au lieu de proclamer : « Je suis un homme », proclament : « Je suis un vivant ». Ceux-là même se divisent dès qu’ils se demandent : « Qu’est-ce qu’un vivant ? Qu’est-ce qui est le plus profond et le plus important chez le vivant ? »

Je suis un vivant, c’est-à-dire, d’après Calliclès, Hobbes et Nietzsche, une aspiration à la domination ; d’après Aristippe et Épicure, une aspiration au plaisir.

Si j’aspire à la domination, ma sagesse se confondra avec ma politique ; mon individualisme d’un instant ne tardera guère à se préoccuper des autres hommes. Il est probable que, pour me les soumettre, je me soumettrai, au moins en apparence, à leurs préjugés. J’aboutirai à un petit ou grand machiavélisme. Je serai, selon mon génie ou mon courage, telle petite ordure sans nom ou Napoléon, cet Himalaya d’infamies. Ma vie, ruse et mensonge, sera une longue comédie qui risquera de contenir quelques éléments abominablement tragiques, quelques « cruautés bien employées ». Mon ironique morale sera celle du cruel Octave et de l’adroit Auguste. Heureux, je demanderai à mes amis, sur mon lit de mort, d’applaudir une farce savante. Mais le succès est rarement durable ; il y a des chances plus grandes pour que, comme César Borgia et Napoléon, je meure dans le désespoir.

Si je crois que je suis surtout une aspiration au plaisir, l’exemple des cyrénaïques et plus encore celui des épicuriens grecs montre que je puis arriver, comme les stoïciens, à un noble individualisme d’harmonie.

Autant que de ce qui est écrit sur les sophistes, il faut se méfier de ce qui est écrit sur Aristippe et sur Épicure. L’épicurisme a fleuri en larges communautés plus de sept siècles. Il a toujours été considéré avec hostilité par le peuple, par les gouvernements, par les religions successives et même par beaucoup de gens qui se croyaient philosophes. Cicéron exprime une opinion fort commune quand il déclare aimablement que l’épicurisme relève de la répression légale plus que de la discussion philosophique. L’épicurisme est la plus calomniée parmi les doctrines qui ont duré.

Aristippe, qui est, en éthique, le grand précurseur d’Épicure, est un disciple direct de Socrate, mais il avait écouté d’autres sophistes. Xénophon nous le montre discutant hardiment contre son dernier maître. Pour lui, les idées de justice, d’honneur et de honte n’ont rien que d’artificiel. Le philosophe doit devenir étranger à son temps et à son pays, éviter avec le même soin de commander et d’obéir, agir toujours comme s’il n’y avait pas de lois écrites.

Aristippe se cherche lui-même et son plaisir. Il affirme que le plaisir est un fait positif et que tous les plaisirs sont égaux. Mais prenons garde. Plusieurs sont mêlés de douleur ou suivis par la douleur. La sagesse, qui consiste uniquement à savoir choisir, comprend deux parties : intelligence et maîtrise de soi.

Aristippe croit impossible de découvrir les causes naturelles. D’ailleurs, la sagesse de la conduite lui paraît seule mériter qu’il y applique sa puissance intellectuelle ; il n’en veut rien distraire pour des recherches à la fois inutiles et inefficaces. Quelques anecdotes, qui probablement ne sont pas toutes vraies, mettent surtout en lumière sa souplesse et son art souriant de se plier aux circonstances. Cependant il exigeait dans le sage l’accord de la parole et de la conduite et il sut, à l’occasion, montrer une fermeté narquoise.

Sa rare puissance d’ironie semble avoir surtout frappé ses subtils contemporains. À nos yeux, sa grande vertu est la maîtrise de soi, le don délicatement grec de la mesure. Il savait, sans presque jamais le blesser ou en le désarmant par le rire, parler avec une liberté malicieuse au roi sur qui il fondait sa cuisine. Des jeunes gens s’étonnant de le voir entrer chez une courtisane, il répondait : « La laideur n’est point d’entrer ici ; la laideur est de n’en point savoir sortir. » Son mot sur Laïs est célèbre : « Je la possède ; elle ne me possède point. » Malgré tous ses mérites, nous pardonnons difficilement à Aristippe d’avoir été une sorte de bouffon de cour[10] comme Diogène était une sorte de bouffon populaire.

De même que le cynisme ne se fondit pas dans le stoïcisme, il y eut longtemps quelques cyrénaïques en face de nombreux épicuriens. Tous se firent remarquer par la liberté de leur esprit. La netteté de ses opinions valut à Théodore d’être surnommé l’Athée. Il répétait volontiers : « Le monde est ma patrie. » Il disait encore : « Se sacrifier à la patrie, c’est renoncer à la sagesse pour sauver les fous. » — On sait les travaux d’Evhémère et leur hardiesse critique. — Un des plus célèbres cyrénaïques, Hégésias, fit dévier singulièrement la doctrine ; il employait une éloquence, qu’on nous affirme efficace, à pousser les hommes au suicide.

L’épicurisme, doctrine savamment équilibrée, compta des disciples innombrables, souvent groupés en communautés fraternelles. Plusieurs de ses « dogmes » sont encore utiles.

Il lui est dû dans l’histoire de la sagesse une place peut-être égale à celle du stoïcisme.

À le regarder superficiellement, l’épicurisme est un système complet, une explication de l’univers aussi bien que de l’homme. Vu de près, il est une sagesse indépendante et il n’est qu’une sagesse. Sa physique, négligemment empruntée à Leucippe et à Démocrite, n’a pour l’épicurien qu’une valeur libératrice : elle doit purger l’esprit de toute crainte religieuse, déblayer en quelque sorte le terrain sur quoi se construira le bonheur. Quant aux dieux, peu importe qu’Épicure affirme de bonne foi leur existence ou que soit juste l’accusation d’athéisme portée contre lui par les populaces païenne et chrétienne. Heureux et paresseux, négligents des choses humaines, épicuriens de l’Olympe qui s’inquiètent de nous aussi peu que l’épicurien du jardin s’inquiète de l’État, ses dieux sont indifférents au sage. Tout lien est coupé entre la conduite de l’homme et la théologie.

Autant que de toute métaphysique à conséquences morales, l’épicurien est affranchi de toute politique. Pour les fonctions civiques et les honneurs sociaux, cet homme libre professe le plus profond mépris. Épicure écrit avec dédain : « Le peuple n’approuve pas ce que je sais et ce que le peuple approuve, je l’ignore. » Dans une lettre à Idoménée, il recommande de ne se pas asservir aux lois et aux opinions reçues. Le plus cher de ses disciples, Métrodore, déclare : « Un homme libre peut avec raison se moquer de tous les hommes ordinaires, même des Lycurgue et des Solon. »

Cette sagesse si admirablement affranchie, la meilleure façon de me la rendre présente, c’est peut-être de la grouper autour d’un symbole que je lis dans Lucrèce mais qui, d’aspect classique, remonte sans doute aux origines de l’école.

Même, historiquement, la comparaison du cœur humain à un vase est plus ancienne ; on la trouve dans le Gorgias. Et il est vraisemblable que des sages antérieurs utilisaient en parabole éthique le mythe du tonneau des Danaïdes. Mais l’épicurisme en a fait un des chefs-d’œuvre et une des plénitudes du symbole.

Chez l’homme ordinaire, le vase a deux défauts : il est souillé et il est percé. Le sage est celui qui a su nettoyer le vase et en fermer le fond.

Ce qui entre au vase vulgaire est corrompu par diverses craintes. Nettoyer le vase, c’est purger son cœur de toutes ces inquiétudes. La physique nous apprend que rien n’arrive sans causes naturelles ; la théologie nous enseigne des dieux désintéressés et dont les heureux loisirs nous ignorent : par ces deux connaissances, nous voici affranchis de la crainte des dieux et de la terreur des enfers. Dès qu’on est délivré de la croyance à l’au-delà, un raisonnement très simple détruit la peur de la mort : la mort ne concerne ni le vivant ni le mort ; tant que je suis, elle n’est pas ; dès qu’elle est, je ne suis plus. — On se guérit de la crainte de la douleur en remarquant que, si la douleur est grave, elle est brève et que, si elle peut durer longtemps, c’est qu’elle est légère. Si gravis, brevis ; si longa, levis.

Cette dernière crainte est cependant la moins absurde. Un raisonnement, si ingénieux soit-il, ne suffit peut-être pas à la conjurer. Il faut en fermant le vase, noyer les rares douleurs inévitables dans l’abondance du plaisir et, finalement, les transformer en plaisirs.

Car le grand mal de l’homme vulgaire, c’est que son cœur n’est pas seulement un vase empoisonné, mais un vase sans fond, le tonneau des Danaïdes. Chez lui, tout plaisir s’écoule inutile. Nuisible souvent : cette eau de mer accroît la soif loin qu’elle l’étanche. Comment remédier à ce défaut et fermer le fond du vase ? Il suffit pour cela de connaître la nature de nos désirs.

L’analyse et la critique du désir sont peut-être ce qu’il y a dans l’épicurisme de plus admirable et de plus utile.

Épicure distingue trois sortes de désirs. Envers chaque espèce, l’attitude du sage sera différente.

Il y a des désirs naturels et nécessaires, comme la faim et la soif. Le sage les satisfait. Il supprime ainsi une douleur et un trouble. Ainsi il se donne des plaisirs qui sont souverains et inaugmentables. Ces besoins sont d’ailleurs peu exigeants et faciles à rassasier. L’eau et même le pain ne sont pas choses rares.

Il y a, en second lieu, des désirs naturels mais non nécessaires, celui, par exemple, de varier ses aliments. Le sage leur accorde négligemment ce qui se présente de soi-même. Il leur refuse ce qui demanderait quelque effort et ne permet pas à ces sourires naturels de devenir exigences et besoins artificiels. Incapables d’accroître le plaisir, ils le varient seulement. Cette diversité est d’un prix suffisant pour qu’Épicure accueille, aux jours de fête, les figues et le « fromage cithridien », non pour qu’il travaille et sue à se les procurer.

Enfin, il y a des désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires, le goût des honneurs ou de l’argent, par exemple. Ceux-là, il faut tout leur refuser, les détruire en nous par inanition. Car ils sont nos pires ennemis. Ils sont — quand les craintes de l’au delà, de la mort, de la douleur, ont disparu de notre cœur — nos seuls ennemis. Leur avidité est sans limites. Tout ce que tu leur accordes grandit leur force et leurs exigences. Nul bonheur n’est possible à qui reste esclave de ces odieux et ridicules besoins artificiels.

Il n’existe pas d’état indifférent. Pas de milieu entre le plaisir et la douleur. Ce prétendu milieu est le plus grand des plaisirs. Dès que mon corps ne souffre d’aucune douleur, mon esprit d’aucune agitation, je puis « disputer de félicité avec les dieux. » Je suis, en effet, à ces heures magnifiques, un être qui jouit de tout lui-même et de son eurythmique activité.

À l’origine, il n’y a de plaisirs que les plaisirs du corps ; des seules voluptés corporelles naissent les joies de l’esprit ; mais ces filles sont plus grandes que leurs mères. Le corps ne sent que l’instant présent ; l’esprit jouit du passé et de l’avenir. Quand le vase est sagement fermé, son trésor ne laisse perdre aucun souvenir heureux et j’y puis verser utilement mille prévisions joyeuses. Les voluptés ne passent et ne s’évanouissent que pour les insensés ; elles restent toujours présentes au sage. Son cœur est toujours plénitude. Par la mémoire et par l’espérance, le sage accroit l’intensité des voluptés présentes et il en efface d’une manière continue les inégalités. Tout ce qui tombe dans un tel vase y prend la saveur et l’odeur de ce qu’il contient. Versée dans cette immense douceur, une goutte d’amertume réussit à en relever le goût et à en augmenter la quantité. Et voici le sage définitivement affranchi de toute douleur. Nulle souffrance particulière ne troublera plus sa vaste, son unanime joie. Épicure mourant écrit à Idoménée : « C’est au plus heureux et au dernier jour de ma vie que je t’écris cette lettre. J’éprouve des douleurs de vessie et d’entrailles si vives qu’elles ne sauraient s’accroître. Mais tout cela est noyé sous la joie que verse à mon esprit le souvenir de mes dogmes et de mes découvertes. »

Ruisseau jeté dans l’océan du plaisir constitutif, la douleur n’existe plus pour le sage. Épicure disait : « Même sur un bûcher, je m’écrierais : Quelles délices ! »

Écarter les obstacles qui s’opposent à la pureté, à la continuité et à la plénitude du plaisir ; ne craindre ni la mort qui anéantit tout sentiment ni la divinité qui, si elle existe, ne se préoccupe point de l’homme ; mépriser la douleur, légère quand elle se prolonge, brève et destructrice d’elle-même quand elle est forte ; ne pas laisser échapper les voluptés passées, mais les retenir et les alimenter par un souvenir assidu ; engloutir et annihiler dans cet océan la petitesse ridicule du présent dès que le présent, isolé, serait souffrance : voilà la sagesse, voilà le souverain bien, voilà l’art subtil et délicat de l’épicurien.

L’épicurisme et le stoïcisme, nobles fleurs de Grèce, il faut éviter de les juger sur leurs déformations latines. Le Romain, politique incurable, déforme mécaniquement, dès qu’il y touche, toute doctrine individualiste. Son épicurisme est une philosophie de mauvais lieu ou un pessimisme éloquent. Son stoïcisme devient, sous les premiers Césars, une attitude d’opposition et plus tard, avec les jurisconsultes, un programme de réformes pauvres.

Il reste quelque beauté inquiétante, comme une lumière de reflet, sur ces gauches imitations. J’ai rencontré aux Institutes des déclarations de liberté et d’amour. Sénèque est fertile en formules ingénieusement ramassées qu’admire mon esprit. Plusieurs stoïciens politiques indignent Tacite par l’inutilité, c’est-à-dire précisément par la noblesse, de leur « mort ambitieuse ». Mais jamais Romain ne nous donne la joie de cette harmonie parfaite où l’héroïsme ne se roidit plus en effort. Seuls les Grecs semblent avoir réalisé, dans leur grâce simple, la vie et la mort philosophiques. Les meilleurs des Romains restent toujours un peu des philosophes de théâtre. Il suffit, pour saisir la différence, de comparer la mort souriante de Socrate et la fin de Thraséas, ostentatoire comme un dénouement de tragédie. La grandiloquence de Thraséas qui secoue le sang de ses bras en s’écriant : « Offrons cette libation à Jupiter libérateur » semblerait barbare à ces Grecs dont la vertu s’orne de sourire et de facilité. Quel charme fin et délicat aux derniers moments de Socrate ou de Zénon de Cittium. Les Muses sourient quand le premier, guéri de la vie, recommande : « N’oublie pas que nous devons un coq à Esculape »[11] ; quand le second se contente de répéter un vers d’Euripide : « Terre, tu m’appelles ; me voici. »

  1. Si bas que ce terme soit devenu, c’est à dessein que je l’emploie : il exprime avec exactitude le degré de confiance que mérite l’histoire officielle.
  2. Sur les mensonges, systématiques ou non, de Platon et de Xénophon, on trouvera d’abondants renseignements dans Les Véritables Entretiens de Socrate (passim.).
  3. J’ai tenté dans Les Véritables Entretiens de Socrate de retrouver la vraie pensée de Socrate, comme j’ai tenté dans le Cinquième Évangile de retrouver la vraie doctrine et la véritable évolution de Jésus.
  4. Tout est mensonge ou équivoque dans le Criton. Ce n’est même pas Criton qui prépara la fuite de Socrate et essaya de le persuader. C’est Eschine. Mais, Eschine étant l’ami d’Aristippe que Platon détestait, Platon n’hésita pas à lui voler sa gloire pour en couronner quelqu’un qu’il aimait. — Au second chapitre du livre IV des Véritables Entretiens de Socrate, j’ai essayé de corriger socratiquement le Criton et de reconstituer le vrai dialogue dans la prison. Au chapitre précédent, j’ai tenté de faire prononcer par Socrate une apologie vraiment socratique.
  5. Aux Véritables Entretiens de Socrate, j’ai reconstruit le Ménon de façon plus socratique (livre premier, chapitres X et XI).
  6. Malgré le titre que je leur ai donné, Les Paraboles cyniques s’écartent quelquefois de ce qu’on pourrait appeler le cynisme orthodoxe. Je m’en éloigne encore davantage dans Les Voyages de Psychodore. Si je créais un personnage au lieu d’adopter un philosophe connu, c’était, en effet, pour rester libre d’inventer aussi dans la doctrine. Psychodore, précurseur de Zénon de Cittium, me paraît cependant vraisemblable à l’époque et dans le milieu où je l’ai placé.

    L’action du Père Diogène se passe de nos jours. Ce que le héros dit du cynisme est exact. Mais on devine que, dans le milieu actuel, il ne réussit guère, malgré ses efforts, à réaliser sans déformations l’ancienne vie cynique.

    On trouvera le profil du vrai cynique dans Les Véritables Entretiens de Socrate. Je présente le livre comme traduit d’Antisthène. Je me suis appliqué, naturellement, à conserver à l’auteur supposé son caractère, sa pensée et son rythme de pensée.

  7. Sortes de croquemitaines.
  8. Épictète, qui a le mieux exposé la doctrine des choses indifférentes, est le personnage central de Les Chrétiens et les Philosophes.
  9. Dans une très profonde et très subtile étude intitulée Individualisme et Personnalisme, (La Pensée Française, 8 juin 1925), le collaborateur et continuateur de Charles Renouvier, M. Louis Prat, soutient que la doctrine des stoïciens n’a rien d’individualiste puisque « ils donnent pour fondement à leur éthique une métaphysique » et puisque, pour eux, « ce n’est plus l’individu homme qui est la mesure des choses, c’est l’humanité ou, plus exactement, pour reprendre une formule stoïcienne, la raison universelle ».

    Si nous devions refuser le nom d’individualisme à toute éthique qui se mêle de vues métaphysiques et qui, à un moment ou à l’autre, affirme quelque chose d’universel, peut-être l’histoire ne nous offrirait-elle plus aucun individualisme. Nietzsche — en qui M. Louis Prat voit « le véritable héritier à notre époque de l’individualisme de Protagoras » — prétend découvrir ce qu’il y a de plus profond et de plus universel non point seulement dans l’homme et l’être raisonnable, mais dans le vivant. Vais-je demander à M. Louis Prat d’être rigoureusement conséquent avec lui-même et de retirer à Nietzsche aussi le diplôme d’individualisme ?

    Accorderai-je sans réserve ni hésitation que les stoïciens « donnent pour fondement à leur éthique une métaphysique ? » Je crois voir sur ce point quelque flottement dans l’école. Zénon semble donner raison à M. Louis Prat. Il compare la philosophie à un animal : les os et les nerfs forment la logique ; la chair est l’éthique ; l’âme, la métaphysique. Une autre similitude, très ancienne aussi dans l’école, mais j’ignore si elle vient de Zénon ou de Cléanthe, confirme cette vue. La philosophie est un jardin : la logique est la haie ; la métaphysique, la terre et les arbres ; la sagesse pratique, le fruit. Mais Ariston de Chio rejette la logique comme inutile et la métaphysique comme au-dessus de la portée humaine. Ariston — objectera justement M Louis Prat — est un hérétique. Il manifeste pourtant et exagère une tendance du stoïcisme. Épictète ne répète pas sans une manière de négligence les vues dialectiques ou physiques de Chrysippe et il exprime parfois directement son dédain pour tout ce qui n’est pas sagesse pratique. Chrysippe déjà rejetait les similitudes célèbres par quoi ses prédécesseurs illustraient les rapports entre les diverses parties de la philosophie et l’on pouvait, d’après lui, commencer indifféremment l’exposé de la doctrine par la canonique, la physique ou l’éthique.

    Dialectique et physique stoïciennes sont, à mes yeux, des curiosités archéologiques, j’use de l’autorisation que m’accorde Chrysippe et je commence mon exposition par l’éthique. Ensuite, j’écoute le conseil quelquefois explicite d’Épictète et je m’arrête avant d’étudier les inutilités.

    Il me semble que je souris trop en ce moment et avec une satisfaction d’avocat. Il sera plus équitable de faire à M. Louis Prat une importante concession. Vue d’ensemble, la doctrine stoïcienne (qui n’est plus que curiosité ) n’est peut-être pas individualiste. Mais certaine méthode stoïcienne, qui reste toujours utilisable, a bien ce caractère. Du stoïcisme je ne conserve guère que la volonté et l’art de me rendre, pendant les crises, « indifférentes toutes les choses qui ne dépendent pas de moi » c’est-à-dire, définit Épictète, « tout ce qui n’est pas du nombre de mes actions intérieures ». Mon amour, mon attention et mon effort portés uniquement sur « mes actions intérieures », voilà qui me paraît individualiste jusqu’au subjectivisme.

    La formule aussi me ravit par quoi Zénon manifeste une sagesse plus individualiste, plus subjectiviste et, si j’ose le dire, plus éloignée de la métaphysique que celle même des cyniques, qu’il faut entendre, reconnaît M. Louis Prat « dans un sens nettement individualiste ». Zénon me conseille « de vivre harmonieusement » et il repousse le complément cynique, « harmonieusement à la nature ».

    Mes classifications sont des instruments de travail. Historiquement et à considérer le monument complet, M. Louis Prat peut avoir raison. Mais je néglige ici les ruines mêmes magnifiques ; et le pavillon stoïcien encore habitable est bien individualiste et subjectiviste.

  10. Sur Aristippe, voir dans Les Paraboles cyniques, passim, et particulièrement La Lyre d’Orphée et Les Deux Rossignols. Voir aussi Les Véritables Entretiens de Socrate.
  11. Je ne crois pas exacte cette traduction, si j’ose dire, platonicienne. Mais le sourire grec y est conservé… Voir, à ce sujet, Les Véritables Entretiens de Socrate.